Les Paysans

Chapitre 10Le triomphe des vaincus

Au mois de mai, quand la belle saison fut venue, et que lesParisiens furent arrivés aux Aigues, un soir, monsieur (de)Troisville, que sa fille avait amené, Blondet, le curé, le général,le sous-préfet de La-Ville-aux-Fayes, qui était en visite, jouaientau wisth, il était onze heures et demi. Joseph vint dire à sonmaître que ce mauvais ouvrier renvoyé voulait lui parler, il disaitque le général lui redevait quelque chose, il était gris.

– Bon, j’y vais ; et le général alla sur la pelouse.

– Monsieur le comte, on ne tirera jamais rien de ces gens ;tout ce que j’ai deviné, c’est que, si vous continuez à rester dansle pays et à vouloir que les paysans renoncent aux habitudes quemademoiselle Laguerre leur a laissé prendre, on vous tirera quelquecoup de fusil aussi… D’ailleurs, ils se défient plus de moi que devos gardes.

Le comte paya l’espion, qui partit, et dont le départ justifiales soupçons des complices de la mort de Michaud. Mais quand ilrevint dans le salon, il y eut sur sa figure trace d’une émotion,et sa femme lui demanda ce qu’il venait d’apprendre.

– Mais la mort de Michaud est un avis indirect qu’on nous donnede quitter le pays…

– Moi, dit monsieur de Troisville, je ne quitterais point, j’aieu ces difficultés-là en Normandie, mais sous une autre forme, etj’ai persisté, maintenant tout va bien.

– Monsieur le marquis, dit le sous-préfet, la Normandie et laBourgogne sont deux pays bien différents, ici nous avons le sangplus chaud, nous ne connaissons pas si bien les lois, et noussommes entourés de forêts, l’industrie ne nous a pas encoregagnés ; nous sommes sauvages Si j’ai un conseil à donner àmonsieur le comte, c’est de vendre sa terre, et de la placer enrente, il doublera son revenu, et n’aura pas le moindresouci ; s’il aime la campagne, il aura, dans les environs deParis, un château, avec un parc entouré de murs, aussi beau quecelui des Aigues, où personne n’entrera, et qui n’aura que desfermes louées à des gens qui viendront en cabriolet le payer enbillets de banque, et il ne fera pas dans l’année un seulprocès-verbal…

Il ira et viendra en trois ou quatre heures, et monsieur Blondetne nous manquera pas si souvent, madame la comtesse…

– Moi, reculer devant des paysans, quand je n’ai pas reculé mêmesur le Danube !

– Oui, mais où sont vos cuirassiers ? dit Blondet.

– Une aussi belle terre !

– Vous en aurez aujourd’hui plus de deux millions.

– Le château a dû coûter cela, dit monsieur de Troisville.

– Une des plus belles propriétés qu’il y ait à vingt lieues à laronde, dit le sous-préfet ; mais vous retrouverez mieux auxenvirons de Paris.

– Qu’a-t-on de rente avec deux millions cinq cent millefrancs ? demanda la comtesse.

– Aujourd’hui, environ cent quarante mille francs, réponditBlondet.

– Les Aigues ne rapportent pas en sac plus de quarante millefrancs, dit la comtesse, encore, ces années-ci, vous avez faitd’immenses dépenses ; vous avez entouré les bois defossés…

– On a, dit Blondet, un château royal aujourd’hui, pour cinqcent mille francs, aux environs de Paris. On achète les folies desautres.

– Je croyais que vous teniez aux Aigues ? dit le comte à safemme.

– Oui, mais je tiens encore plus à votre existence, dit-elle. Jevous aime encore assez pour ne pas vouloir être veuve.

Le lendemain soir, dans le salon de monsieur Gaubertin, àLa-Ville-aux-Fayes, le sous-préfet fut accueilli par cette phraseque lui dit le maire :

– Eh bien ! vous venez des Aigues ?…

– Oui, mais j’ai bien peur que nous perdions le général ;il va vendre sa terre.

– On ne peut toujours pas découvrir les auteurs de l’assassinatcommis sur la personne de son garde ? dit le juged’instruction.

– Ca nuira beaucoup à la vente des Aigues, dit Gaubertin devanttout son monde ; je sais bien, moi, que je ne les achèteraispas… Les gens du pays sont trop mauvais ; même du temps demademoiselle Laguerre, je me disputais avec eux, et Dieu sait commeelle les laissait faire.

Sur la fin du mois de mai, rien n’annonçait que le général eûtl’intention de mettre en vente les Aigues ; il était indécis.Un soir, sur les dix heures, il rentrait de la forêt par une dessix avenues qui conduisaient au pavillon du Rendez-vous, et ilavait renvoyé son garde, en se voyant assez près du pavillon. Audétour de l’allée, un homme armé d’un fusil sortit d’unbuisson.

– Général, dit-il, voilà la troisième fois que vous vous trouvezau bout de mon canon, et voilà la troisième fois que je vous donnela vie…

– Et pourquoi veux-tu me tuer, Bonnébault ? dit le comtesans témoigner la moindre peur.

– Ma foi ! si c’était pas moi, ce serait un autre ; etmoi, j’aime les gens qui ont servi l’Empereur, je peux pas medécider à vous tuer comme un pigeon. – Ne me questionnez pas, jeveux rien dire… Mais vous avez des ennemis plus puissants quevous ; j’aurai mille écus si je vous tue, et j’épouserai MarieTonsard. Eh bien, donnez-moi quelques méchants arpents de terre etune méchante baraque, je continuerai à dire ce que j’ai dit, qu’ilne s’est pas trouvé d’occasion… Vous aurez encore le temps devendre votre terre et de vous en aller… Je suis encore un honnêtehomme dans ce que je suis ; je vous le répète, si ce n’est pasmoi, ce sera un autre.

– Et si je te donne ce que tu me demandes, me diras-tu qui t’apromis deux mille francs ?

– Je ne le sais pas ; et la personne qui me pousse à cela,je l’aime trop pour vous la nommer ; et quand vous sauriez quec’est Marie Tonsard ; Marie Tonsard est comme un mur ; etmoi, je nierai vous l’avoir dit ; et d’elle, moi, je ne peuxrien savoir.

– Viens me voir demain matin, dit le général.

– Ca suffit, dit Bonnébault ; si l’on me trouvaitmaladroit, je vous préviendrais.

Huit jours après cette conversation singulière, toutl’arrondissement, tout le département et Paris était farcid’énormes affiches annonçant la vente des Aigues par lots, enl’étude de maître (Corbinet), notaire à Soulanges. Tous les lotsfurent adjugés à Rigou, et montèrent, malgré les demandes dugénéral qui, dans le concours des adjudicataires venus de tous lescoins, avait envoyé un homme pour pousser, à la somme totale dedeux millions trois cent mille francs. Le lendemain Rigou fitchanger les noms, monsieur Gaubertin avait les bois en commun, etlui les vignes. Le château et le parc furent revendus à la bandenoire, moins le pavillon et ses dépendances, que se réservamonsieur Gaubertin.

En 1837, pendant l’hiver, au moment où l’un des plusremarquables écrivains politiques et journalistes de ce temps,Emile Blondet, arrivait au dernier degré de misère, cachée sous lesdehors d’une vie bruyante et débauchée et qu’il hésitait à prendreun parti désespéré en voyant que ses travaux, son esprit, sonsavoir, sa science des affaires, ne l’avaient amené à rien qu’àécrivailler au profit des autres, en voyant toutes les placesprises, en se sentant au bord de l’âge mûr, sans considération, enapercevant des sots et des niais bourgeois remplacer les gens decour et les incapables de la Restauration, et le gouvernement sereconstituer comme il était avant 1830 [Phrase inachevée. (N.d.E.)]. Un soir, où il était bien près du suicide, qu’il avait tantpoursuivi de ses plaisanteries, et qu’en jetant un dernier regardsur sa déplorable existence, calomniée et surchargée de travauxbien plus que de ces orgies qu’on lui reprochait, il voyait unenoble et belle figure de femme, comme on voit une statue restéeentière et pure au milieu des plus tristes ruines, son portier luiremit une lettre cachetée en noir, où la comtesse de Montcornet luiannonçait la mort du général, qui avait repris du service etcommandait une division. Elle était son héritière ; ellen’avait pas d’enfants. La lettre, quoique digne, indiquait àBlondet que la femme de quarante ans, qu’il avait aimée jeune, luitendait une main fraternelle et une fortune considérable. Il y aquelques jours, le mariage de la comtesse de Montcornet et demonsieur Blondet, nommé préfet, a eu lieu. Pour se rendre à sapréfecture, il prit par la route où se trouvaient autrefois lesAigues, et il fit arrêter dans l’endroit où étaient jadis les deuxpavillons, voulant visiter la commune de Blangy, peuplée de si douxsouvenirs pour les deux voyageurs. Le pays n’était plusreconnaissable. Les bois mystérieux, les avenues du parc, toutavait été défriché ; la campagne ressemblait à la carted’échantillons d’un tailleur. Le paysan avait pris possession de laterre en vainqueur et en conquérant. Elle était déjà divisée enplus de mille lots, et la population avait triplé entre Couches etBlangy. La mise en culture de ce beau parc, si soigné, sivoluptueux naguères, avait dégagé le pavillon du Rendez-vous,devenu la villa il Buen-Retiro , de dame Isaure Gaubertin ;c’était le seul bâtiment resté debout, et qui dominait le paysage,ou, pour mieux dire, la petite culture remplaçant le paysage. Cetteconstruction ressemblait à un château, tant étaient misérables lesmaisonnettes bâties tout autour, comme bâtissent les paysans.

– Voilà le progrès ! s’écria Emile. C’est une page duContrat social de Jean-Jacques ! Et moi je suis attelé à lamachine sociale qui fonctionne ainsi !… Mon Dieu ! quedeviendront les rois dans peu ! Mais que deviendront, avec cetétat de choses, les nations elles-mêmes dans cinquanteans ?…

– Tu m’aimes, tu es à côté de moi ; je trouve le présentbien beau, et ne me soucie guère d’un avenir si lointain, luirépondit sa femme.

– Auprès de toi, vive le présent ! dit gaiement l’amoureuxBlondet, et au diable l’avenir ! Puis il fit signe au cocherde partir, et tandis que les chevaux s’élançaient au galop, lesnouveaux mariés reprirent le cours de leur lune de miel.

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