Les Paysans

Chapitre 8Les grandes révolutions d’une petite vallée

– Eh ! bien, maître Sibilet, disait le général à sonrégisseur le lendemain de son arrivée en lui donnant un surnomfamilier qui prouvait combien il appréciait les connaissances del’ancien clerc, nous sommes donc, selon le mot ministériel, dansdes circonstances graves ?

– Oui, monsieur le comte, répondit Sibilet qui suivit legénéral.

L’heureux propriétaire des Aigues se promenait devant la Régie,le long d’un espace où madame Sibilet cultivait des fleurs, et aubout duquel commençait la vaste prairie arrosée par le magnifiquecanal que Blondet a décrit. De là, l’on apercevait dans le lointainle château des Aigues, de même que des Aigues on voyait le pavillonde la Régie, posé de profil.

– Mais, reprit le général, où sont les difficultés ? Jesoutiendrai le procès avec les Gravelot, plaie d’argent n’est pasmortelle, et j’afficherai si bien le bail de ma forêt, que, parl’effet de la concurrence, j’en trouverai la véritable valeur…

– Les affaires ne vont pas ainsi, monsieur le comte, repritSibilet. Si vous n’avez pas de preneurs, que ferez-vous ?

– J’abattrai mes coupes moi-même, et je vendrai mon bois… ..

– Vous serez marchand de bois ? dit Sibilet qui vit faireun mouvement d’épaules au général, je le veux bien. Ne nousoccupons pas de vos affaires ici. Voyons Paris ? il vous yfaudra louer un chantier, payer patente et des impositions, payerles droits de navigation, ceux d’octroi, faire les frais dedébardage et de mise en pile, enfin avoir un agent comptable…

– C’est impraticable, dit vivement le général épouvanté. Maispourquoi n’aurais-je pas de preneurs ?

– Monsieur le comte a des ennemis dans le pays ?…

– Et qui ?

– Monsieur Gaubertin, d’abord…

– Serait-ce le fripon que vous avez remplacé ?

– Pas si haut, monsieur le comte !… dit Sibilet, macuisinière peut nous entendre…

– Comment ! je ne puis pas chez moi parler d’un misérablequi me volait ? répondit le général.

– Au nom de votre tranquillité, monsieur le comte, venez plusloin. Monsieur Gaubertin est maire de La-Ville-aux-Fayes…

– Ah ! je lui en fais bien mes compliments àLa-Ville-aux-Fayes, voilà, mille tonnerres, une ville bienadministrée ?…

– Faites-moi l’honneur de m’écouter, monsieur le comte, etcroyez qu’il s’agit des choses les plus sérieuses, de votre avenirici.

– J’écoute, allons nous asseoir sur ce banc.

– Monsieur le comte, quand vous avez renvoyé monsieur Gaubertin,il a fallu qu’il se fît un état, car il n’était pas riche…

– Il n’était pas riche, et il volait ici plus de vingt millefrancs par an !

– Monsieur le comte, je n’ai pas la prétention de le justifier,reprit Sibilet, je voudrais voir prospérer les Aigues, ne fût-ceque pour démontrer l’improbité de Gaubertin ; mais ne nousabusons pas, nous avons en lui le plus dangereux coquin qui soitdans toute la Bourgogne, et il s’est mis en état de vous nuire.

– Comment ? dit le général devenu soucieux.

– Tel que vous le voyez, Gaubertin est à la tête du tiersenviron de l’approvisionnement de Paris. Agent général du commercedes bois, il dirige les exploitations en forêt, l’abattage, lagarde, le flottage, le repêchage et la mise en trains. En rapportsconstants avec les ouvriers, il est le maître des prix. Il a mistrois ans à se créer cette position ; mais il est comme dansune forteresse. Devenu l’homme de tous les marchands, il n’enfavorise pas un plus que l’autre ; il a régularisé tous lestravaux à leur profit, et leurs affaires sont beaucoup mieux etmoins coûteusement faites que si chacun d’eux avait, commeautrefois, son comptable. Ainsi, par exemple, il a si bien écartétoutes les concurrences, qu’il est le maître absolu desadjudications ; la Couronne et l’Etat sont ses tributaires.Les coupes de la Couronne et de l’Etat, qui se vendent auxenchères, appartiennent aux marchands de Gaubertin, personneaujourd’hui n’est assez fort pour les leur disputer. L’annéedernière, monsieur Mariotte d’Auxerre, stimulé par le directeur desDomaines, a voulu faire concurrence à Gaubertin ; d’abord,Gaubertin lui a fait payer l’Ordinaire ce qu’il valait ; puis,quand il s’est agi d’exploiter, les ouvriers Avonnais ont demandéde tels prix, que monsieur Mariotte a été obligé d’en amenerd’Auxerre, et ceux de La-Ville-aux-Fayes les ont battus. Il y a euprocès correctionnel sur le chef de coalition, et sur le chef derixe. Ce procès a coûté de l’argent à monsieur Mariotte, qui, sanscompter l’odieux d’avoir fait condamner de pauvres gens, a payétous les frais, puisque les perdants ne possédaient pas un rougeliard. Un procès contre des indigents ne rapporte que de la haine àqui vit près d’eux. Laissez-moi vous dire cette maxime en passant,car vous aurez à lutter contre tous les pauvres de ce canton-ci. Cen’est pas tout ! Tous calculs faits, le pauvre père Mariotte,un brave homme, perd à cette adjudication. Forcé de payer tout aucomptant, il vend à terme, Gaubertin livre des bois à des termesinouïs pour le ruiner, et il donne son bois à cinq pour centau-dessous du prix de revient, aussi son crédit a-t-il reçu defortes atteintes. Enfin, aujourd’hui monsieur Gaubertin poursuitencore et tracasse tant ce pauvre homme qu’il va quitter, dit-on,non-seulement Auxerre mais encore le département, et il fait bien.De ce coup-là, les propriétaires ont été pour longtemps immolés auxmarchands qui maintenant font les prix, comme à Paris les marchandsde meubles, à l’hôtel des Commissaires-priseurs. Mais Gaubertinévite tant d’ennuis aux propriétaires qu’il y gagnent.

– Et comment ? dit le général.

– D’abord, toute simplification profite tôt ou tard à tous lesintéressés, répondit Sibilet. Puis, les propriétaires ont de lasécurité pour leurs revenus. En matière d’exploitation rurale,c’est le principal, vous le verrez ! Enfin, monsieur Gaubertinest le père des ouvriers, il les paie bien et les fait toujourstravailler ; or comme leurs familles habitent la campagne, lesbois des marchands ou ceux des propriétaires qui confient leursintérêts à Gaubertin, comme fournisseurs de Soulanges et deRonquerolles, ne sont point dévastés. On y ramasse le bois mort, etvoilà tout.

– Ce drôle de Gaubertin n’a pas perdu son temps !… s’écriale général.

– C’est un fier homme, reprit Sibilet. Il est, comme il le dit,le régisseur de la plus belle moitié du département au lieu d’êtrele régisseur des Aigues. Il prend peu de chose à tout le monde, etce peu de chose sur deux millions lui fait quarante ou cinquantemille francs par an. –  » C’est, dit-il, les cheminées de Paris quipaient tout !  » Voilà votre ennemi, général ! Aussi, monavis serait-il de capituler en vous réconciliant avec lui. Il estlié, vous le savez, avec Soudry, le brigadier de la gendarmerie àSoulanges, avec monsieur Rigou, notre maire de Blangy, lesgardes-champêtres sont ses créatures, la répression des délits quivous grugent devient alors impossible. Depuis deux ans surtout, vosbois sont perdus. Aussi messieurs Gravelot ont-ils de la chancepour le gain de leur procès, car ils disent :  » Aux termes du bail,la garde des bois est à votre charge ; vous ne les gardez pas,vous me faites un tort ; donnez-moi des dommages-intérêts. « C’est assez juste, mais ce n’est pas une raison pour gagner unprocès.

– Il faut savoir accepter un procès et y perdre de l’argent pourn’en plus avoir à l’avenir !… dit le général.

– Vous rendrez Gaubertin bien heureux, répondit Sibilet.

– Comment ?

– Plaider contre les Gravelot, c’est vous battre corps à corpsavec Gaubertin qui les représente, reprit Sibilet ; aussi nedésire-t-il rien tant que ce procès. Il l’a dit, il se flatte devous mener jusqu’en Cour de cassation.

– Ah ! le coquin !… le…

– Si vous voulez exploiter, dit Sibilet en retournant lepoignard dans la plaie, vous serez dans les mains des ouvriers quivous demanderont le prix-bourgeois , au lieu du prix-marchand , etqui vous couleront du plomb , c’est-à-dire qui vous mettront, commece brave Mariotte, dans la situation de vendre à perte. Si vouscherchez un bail, vous ne trouverez pas de preneurs, car ne vousattendez pas à ce qu’on risque pour un particulier ce que le pèreMariotte a risqué pour la Couronne et pour l’Etat. Et, encore, quele bonhomme aille donc parler de ses pertes àl’Administration ? L’Administration est un monsieur quiressemble à votre serviteur quand il était au Cadastre, un dignehomme en redingote râpée qui lit le journal devant une table. Quele traitement soit de douze cents ou de douze mille francs, on n’enest pas plus tendre. Parlez donc de réductions, d’adoucissements auFisc représenté par ce monsieur ?… il vous répond turlututu ,en taillant sa plume. Vous êtes hors la loi , monsieur lecomte.

– Que faire ? s’écria le général dont le sang bouillonnaitet qui se mit à marcher à grands pas devant le banc.

– Monsieur le comte, répondit Sibilet brutalement, ce que jevais vous dire n’est pas dans mes intérêts, il faut vendre lesAigues et quitter le pays !

En entendant cette phrase, le général fit un bond sur lui-même,comme si quelque balle l’eût atteint, et il regarda Sibilet d’unair diplomatique.

– Un général de la garde impériale lâcher pied devant de pareilsdrôles, et quand madame la comtesse se plaît aux Aigues !…dit-il enfin, j’irais plutôt souffleter Gaubertin sur la place deLa-Ville-aux-Fayes, jusqu’à ce qu’il se batte avec moi pour pouvoirle tuer comme un chien !

– Monsieur le comte, Gaubertin n’est pas si sot que de secommettre avec vous. D’ailleurs, on n’insulte pas impunément lemaire d’une Sous-Préfecture aussi importante queLa-Ville-aux-Fayes.

– Je le ferai destituer, les Troisville me soutiendront, ils’agit de mes revenus…

– Vous n’y réussiriez pas, Gaubertin a les bras bienlongs ! et vous vous seriez créé des embarras d’où vous nepourriez plus sortir…

– Et le procès ?… dit le général, il faut songer auprésent.

– Monsieur le comte, je vous le ferai gagner, dit Sibilet d’unpetit air entendu.

– Brave Sibilet, dit le général en donnant une poignée de main àson régisseur. Et comment ?

– Vous le gagnerez à la Cour de cassation, par la procédure.Selon moi, les Gravelot ont raison, mais il ne suffit pas d’êtrefondé en Droit et en Fait, il faut s’être mis en règle par laForme, et ils ont négligé la Forme qui toujours emporte le Fond.Les Gravelot devaient vous mettre en demeure de mieux garder lesbois. On ne demande pas une indemnité à fin de bail relativement àdes dommages reçus pendant une exploitation de neuf ans, il setrouve un article du bail dont on peut exciper à cet égard. Vousperdrez à La-Ville-aux-Fayes, vous perdrez peut-être encore à laCour ; mais vous gagnerez à Paris. Vous aurez des expertisescoûteuses, des frais ruineux. Tout en gagnant, vous dépenserez plusde douze à quinze mille francs ; mais vous gagnerez, si voustenez à gagner. Ce procès ne vous conciliera pas les Gravelot, caril sera plus ruineux pour eux que pour vous, vous deviendrez leurbête noire, vous passerez pour processif, on vous calomniera ;mais vous gagnerez…

– Que faire ? répéta le général sur qui les argumentationsde Sibilet produisaient l’effet des plus violents topiques.

Dans ce moment, en se souvenant des coups de cravache sanglés àGaubertin, il aurait voulu se les être donnés à lui-même, et ilmontrait sur son visage en feu tous ses tourments à Sibilet.

– Que faire, monsieur le comte ?… Il n’y a qu’un moyen,transiger ; mais vous ne pouvez pas transiger par vous-même.Je dois avoir l’air de vous voler ! Or, quand toute notrefortune et notre consolation sont dans notre probité, nous nepouvons guère, nous autres pauvres diables, accepter l’apparence dela friponnerie. On nous juge toujours sur les apparences. Gaubertina, dans le temps, sauvé la vie à mademoiselle Laguerre, et il a eul’air de la voler ; aussi l’a-t-elle récompensé de sondévoûment en le couchant sur son testament pour un solitaire de dixmille francs que madame Gaubertin porte en ferronnière.

Le général jeta sur Sibilet un second regard tout aussidiplomatique que le premier, mais le régisseur ne paraissait pasatteint par cette défiance enveloppée de bonhomie et desourires.

– Mon improbité réjouirait tant monsieur Gaubertin, que je m’enferais un protecteur, reprit Sibilet. Aussi m’écoutera-t-il de sesdeux oreilles, quand je lui soumettrai cette proposition :  » Jepeux arracher à monsieur le comte vingt mille francs pour messieursGravelot, à la condition qu’ils les partageront avec moi.  » Si nosadversaires consentent, je vous apporte dix mille francs, vous n’enperdez que dix mille, vous sauvez les apparences, et le procès estéteint.

– Tu es un brave homme, Sibilet, dit le général en lui prenantla main et la lui serrant. Si tu peux arranger l’avenir aussi bienque le présent, je te tiens pour la perle desrégisseurs !…

– Quant à l’avenir, reprit le régisseur, vous ne mourrez pas defaim pour ne pas faire de coupes pendant deux ou trois ans.Commencez par bien garder vos bois. D’ici là, certes, il aura couléde l’eau dans l’Avonne. Gaubertin peut mourir, il peut se trouverassez riche pour se retirer ; enfin, vous avez le temps de luisusciter un concurrent, le gâteau est assez beau pour être partagé,vous chercherez un autre Gaubertin à lui opposer.

– Sibilet, dit le vieux soldat émerveillé de ces diversessolutions, je te donne mille écus si tu termines ainsi ; puis,pour le surplus, nous y réfléchirons.

– Monsieur le comte, dit Sibilet, avant tout, gardez vos bois.Allez voir dans quel état les paysans les ont mis pendant vos deuxans d’absence… Que pouvais-je faire ? je suis régisseur, je nesuis pas garde. Pour garder les Aigues, il vous faut ungarde-général à cheval et trois gardes particuliers…

– Nous nous défendrons. C’est la guerre, eh ! bien, nous laferons ! Ça ne m’épouvante pas, dit Montcornet en se frottantles mains.

– C’est la guerre des écus, dit Sibilet, et celle-là voussemblera plus difficile que l’autre. On tue les hommes, on ne tuepas les intérêts. Vous vous battrez avec votre ennemi sur le champde bataille où combattent tous les propriétaires, laréalisation ! Ce n’est rien que de produire, il faut vendre,et pour vendre, il faut être en bonnes relations avec tout lemonde.

– J’aurai les gens du pays pour moi…

– Et comment ?… demanda Sibilet.

– En leur faisant du bien.

– Faire du bien aux paysans de la vallée, aux petits bourgeoisde Soulanges ?… dit Sibilet en louchant horriblement parl’effet de l’ironie qui flamba plus dans un oeil que dans l’autre.Monsieur le comte ne sait pas ce qu’il entreprend, notre seigneurJésus-Christ y périrait une seconde fois sur la croix !… Sivous voulez votre tranquillité, monsieur le comte, imitez feumademoiselle Laguerre, laissez-vous piller, ou faites peur auxgens. Le peuple, les femmes et les enfants se gouvernent de même,par la terreur. Ce fut là le grand secret de la Convention et del’Empereur.

– Ah ! çà, nous sommes donc dans la forêt de Bondy ?s’écria Montcornet.

– Mon ami, vint dire Adeline à Sibilet, ton déjeûner t’attend.Pardonnez-moi, monsieur le comte ; mais il n’a rien prisdepuis ce matin, et il est allé jusqu’à Ronquerolles pour y livrerdu grain.

– Allez ! allez ! Sibilet.

Le lendemain matin, levé bien avant le jour, l’ancien cuirassierrevint par la porte d’Avonne, dans l’intention de causer avec sonunique garde, et d’en sonder les dispositions.

Une portion de sept à huit cents arpents de la forêt des Aigueslongeait l’Avonne, et pour conserver à la rivière sa majestueusephysionomie, on avait laissé de grands arbres en bordure, d’un côtécomme de l’autre de ce canal, presque en droite ligne, pendanttrois lieues. La maîtresse de Henri IV, à qui les Aigues avaientappartenu, folle de la chasse autant que le Béarnais, fit bâtir, en1593, un pont d’une seule arche et en dos d’âne, pour passer decette partie de la forêt à celle beaucoup plus considérable,achetée pour elle et située sur la colline. La porte d’Avonne futalors construite pour servir de rendez-vous de chasse, et l’on saitquelle magnificence les architectes déployaient pour ces édificesconsacrés au plus grand plaisir de la Noblesse et de la Couronne.De là partaient six avenues dont la réunion formait une demi-lune.Au centre de cette demi-lune s’élevait un obélisque surmonté d’unsoleil jadis doré, qui, d’un côté, présentait les armes de Navarre,et de l’autre celles de la comtesse de Moret. Une autre demi-lune,pratiquée au bord de l’Avonne, correspondait à celle du rendez-vouspar une allée droite au bout de laquelle se voyait la croupeanguleuse de ce pont à la vénitienne.

Entre deux belles grilles, d’un caractère semblable à celui dela magnifique grille si malheureusement démolie à Paris et quientourait le jardin de la place Royale, s’élevait un pavillon enbriques, à chaînes de pierre taillée, comme celle du château, enpointes de diamant, à toit très-aigu, dont les fenêtres offraientdes encadrements en pierres taillées de la même manière. Ce vieuxstyle, qui donnait au pavillon un caractère royal, ne va bien, dansles villes, qu’aux prisons ; mais au milieu des bois il reçoitde l’entourage une splendeur particulière. Un massif formait unrideau derrière lequel le chenil, une ancienne fauconnerie, unefaisanderie, et les logements des piqueurs tombaient en ruines,après avoir fait l’admiration de la Bourgogne.

En 1595, de ce splendide pavillon, partit une chasse royale,précédée de ces beaux chiens affectionnés par Paul Véronèse et parRubens, où piaffaient les chevaux à grosse croupe bleuâtre etblanche et satinée qui n’existent que dans l’oeuvre prodigieuse deWouwermans, suivie de ces valets en grande livrée, animée par cespiqueurs à bottes en chaudron et en culottes de peau jaune quimeublent les Vandermeulen. L’obélisque élevé pour célébrer leséjour du Béarnais et sa chasse avec la belle comtesse de Moret endonnait la date au-dessous des armes de Navarre. Car cette jalousemaîtresse, dont le fils fut légitimé, ne voulut pas y voir figurerles armes de France, sa condamnation.

Au moment où le général aperçut ce magnifique monument, lamousse verdissait les quatre pans du toit. Les pierres des chaînesrongées par le temps paraissaient crier à la profanation par millebouches ouvertes. Les vitraux de plomb disjoints laissaient tomberles verres octogones des croisées qui semblaient éborgnées. Desgiroflées jaunes fleurissaient entre les balustres, des lierresglissaient leurs griffes blanches et poilues dans tous lestrous.

Tout accusait cette ignoble incurie, le cachet mis par lesusufruitiers à tout ce qu’ils possèdent. Deux croisées au premierétage étaient bouchées par du foin. Par une fenêtre durez-de-chaussée, on apercevait une pièce pleine d’outils, defagots ; et par une autre, une vache, en montrant son mufle,apprenait que Courtecuisse, pour ne pas faire le chemin quiséparait le pavillon de la faisanderie, avait converti la grandesalle du pavillon en étable, une salle plafonnée en caissons aufond desquels étaient peintes les armoiries de tous les possesseursdes Aigues !..

De noirs et sales palis déshonoraient les abords du pavillon enenfermant des cochons sous des toits en planches, des poules, descanards dans de petits carrés dont le fumier s’enlevait tous lessix mois. Des guenilles séchaient sur les ronces qui poussaienteffrontément, çà et là.

Au moment où le général arriva par l’avenue du pont, madameCourtecuisse récurait un poêlon dans lequel elle venait de faire ducafé au lait. Le garde, assis sur une chaise au soleil, regardaitsa femme, comme un Sauvage eût regardé la sienne. Quand il entenditle pas d’un cheval, il tourna la tête, reconnut monsieur le comte,et se trouva penaud.

– Eh ! bien, Courtecuisse, mon garçon, dit le général auvieux garde, je ne m’étonne pas que l’on coupe mes bois avantmessieurs Gravelot, tu prends ta place pour uncanonicat !…

– Ma foi, monsieur le comte, j’ai passé tant de nuits dans vosbois, que j’y ai attrapé une fraîcheur. Je souffre tant ce matin,que ma femme nettoie le poêlon dans lequel a chauffé moncataplasme.

– Mon cher, lui dit le général, je ne connais d’autre maladieque la faim à laquelle les cataplasmes de café au lait soient bons.Ecoute, drôle. J’ai visité hier ma forêt et celles de messieurs deRonquerolles et de Soulanges, les leurs sont parfaitement gardées,et la mienne est dans un état pitoyable.

– Ah ! monsieur le comte, ils sont anciens dans le pays,eux ! on respecte leurs biens. Comment voulez-vous que je mebatte avec six communes ? J’aime encore mieux ma vie que vosbois. Un homme qui voudrait garder vos bois comme il fautattraperait pour gages une balle dans la tête au coin de votreforêt…

– Lâche ! reprit le général en domptant la fureur que cetteinsolente réplique de Courtecuisse allumait en lui. Cette nuit aété magnifique, mais elle me coûte cent écus pour le présent, etmille francs en dommage dans l’avenir. Vous vous en irez d’ici, moncher, ou les choses vont changer. A tout péché, miséricorde. Voicimes conditions. Je vous abandonne le produit des amendes, et enoutre vous aurez trois francs par procès-verbal. Si je n’y trouvepas mon compte, vous aurez le vôtre et sans pension ; tandisque si vous me servez bien, si vous parvenez à réprimer les dégâts,vous pouvez avoir cent écus de viager. Faites vos réflexions. Voilàsix chemins, dit-il en montrant les six allées, il faut n’enprendre qu’un, comme moi qui n’ai pas craint les balles, tâchez detrouver le bon !

Courtecuisse, petit homme de quarante-six ans, à figure depleine lune, se plaisait beaucoup à ne rien faire. Il comptaitvivre et mourir dans ce pavillon, devenu son pavillon. Ses deuxvaches étaient nourries par la forêt, il avait son bois, ilcultivait son jardin au lieu de courir après les délinquants. Cetteincurie allait à Gaubertin, et Courtecuisse avait comprisGaubertin. Le garde ne faisait donc la chasse aux fagoteurs quepour satisfaire ses petites haines. Il poursuivait les fillesrebelles à ses volontés et les gens qu’il n’aimait point ;mais depuis longtemps il ne haïssait plus personne, aimé de tout lemonde, à cause de sa facilité.

Le couvert de Courtecuisse était toujours mis au Grand-I-Vert,les fagoteuses ne lui résistaient plus, sa femme et lui recevaientdes cadeaux en nature de tous les maraudeurs. On lui rentrait sonbois, on façonnait sa vigne. Enfin, il trouvait des serviteurs danstous ses délinquants.

Presque rassuré par Gaubertin sur son avenir et comptant surdeux arpents quand les Aigues se vendraient, il fut donc réveillécomme en sursaut par la sèche parole du général qui dévoilaitenfin, après quatre ans, sa nature de bourgeois résolu de n’êtreplus trompé.

Courtecuisse prit sa casquette, sa carnassière, son fusil, mitses guêtres, sa bandoulière aux armes récentes des Montcornet, etalla jusqu’à La-Ville-aux-Fayes de ce pas insouciant sous lequelles gens de la campagne cachent leurs réflexions les plusprofondes, regardant les bois et sifflotant ses chiens.

– Tu te plains du Tapissier, dit Gaubertin à Courtecuisse, et tafortune est faite ! Comment, l’imbécile te donne trois francspar procès-verbal et les amendes ! en t’entendant avec desamis, tu peux en dresser tant que tu voudras, une centaine !Avec mille francs, tu pourras acheter la Bâchelerie à Rigou,devenir bourgeois. Seulement, arrange-toi pour ne poursuivre quedes gens nus comme des oeufs. On ne tond rien sur ce qui n’a pas delaine. Prends ce que t’offre le Tapissier, et laisse-lui récolterdes frais, s’il les aime. Tous les goûts sont dans la nature. Lepère Mariotte, malgré mon avis, n’a-t-il pas mieux aimé réaliserdes pertes que des bénéfices ?…

Courtecuisse, pénétré d’admiration pour Gaubertin, revint toutbrûlant du désir d’être enfin propriétaire, et bourgeois comme lesautres.

En rentrant chez lui, le général Montcornet vint conter sonexpédition à Sibilet.

– Monsieur le comte a bien fait, reprit le régisseur en sefrottant les mains, mais il ne faut pas s’arrêter en si beauchemin. Le garde-champêtre, qui laisse dévaster nos prés, noschamps, devrait être changé. Monsieur le comte pourrait facilementse faire nommer maire de la commune et prendre, à la place deVaudoyer, un ancien soldat qui eût le courage d’exécuter laconsigne. Un grand propriétaire doit être maire chez lui. Voyezquelles difficultés nous avons avec le maire actuel !…

Le maire de la commune de Blangy, ancien Bénédictin nommé Rigou,s’était marié, l’an Ier de la République, avec la servante del’ancien curé de Blangy. Malgré la répugnance qu’un religieux mariédevait inspirer à la Préfecture, on le maintenait maire depuis1815, car lui seul à Blangy se trouvait capable d’occuper ce poste.Mais, en 1817, l’Evêque ayant envoyé l’abbé Brossette pourdesservant dans la paroisse de Blangy privée de curé depuisvingt-cinq ans, une violente dissidence se manifesta naturellemententre un apostat et le jeune ecclésiastique dont le caractère estdéjà connu.

La guerre que, depuis ce temps, se faisaient la Mairie et lePresbytère, popularisa le magistrat, méprisé jusqu’alors. Rigou,que les paysans détestaient à cause de ses combinaisons usuraires,représenta tout à coup leurs intérêts politiques et financierssoi-disant menacés par la Restauration, et surtout par leclergé.

Après avoir roulé du Café de la Paix chez tous lesfonctionnaires, le Constitutionnel , principal organe dulibéralisme revenait à Rigou le septième jour, car l’abonnement,pris au nom du père Socquard le limonadier, était supporté parvingt personnes. Rigou passait la feuille à Langlumé le meunier,qui la donnait en lambeaux à tous ceux qui savaient lire. Lespremiers-Paris et les canards anti-religieux de la feuille libéraleformèrent donc l’opinion publique de la vallée des Aigues. AussiRigou, de même que le vénérable abbé Grégoire, devint-il un héros.Pour lui, comme pour certains banquiers à Paris, la politiquecouvrit de la pourpre populaire des déprédations honteuses.

En ce moment, semblable à François Keller, le grand orateur, cemoine parjure était regardé comme un défenseur des droits dupeuple, lui qui naguères ne se serait pas promené dans les champs,à la tombée de la nuit, de peur d’y trouver un piége où il seraitmort d’accident. Persécuter un homme, en politique, ce n’est passeulement le grandir, c’est encore en innocenter le passé. Le partilibéral, sous ce rapport, fut un grand faiseur de miracles. Sonfuneste journal, qui eut alors l’esprit d’être aussi plat, aussicalomniateur, aussi crédule, aussi niaisement perfide que tous lespublics qui composent les masses populaires, a peut-être commisautant de ravages dans les intérêts privés que dans l’Eglise.

Rigou s’était flatté de trouver dans un général bonapartiste endisgrâce, dans un enfant du peuple élevé par la Révolution, unennemi des Bourbons et des prêtres ; mais le général, dansl’intérêt de ses ambitions secrètes, s’arrangea pour éviter lavisite de monsieur et de madame Rigou pendant ses premiers séjoursaux Aigues.

Quand vous verrez de près la terrible figure de Rigou, leLoup-cervier de la vallée, vous comprendrez l’étendue de la secondefaute capitale que ses idées aristocratiques firent commettre augénéral et que la comtesse empira par une impertinence qui trouverasa place dans l’histoire de Rigou.

Si Montcornet eût capté la bienveillance du maire, s’il en eûtrecherché l’amitié, peut-être l’influence de ce renégat aurait-elleparalysé celle de Gaubertin. Loin de là, trois procès dont un déjàgagné par Rigou, pendaient au tribunal de La-Ville-aux-Fayes, entrele général et l’ex-moine. Jusqu’à ce jour, Montcornet avait été sifort occupé par ses intérêts de vanité, par son mariage, qu’il nes’était plus souvenu de Rigou ; mais, aussitôt que le conseilde se substituer à Rigou lui fut donné par Sibilet, il demanda deschevaux de poste et alla faire une visite au préfet.

Le préfet, le comte Martial de la Roche-Hugon, était l’ami dugénéral depuis 1804. Ce fut un mot dit à Montcornet par ceConseiller d’Etat, dans une conversation à Paris, qui déterminal’acquisition des Aigues. Le comte Martial, préfet sous Napoléon,resté préfet sous les Bourbons flattait l’évêque pour se mainteniren place. Or, déjà Monseigneur avait plusieurs fois demandé lechangement de Rigou. Martial, à qui l’état de la commune était bienconnu, fut enchanté de la demande du général qui, dans l’espaced’un mois, eut sa nomination.

Par un hasard assez naturel, le général rencontra, pendant sonséjour à la Préfecture où son ami le logeait, un sous-officier del’ex-garde impériale à qui l’on chicanait sa pension de retraite.Déjà, dans une circonstance, le général avait protégé ce bravecavalier nommé Groison, qui s’en souvenait et qui lui conta sesdouleurs, il se trouvait sans ressources. Montcornet promit àGroison de lui obtenir la pension due, et lui proposa la place degarde-champêtre à Blangy, comme un moyen de s’acquitter en sedévouant à ses intérêts. L’installation du nouveau maire et dunouveau garde-champêtre eut lieu simultanément, et le généraldonna, comme on le pense, de solides instructions à son soldat.

Vaudoyer, le garde-champêtre destitué, paysan de Ronquerolles,n’était, comme la plupart des gardes-champêtres, propre qu’à sepromener, niaiser, se faire choyer par les pauvres qui ne demandentpas mieux que de corrompre cette autorité subalterne, la sentinelleavancée de la Propriété. Il connaissait le brigadier de Soulanges,car les brigadiers de gendarmerie, remplissant des fonctionsquasi-judiciaires dans l’instruction des procès criminels, ont desrapports avec les gardes-champêtres, leurs espions naturels ;Soudry l’envoya donc à Gaubertin qui reçut très-bien Vaudoyer sonancienne connaissance, et lui fit verser à boire, tout en écoutantle récit de ses malheurs.

– Mon cher ami, lui dit le maire de La-Ville-aux-Fayes quisavait parler à chacun son langage, ce qui t’arrive nous attendtous. Les nobles sont revenus, les gens titrés par l’Empereur fontcause commune avec eux ; ils veulent tous écraser le peuple,rétablir les anciens droits, nous ôter nos biens ; mais noussommes Bourguignons, il faut nous défendre, il faut renvoyer lesarminacs à Paris. Retourne à Blangy, tu seras garde-vente pour lecompte de monsieur Polissard, l’adjudicataire des bois deRonquerolles. Va, mon gars, je trouverai bien à t’occuper toutel’année. Mais songes-y ? C’est des bois à nous autres !…Pas un délit, ou sinon confonds tout. Envoie les faiseurs de boisaux Aigues. Enfin, s’il y a des fagots à vendre, qu’on achète lesnôtres, et jamais ceux des Aigues. Tu redeviendras garde-champêtre,ça ne durera pas ! Le général se dégoûtera de vivre au milieudes voleurs ! Sais-tu que ce Tapissier-là m’a appelé voleur,moi fils du plus probe des républicains, moi le gendre de Mouchon,le fameux représentant du Peuple, mort sans un centime pour sefaire enterrer.

Le général porta le traitement de son garde-champêtre à troiscents francs, et fit bâtir une mairie où il le logea ; puis ille maria à la fille d’un de ses métayers qui venait de mourir, etqui restait orpheline avec trois arpents de vigne. Groisons’attacha donc au général comme un chien à son maître. Cettefidélité légitime fut admise par toute la commune. Legarde-champêtre fut craint, respecté, mais, comme un capitaine surson vaisseau, quand son équipage ne l’aime pas ; aussi lespaysans le traitèrent-ils en lépreux. Ce fonctionnaire, accueillipar le silence ou par une raillerie cachée sous la bonhomie, futune sentinelle surveillée par d’autres sentinelles. Il ne pouvaitrien contre le nombre. Les délinquants s’amusèrent à comploter desdélits inconstatables, et la vieille moustache enragea de sonimpuissance. Groison trouva dans ses fonctions l’attrait d’uneguerre de partisans, et le plaisir d’une chasse, la chasse auxdélits. Accoutumé par la guerre à cette loyauté qui consiste enquelque sorte à jouer franc jeu, cet ennemi de la trahison prit enhaine des gens perfides dans leurs combinaisons, adroits dans leursvols et qui faisaient souffrir son amour-propre. Il remarquabientôt que toutes les autres propriétés étaient respectées, lesdélits se commettaient uniquement sur les terres des Aigues ;il méprisa donc les paysans assez ingrats pour piller un général del’Empire, un homme essentiellement bon, généreux, et il joignitbientôt la haine au mépris. Mais il se multiplia vainement, il nepouvait se montrer partout, et les ennemis délinquaient partout àla fois. Groison fit sentir à son général la nécessité d’organiserla défense au complet de guerre, en lui démontrant l’insuffisancede son dévoûment, et lui révélant les mauvaises dispositions deshabitants de la vallée.

– Il y a quelque chose là-dessous, mon général, lui dit-il, cesgens-là sont trop hardis, ils ne craignent rien ; ils ontl’air de compter sur le bon Dieu !

– Nous verrons, répondit le comte.

Mot fatal ! pour les grands politiques, le verbe voir n’apas de futur.

En ce moment, Montcornet devait résoudre une difficulté qui luisembla plus pressante, il lui fallait un alter ego qui le remplaçâtà la Mairie pendant le temps de son séjour à Paris. Forcé detrouver pour adjoint un homme sachant lire et écrire, il ne vitdans toute la commune que Langlumé, le locataire de son moulin. Cechoix fut détestable. Non seulement les intérêts du général-maireet de l’adjoint-meunier étaient diamétralement opposés, mais encoreLanglumé brassait de louches affaires avec Rigou qui lui prêtaitl’argent nécessaire à son commerce ou à ses acquisitions. Lemeunier achetait la tonte des prés du château pour nourrir seschevaux ; et, grâce à ses manoeuvres, Sibilet ne pouvait lesvendre qu’à lui. Tous les prés de la commune étaient livrés à debons prix avant ceux des Aigues ; et ceux des Aigues, restantles derniers, subissaient, quoique meilleurs, une dépréciation.Langlumé fut donc un adjoint provisoire ; mais, en France, leprovisoire est éternel, quoique le Français soit soupçonné d’aimerle changement. Langlumé, conseillé par Rigou, joua le dévoûmentauprès du général, il se trouvait donc adjoint au moment où, par latoute-puissance de l’historien, ce drame commence.

En l’absence du maire, Rigou, nécessairement membre du conseilde la commune, y régna donc et fit prendre des résolutionscontraires au général. Tantôt il y déterminait des dépensesprofitables aux paysans seulement et dont la plus forte parttombait à la charge des Aigues qui, par leur étendue, payaient lesdeux tiers de l’impôt ; tantôt on y refusait des allocationsutiles, comme un supplément de traitement à l’abbé, lareconstruction du presbytère, ou les gages ( sic ) d’un maîtred’école.

– Si les paysans savaient lire et écrire, quedeviendrions-nous ?… dit Langlumé naïvement au général pourjustifier cette décision anti-libérale prise contre un frère de ladoctrine chrétienne que l’abbé Brossette avait tenté d’introduire àBlangy.

De retour à Paris, le général, enchanté de son vieux Groison, semit à la recherche de quelques anciens militaires de la Gardeimpériale avec lesquels il pût organiser sa défense aux Aigues surun pied formidable. A force de chercher, de questionner des amis etdes officiers en demi-solde, il déterra Michaud, un ancienmaréchal-des-logis-chef aux cuirassiers de la Garde, un homme deceux que les troupiers appellent soldatesquement des durs à cuire,surnom fourni par la cuisine du bivouac, où il s’est plus d’unefois trouvé des haricots réfractaires. Michaud tria parmi sesconnaissances trois hommes capables d’être ses collaborateurs et defaire des gardes sans peur et sans reproche.

Le premier, nommé Steingel, Alsacien pur sang, était filsnaturel du général de ce nom, qui succomba lors des premiers succèsde Bonaparte, au début des campagnes d’Italie. Grand et fort, ilappartenait à ce genre de soldats habitués comme les Russes àl’obéissance absolue et passive. Rien ne l’arrêtait dansl’exécution de ses devoirs, il eût empoigné froidement un empereurou le pape, si tel avait été l’ordre. Il ignorait le péril.Légionnaire intrépide, il n’avait pas reçu la moindre égratignureen seize ans de guerre. Il couchait à la belle étoile ou dans sonlit avec une indifférence stoïque. Il disait seulement à touteaggravation de peine : – Il paraît que c’est aujourd’hui commeça !

Le second, nommé Vatel, enfant de troupe, caporal de voltigeurs,gai comme un pinson, d’une conduite un peu légère avec le beausexe, sans aucun principe religieux, brave jusqu’à la témérité,vous aurait fusillé son camarade en riant. Sans avenir, ne sachantquel état prendre, il vit une petite guerre amusante à faire dansles fonctions qui lui furent proposées ; et comme la GrandeArmée et l’Empereur remplaçaient pour lui la Religion, il jura deservir envers et contre tous le brave Montcornet. C’était une deces natures essentiellement chicanières à qui, sans ennemis, la viesemble fade, enfin la nature-avoué, la nature-agent de police.Aussi, sans la présence de l’huissier, aurait-il saisi la Tonsardet son fagot au milieu du Grand-I-Vert, en envoyant promener la loisur l’inviolabilité du domicile.

Le troisième, nommé Gaillard, vieux soldat devenusous-lieutenant, criblé de blessures, appartenait à la classe dessoldats-laboureurs. En pensant au sort de l’Empereur, tout luisemblait indifférent ; mais il allait aussi bien parinsouciance que Vatel par passion. Chargé d’une fille naturelle, iltrouva dans cette place un moyen d’existence, et il accepta commeil eût accepté du service dans un régiment.

En arrivant aux Aigues, où le général devança ses troupiers afinde renvoyer Courtecuisse, il fut stupéfait de l’impudente audace deson garde. Il existe une manière d’obéir qui comporte, chezl’esclave, la raillerie la plus sanglante du commandement. Tout,dans les choses humaines, peut arriver à l’absurde, et Courtecuisseen avait dépassé les limites.

Cent vingt-six procès-verbaux dressés contre des délinquants, laplupart d’accord avec Courtecuisse, et déférés au tribunal de paixjugeant correctionnellement à Soulanges, avaient donné lieu àsoixante-neuf jugements en règle, levés, expédiés, en vertudesquels Brunet, enchanté d’une si bonne aubaine, avait fait lesactes rigoureusement nécessaires pour arriver à ce qu’on nomme, enstyle judiciaire, des procès-verbaux de carence, extrémitémisérable où cesse le pouvoir de la justice. C’est un acte parlequel l’huissier constate que la personne poursuivie ne possèderien, et se trouve dans la nudité de l’indigence. Or, là où il n’ya rien, le créancier, de même que le roi, perd ses droits… . depoursuite. Ces indigents, choisis avec discernement, demeuraientdans cinq communes environnantes où l’huissier s’était transporté,dûment assisté de ses praticiens, Vermichel et Fourchon. MonsieurBrunet avait transmis les pièces à Sibilet en les accompagnant d’unmémoire de frais de cinq mille francs, et le priant de demander denouveaux ordres au comte de Montcornet.

Au moment où Sibilet, muni des dossiers, avait expliquétranquillement au patron le résultat des ordres trop sommairementdonnés à Courtecuisse, et contemplait d’un air tranquille une desplus violentes colères qu’un général de cavalerie française aiteue, Courtecuisse arriva pour rendre ses devoirs à son maître etlui demander environ onze cents francs, somme à laquelle montaientles gratifications promises. Le naturel prit alors le mors auxdents et emporta le général qui ne se souvint plus de sa couronnecomtale ni de son grade, il redevint cuirassier et vomit desinjures dont il devait être honteux plus tard.

– Ah ! quatre cents francs ! quatre cent millegifles !… quatre cent mille coups de pieds au… Crois-tu que jene connaisse pas les couleurs !… Tourne-moi les talons ou jet’aplatis !

A l’aspect du général devenu violet, et dès les premiers mots,Courtecuisse s’était enfui comme une hirondelle.

– Monsieur le comte, disait Sibilet tout doucement, vous aveztort.

– Moi, tort ?…

– Mon Dieu, monsieur le comte, prenez garde, vous aurez unprocès avec ce drôle…

– Je me moque bien des procès… Allez, que le gredin sorte àl’instant même, veillez à ce qu’il laisse tout ce qui m’appartient,et faites le compte de ses gages.

Quatre heures après, la contrée tout entière babillait à samanière en racontant cette scène. Le général avait, disait-on,assommé Courtecuisse, il lui refusait son dû, il lui devait deuxmille francs.

De nouveau, les propos les plus singuliers coururent sur lecompte du bourgeois des Aigues. On le disait fou. Le lendemain,Brunet qui avait instrumenté pour le compte du général, luiapportait pour le compte de Courtecuisse une assignation devant letribunal de paix. Ce lion devait être piqué par mille mouches, sonsupplice ne faisait que commencer.

L’installation d’un garde ne va pas sans quelques formalités, ildoit prêter serment au tribunal de première instance, il se passadonc quelques jours avant que les trois gardes fussent revêtus deleur caractère officiel. Quoique le général eût écrit à Michaud devenir avec sa femme sans attendre que le pavillon de la ported’Avonne fût arrangé pour le recevoir, le futur garde-général futretenu par les soins de son mariage, par les parents de sa femmevenus à Paris, et il ne put arriver qu’après une quinzaine dejours. Durant cette quinzaine prise par l’accomplissement desformalités auxquelles on se prêta d’assez mauvaise grâce àLa-Ville-aux-Fayes, la forêt des Aigues fut dévastée par lesmaraudeurs qui profitèrent du temps pendant lequel elle ne futgardée par personne.

Ce fut un grand événement dans la vallée, depuis Couches jusqu’àLa-Ville-aux-Fayes que l’apparition de trois gardes habillés endrap vert, la couleur de l’Empereur, magnifiquement tenus, et dontles figures annonçaient un caractère solide, tous bien en jambes,agiles, capables de passer les nuits dans les bois.

Dans tout le canton, Groison fut le seul qui fêta les vétérans.Enchanté d’un tel renfort, il lâcha quelques paroles menaçantescontre les voleurs qui, dans peu de temps, devaient se trouverserrés de près et mis dans l’impossibilité de nuire. Ainsi, laproclamation d’usage ne manqua pas à cette guerre, vive et sourde àla fois.

Sibilet signala la gendarmerie de Soulanges au général, etsurtout le brigadier Soudry, comme entièrement et sournoisementhostile aux Aigues, il lui fit sentir de quelle utilité lui seraitune brigade animée d’un bon esprit.

– Avec un bon brigadier et des gens dévoués à vos intérêts, voustiendrez le pays !… dit-il.

Le comte courut à la Préfecture où il obtint, du général quicommandait la Division, la mise à la retraite de Soudry et sonremplacement par un nommé Viollet, excellent gendarme du chef-lieuque vantèrent le général et le préfet. Les gendarmes de la brigadede Soulanges, tous dirigés sur d’autres points du département parle colonel de la gendarmerie, ancien camarade de Montcornet, eurentpour successeurs des hommes choisis, à qui l’ordre fut donnésecrètement de veiller à ce que les propriétés du comte deMontcornet ne reçussent désormais aucune atteinte, et à qui l’onrecommanda surtout de ne pas se laisser gagner par les habitants deSoulanges.

Cette dernière révolution, accomplie avec une rapidité qui nepermit pas de la contrecarrer, jeta l’étonnement dansLa-Ville-aux-Fayes et dans Soulanges. Soudry, qui se regarda commedestitué, se plaignit, et Gaubertin trouva le moyen de le fairenommer maire, afin de mettre la gendarmerie à ses ordres. On criabeaucoup à la tyrannie. Montcornet devint un objet de haine. Nonseulement cinq ou six existences furent ainsi changées par lui,mais bien des vanités furent froissées. Les paysans, animés par desparoles échappées aux petits bourgeois de Soulanges, à ceux deLa-Ville-aux-Fayes, à Rigou, à Langlumé, à monsieur Guerbet, lemaître-de-poste de Couches, se crurent à la veille de perdre cequ’ils appelaient leurs droits.

Le général éteignit le procès avec son ancien garde en payanttout ce qu’il réclamait.

Courtecuisse acheta pour deux mille francs un petit domaineenclavé sur les terres des Aigues à un débouché des remises par oùpassait le gibier. Rigou n’avait jamais voulu céder LaBâchelerie ; mais il se fit un malicieux plaisir de la vendreà cinquante pour cent de bénéfice à Courtecuisse. Celui-ci devintainsi l’une de ses nombreuses créatures, car il le tint par lesurplus du prix, l’ex-garde n’ayant payé que mille francs.

Les trois gardes, Michaud et le garde-champêtre, menèrent alorsune vie de Guérillas. Couchant dans les bois, ils les parcouraientsans cesse, ils en prenaient cette connaissance approfondie quiconstitue la science du garde-forestier, qui lui évite les pertesde temps, étudiant les issues, se familiarisant avec les essenceset leurs gisements, habituant leurs oreilles aux chocs, auxdifférents bruits qui se font dans les bois. Enfin, ils observèrentles figures, passèrent en revue les différentes familles des diversvillages du canton, et les individus qui les composaient, leursmoeurs, leur caractère, leurs moyens d’existence. Chose plusdifficile qu’on ne pense ! En voyant prendre des mesures sibien combinées, les paysans qui vivaient des Aigues, opposèrent unmutisme complet, une soumission narquoise à cette intelligentepolice.

Dès l’abord, Michaud et Sibilet se déplurent mutuellement. Lefranc et loyal militaire, l’honneur des sous-officiers de la JeuneGarde, haïssait la brutalité mielleuse, l’air mécontent durégisseur, qu’il nomma tout d’abord le Chinois . Il remarquabientôt les objections par lesquelles Sibilet s’opposait auxmesures radicalement utiles et les raisons par lesquelles iljustifiait les choses d’une douteuse réussite. Au lieu de calmer legénéral, Sibilet, ainsi qu’on a dû le voir par ce récit succinct,l’excitait sans cesse et le poussait aux mesures de rigueur, touten essayant de l’intimider par la multiplicité des ennuis, parl’étendue des petitesses, par des difficultés renaissantes etinvincibles. Sans deviner le rôle d’espion et d’agent provocateuraccepté par Sibilet, qui, dès son installation, se promit àlui-même de choisir, selon ses intérêts, un maître entre le généralet Gaubertin, Michaud reconnut dans le régisseur une nature avide,mauvaise, aussi ne s’en expliquait-il point la probité. La profondeinimitié qui sépara ces deux hauts fonctionnaires plut d’ailleursau général. La haine de Michaud le portait à surveiller lerégisseur, espionnage auquel il ne serait pas descendu, si legénéral le lui avait demandé. Sibilet caressa le garde-général etle flatta bassement, sans pouvoir lui faire quitter une excessivepolitesse que le loyal militaire mit entre eux comme unebarrière.

Maintenant, ces détails préliminaires étant connus, oncomprendra parfaitement l’intérêt des ennemis du général et celuide la conversation qu’il eut avec ses deux ministres.

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