Les Paysans

Chapitre 6La forêt et la moisson

La scène de Couches avait produit un bon effet, et, de leurcôté, les fidèles gardes du comte veillaient à ce qu’on n’emportâtque le bois mort de la forêt des Aigues ; mais, depuis vingtans, cette forêt avait été si bien exploitée par les habitants,qu’il n’y avait plus que du bois vivant, (qu’ils) s’occupaient àfaire mourir pour l’hiver, par des procédés fort simples et qui nepouvaient (être) découverts que longtemps après. Tonsard envoyaitsa mère dans la forêt, le garde la voyait entrer, il savait par oùelle devait sortir, et il la guettait pour voir le fagot ; illa trouvait chargée, en effet, de brindilles sèches, de branchestombées ; mais elle se plaignait d’avoir à courir bien loinpour obtenir un misérable fagot. Elle avait été dans les fourrésplus épais, elle avait dégagé la tige d’un jeune arbre et en avaitenlevé l’écorce à l’endroit où (elle) sortait du tronc, tout autouren anneau, puis elle avait remis la mousse, les feuilles, tout enétat, il était impossible de découvrir cette incision annulairefaite, non pas à la serpe, mais par une déchirure qui ressemblait àcelle produite par ces animaux rongeurs et destructeurs nommés,selon les pays, des thons, des turcs, des vers blancs, etc., et quisont le premier état du hanneton. Ce ver est friand des écorcesd’arbres, il se loge entre l’écorce et l’aubier, et mange entournant ; si l’arbre est assez gros pour qu’il ait passé à saseconde métamorphose, à sa larve, où il reste endormi jusqu’au jourde sa résurrection, l’arbre est sauvé, car tant qu’il reste à lasève un endroit couvert d’écorce dans l’arbre, l’arbre croîtra.Pour savoir à quel point l’entomologie se lie à l’agriculture, àl’horticulture et à tous les produits de la terre, il suffitd’expliquer que les grands naturalistes, comme Latreille, le comteDejean, Boisjelin de Paris, Genêt de Turin, etc., sont arrivés àtrouver cent cinquante mille familles d’insectes visibles, que lescoléoptères, dont la monographie est publiée par monsieur Dejean, ysont pour vingt-sept mille espèces, et que, malgré les plusardentes recherches des entomologistes de tous les (pays), on neconnaît pas les triples transformations qui distinguent toutinsecte, de cinq cents espèces ; qu’enfin, non seulement touteplante a son insecte particulier, mais tout produit terrestrequelque détourné qu’il soit par l’industrie humaine. Ainsi, lechanvre, le lin, après avoir servi à pendre, à couvrir les hommeset avoir roulé sur le dos d’une armée, devient papier à écrire, etceux qui écrivent ou lisent beaucoup sont familiarisés avec lesmoeurs d’un insecte nommé le pou du papier , d’une allure et d’unetournure merveilleuses ; il subit ses transformationsinconnues dans une rame de papier blanc soigneusement gardée, etvous le voyez courir, sautiller, dans sa magnifique robe luisantecomme du talc ou du spath, c’est une ablette qui vole. Le turc estle désespoir du propriétaire, il échappe sous terre à la circulaireadministrative qui ne peut en ordonner les Vêpres-Siciliennes quequand il est devenu hanneton, et si les populations savaient dequels désastres elles sont menacées, au cas où ellesn’extermineraient pas les hannetons et les chenilles, ellesobéiraient un peu mieux aux injonctions préfectorales.

La Hollande a manqué périr, ses digues ont été rongées par lestarets, et la science ignore à quel insecte aboutit le taret, commeelle ignore les métamorphoses antérieures de la cochenille. L’ergotdu seigle est vraisemblablement une peuplade d’insectes où le géniede Raspail n’a encore découvert qu’un léger mouvement. Ainsi, enattendant la moisson et le glanage, une cinquantaine de vieillesfemmes imitèrent le travail du turc au pied de cinq ou six centsarbres qui devaient être des cadavres au printemps, ne pas secouvrir de feuilles, et ils étaient choisis au milieu des endroitsles moins accessibles, en sorte que le branchage leurappartiendrait. Ce secret, qui l’avait donné ! Personne !Courtecuisse s’était plaint au cabaret de Tonsard, d’avoir surpris,dans son jardin, un orme à pâlir, cet orme commençait une maladie,il avait soupçonné le turc, car lui, Courtecuisse, il connaissaitbien les turcs et voilà comment s’y prenaient les turcs, et quandun turc était au pied d’un arbre, l’arbre était perdu !… Et ilimita le travail du turc. Les vieilles femmes se mirent à cetteoeuvre de destruction avec une habileté de fée et y furent pousséespar les mesures désespérantes que prit le maire de Blangy, et qu’ilfut ordonné de prendre aux maires des communes adjacentes. Lesgardes-champêtres tambourinèrent une proclamation où il était ditque personne ne serait admis à glaner et halleboter sans uncertificat d’indigence donné par les maires de chaque commune, etdont le modèle fut envoyé par le préfet au sous-préfet, et par(celui-ci) à chaque maire. Les grands propriétaires du départementadmiraient beaucoup la conduite du général Montcornet, et lepréfet, dans ses salons, disait : – Si, au lieu de demeurer àParis, les sommités sociales venaient sur leurs terres ets’entendaient, on finirait par obtenir quelque résultat heureux,car ces (mesures)-là doivent se prendre partout, être appliquéesavec ensemble et modifiées par des bienfaits, par une philanthropieéclairée, comme fait le général Montcornet.

En effet, le général et sa femme essayaient de labien(fai)sance. Ils l’avaient raisonnée, ils voulaient démontrerpar des résultats à ceux qui les pillaient qu’ils gagneraientdavantage en s’occupant à des travaux licites. Ils donnaient duchanvre à filer et payaient la façon ; la comtesse faisaitensuite fabriquer de la toile avec ce fil pour faire des torchons,des tabliers, des grosses serviettes pour la cuisine et deschemises pour les indigents. Le comte entreprenait desaméliorations qui voulaient des ouvriers et n’employait que ceuxdes communes environnantes. Sibilet était chargé de ces détails, ilindiquait les vrais nécessiteux, il les amenait quelquefois. Lacomtesse tenait ses assises de bienfaisance dans la grandeantichambre qui donnait sur le perron, une belle salle dallée enmarbre blanc et rouge, ornée d’un beau poële en faïence, garnie delongues banquettes couvertes en velours rouge. Ce fut là, qu’unmatin avant la moisson, Sibilet amena Catherine Tonsard, qui avaità faire une confession (terrible) pour une pauvre fille. Elle setenait dans une attitude de criminelle, elle raconta l’embarrasdans lequel elle était à sa grand’mère ; sa mère lachasserait, son père, un homme d’honneur, la tuerait ; si elleavait seulement mille francs, elle serait épousée par un ouvriernommé Godain, qui ferait comme son père, il achèterait un mauvaisterrain, et s’y bâtirait une chaumière. C’était attendrissant. Lacomtesse promit de consacrer à ce mariage, la somme nécessaire àsatisfaire quelque fantaisie. Le mariage heureux de Michaud, celuide (Groison) étaient faits pour l’encourager. Puis cette noce, cemariage encourageraient les gens du pays à se bien conduire. Lemariage de Catherine Tonsard et de Godain fut arrangé. Une autrefois, une vieille horrible femme, la mère de Bonnébault, quidemeurait dans une masure, entre la porte de Couches et le village,rapportait une charge de fils.

– Madame la comtesse a fait des merveilles, disaitSibilet ; cette femme-là vous causait bien du dégât dans vosbois ; mais aujourd’hui comment irait-elle ? Elle file dumatin au soir.

Le pays était calme ; Groison faisait des rapportssatisfaisants, les délits semblaient vouloir cesser. Les gardes seplaignaient cependant de trouver beaucoup de branches coupées à laserpette au fond des taillis, dans l’intention évidente de sepréparer du bois pour l’hiver, et ils guettaient les auteurs de cesdélits sans avoir pu les prendre. Le comte, aidé par Groison,n’avait donné les certificats d’indigence qu’aux trente ou quarantepauvres réels de la commune ; mais les maires des communesenvironnantes avaient été moins difficiles. Plus le comte s’étaitmontré clément dans l’affaire de Couches, plus il avait résolud’être sévère à l’occasion du glanage qui était dégénéré envolerie. Il ne s’occupait point de ses trois fermesaffermées ; il ne s’agissait que de ses métairies à moitié,qui étaient assez nombreuses ; il en avait six, de chacunedeux cents arpents. Il avait publié que, sous peine deprocès-verbal et des amendes que prononcerait le tribunal de paix,il était défendu d’entrer dans les champs avant l’enlèvement desgerbes ; son ordonnance ne concernait que lui dans sa commune.Rigou connaissait le pays. il avait loué ses terres labourables parportions à des gens qui savaient enlever leurs récoltes, et parpetits baux, il se faisait payer en grain. Le glanage nel’atteignait point. Les autres propriétaires étaient paysans, etentre eux ils ne se mangeaient point. Le comte avait ordonné àSibilet de s’arranger avec ses métayers pour couper sur les terresde chaque ferme, l’une après l’autre, en faisant repasser tous lesmoissonneurs à chacun de ses fermiers, au lieu de les disséminer,ce qui empêchait la surveillance. Le comte alla lui-même avecMichaud examiner comment se passeraient les choses. Groison, quiavait suggéré cette mesure, devait assister à toutes les prises depossession des champs du riche propriétaire par les indigents. Lesgens des villes n’imagineraient jamais ce qu’est le glanage pourles gens de la campagne ; leur passion est inexplicable, caril y a des femmes qui abandonnent des travaux bien rétribués pouraller glaner. Le blé qu’elles trouvent ainsi leur semblemeilleur ; il y a dans cette provision ainsi faite, et quitient à leur nourriture la plus substantielle, un attrait inouï.Les mères emmènent leurs petits enfants, leurs filles, leursgarçons, les vieillards ; et naturellement ceux qui ont dubien affectent la misère. On met, pour glaner, ses haillons. Lecomte et Michaud, à cheval, assistèrent à la première entrée de cemonde dans les premiers champs de la première métairie. Il étaitdix heures du matin, le mois d’août était chaud, le ciel était sansnuages, bleu comme une pervenche, la terre brûlait, les boisflambaient, les moissonneurs travaillaient la face cuite par laréverbération des rayons sur une terre endurcie et sonore, tousmuets, la chemise mouillée, buvant de l’eau contenue dans cescruches de grès rondes comme un pain, garnies de deux anses et d’unentonnoir grossier bouché avec un bout de saule.

Au bout des champs moissonnés sur lesquels étaient lescharrettes où s’empilaient les gerbes, il y avait une centaine decréatures qui, certes, laissaient bien loin les plus hideusesconceptions que les pinceaux de Murillo, de Téniers, les plushardis en ce genre, et les figures de Callot, ce prince de lafantaisie des misères, (aient réalisées) ; leurs haillons sicruellement déchiquetés, leurs jambes de bronze, leurs têtespelées, leurs couleurs si curieusement dégradées, leurs déchirureshumides de graisse, leurs reprises, leurs taches, les décolorationsdes étoffes, les trames mises à jour, enfin leur idéal du matérieldes misères était dépassé, de même que les expressions avides,inquiètes, hébétées, idiotes, sauvages de ces figures, avaient surleurs immortelles compositions l’avantage éternel que conserve lanature sur l’art. Il y avait des vieilles au cou de dindon, àl’oeil chauve et rouge, qui tendaient la tête comme des chiensd’arrêt devant la perdrix, des enfants silencieux comme des soldatssous les armes, des petites filles qui trépignaient comme desanimaux attendant leur pâture, les caractères de l’enfance et de lavieillesse étaient opprimés sous une féroce convoitise, celle dubien d’autrui qui devenait le leur par abus. Tous ces yeux étaientardents, les gestes menaçaient et tous gardaient le silence enprésence du comte, du garde-champêtre et du garde-général. Lagrande propriété, les fermiers, les travailleurs et les pauvres,toute la campagne était en présence, la question sociale sedessinait nettement, car la faim avait convoqué ces figuresprovoquantes… Le soleil mettait en relief tous ces traits durs, lescreux des visages, il brûlait les pieds nus et couverts depoussière, il y avait des enfants sans chemise, à peine couvertsd’une blouse déchirée, les cheveux blonds bouclés pleins de pailleet de foin, de brins de bois ; quelques femmes en tenaient parla main de tout petits qui marchaient de la veille et qu’on allaitlaisser rouler dans quelque sillon.

Ce tableau sombre était déchirant pour un vieux soldat qui avaitle coeur bon ; le général dit à Michaud :

– Ca me fait mal à voir. Il faut connaître l’importance de cesmesures pour y persister.

– Si chaque propriétaire vous imitait, demeurait sur ses terres,et y faisait le bien que vous faites sur les vôtres, il n’y auraitpas, je ne dis pas de pauvres, car il y en aura toujours, mais iln’existerait pas un être qui ne pût vivre de son travail.

– Les maires de Couches, de Cerneux et de Soulanges nous ontenvoyé leurs pauvres, dit Groison qui avait vérifié lescertificats, ça ne se devrait pas…

– Non, mais nos pauvres iront sur ces communes-là, dit le comte,c’est assez pour cette fois d’obtenir que l’on ne prenne pas à mêmeles gerbes, il faut aller pas à pas, dit-il en partant.

– L’avez-vous entendu, dit la vieille Tonsard à la vieilleBonnébault, car le dernier mot du comte avait été prononcé d’un tonmoins bas que le reste, et il tomba dans l’oreille d’une de cesdeux vieilles qui étaient postées dans le chemin qui longeait lechamp.

– Oui, ça n’est pas tout, aujourd’hui une dent demain uneoreille, s’ils pouvaient trouver une sauce pour manger nosfressures comme celle des veaux, ils mangeraient du chrétien !dit la vieille Bonnébault, qui montra son profil menaçant au comtequand il passa, lui lança un regard mielleux et lui fit larévérence.

– Vous glanez donc aussi, vous à qui ma femme fait cependantgagner bien de l’argent ?

– Eh ! mon cher monsieur, que Dieu vous conserve en bonnesanté, mais voyez-vous, mon gars me mange tout, et je sommes forcéede cacher ce peu de blé pour avoir du pain l’hiver… j’en ramassonsencore quelque peu… ça aide !

Le glanage donna peu de chose aux glaneurs. En se sentantappuyés, les fermiers et les métayers firent bien scier leursrécoltes, veillèrent à la mise en gerbe et à l’enlèvement. Habituésà trouver dans leurs glanes une certaine quantité de blé et nel’ayant point, les faux comme les vrais indigents, qui avaientoublié le pardon de Couches, éprouvèrent un mécontentement sourdqui fut envenimé par les Tonsard, par Courtecuisse, par Bonnébault,(V)audoyer, Godain et leurs adhérents, dans les scènes de cabaret.Ce fut pis encore après la vendange, car le hallebotage ne commençaqu’après les vignes vendangées et visitées par Sibilet avec unerigueur remarquable. Cette exécution exaspéra les esprits audernier point ; mais il existe un si grand espace entre laclasse qui se courrouçait et celle qui était menacée, que lesparoles y meurent, on ne s’aperçoit de ce qui s’y passe que par lesfaits, elle travaille à la manière des taupes. Au château desAigues, le comte endormi par Sibilet, rassuré par Michaud,s’applaudissait de sa fermeté, remerciait sa femme d’avoircontribué par sa bienfaisance à l’immense résultat de leurtranquillité. La question de la vente des bois, le général seréservait de la résoudre à Paris en s’entendant avec des marchands,il n’avait aucune idée de la manière dont se fait ce commerce etquelle influence avait (Gau)bertin sur le cours de l’Yonne quiapprovisionne Paris en grande partie.

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