Les Paysans

Chapitre 4Autre idylle

– Ah ! nom de nom ! papa, dit Tonsard en voyant entrerson beau-père et le soupçonnant d’être à jeun, vous avez la gueulehâtive ce matin. Nous n’avons rien à vous donner… Et stecorde ? ste corde que nous devions faire ? C’est étonnantcomme vous en fabriquez la veille, et comme vous vous en trouvezpeu de fait le lendemain. Il y a longtemps que vous auriez dûtortiller celle qui mettra fin à votre existence, car vous nousdevenez beaucoup trop cher…

La plaisanterie du paysan et de l’ouvrier est très-attique, elleconsiste à dire toute la pensée en la grossissant par uneexpression grotesque. On n’agit pas autrement dans les salons. Lafinesse de l’esprit y remplace le pittoresque de la grossièreté,voilà toute la différence.

– Y a pas de beau-père ! dit le vieillard, parle-moi enpratique, je veux une bouteille du meilleur.

Ce disant, Fourchon frappa d’une pièce de cent sous qui dans samain brillait comme un soleil, la méchante table à laquelle ils’était assis et que son tapis de graisse rendait aussi curieuse àvoir que ses brûlures noires, ses marques vineuses et sesentailles. Au son de l’argent, Marie Tonsard, taillée comme unecorvette pour la course, jeta sur son grand-père un regard fauvequi jaillit de ses yeux bleus comme une étincelle. La Tonsardsortit de sa chambre, attirée par la musique du métal.

– Tu brutalises toujours mon pauvre père, dit-elle à Tonsard, ilgagne pourtant bien de l’argent depuis un an, Dieu veuille que cesoit honnêtement. Voyons ça ?… dit-elle en sautant sur lapièce et l’arrachant des mains de Fourchon.

– Va, Marie, dit gravement Tonsard, au-dessus de la planche, y aencore du vin bouché .

Dans la campagne le vin n’est que d’une seule qualité, mais ilse vend sous deux espèces : le vin au tonneau, le vin bouché.

– D’où ça vous vient-il ? demanda la fille à son père encoulant la pièce dans sa poche.

– Philippine ! tu finiras mal, dit le vieillard en hochantla tête et sans essayer de reprendre son argent.

Déjà, sans doute, Fourchon avait reconnu l’inutilité d’une lutteentre son terrible gendre, sa fille et lui.

– V’là une bouteille de vin que vous me vendez encore centsous ! ajouta-t-il d’un ton amer ; mais aussi sera-ce ladernière. Je donnerai ma pratique au Café de la Paix.

– Tais-toi ! papa, reprit la blanche et grasse cabaretièrequi ressemblait assez a une matrone romaine, il te faut unechemise, un pantalon propre, un autre chapeau, je veux te voirenfin un gilet…

– Je t’ai déjà dit que ce serait me ruiner, s’écria levieillard. Quand on me croira riche, personne ne me donnera plusrien.

La bouteille apportée par la blonde Marie arrêta l’éloquence duvieillard, qui ne manquait pas de ce trait particulier à ceux dontla langue se permet de tout dire et dont l’expression ne reculedevant aucune pensée, fût-elle atroce.

– Vous ne voulez donc pas nous dire où vous pigez tant demonnaie ?… demanda Tonsard, nous irions aussi, nousautres !…

Tout en finissant un collet, le féroce cabaretier espionnait lepantalon de son beau-père et il y vit bientôt la rondeur dessinéeen saillie par la seconde pièce de cinq francs.

– A votre santé ! je deviens capitaliste, dit le pèreFourchon.

– Si vous vouliez, vous le seriez, dit Tonsard, vous avez desmoyens, vous !… Mais le diable vous a percé au bas de la têteun trou par où tout s’en va !

– Hé ! j’ai fait le tour de la loute à ce petit bourgeoisdes Aigues qui est venu de Paris, voilà tout !

– S’il venait beaucoup de monde voir les sources d’Avonne, ditMarie, vous seriez riche, papa Fourchon.

– Oui, reprit-il en buvant le dernier verre de sabouteille ; mais à force de jouer avec les loutes, les loutesse sont mises en colère, et j’en ai pris une qui va me rapporterpus de vingt francs.

– Gageons, papa, que t’as fait une loutre en filasse ?… ditla Tonsard en regardant son père d’un air finaud.

– Si tu me donnes un pantalon, un gilet, des bretelles enlisière pour ne pas trop faire honte à Vermichel, sur notre estradeà Tivoli, car le père Socquard grogne toujours après moi, je telaisse la pièce, ma fille ; ton idée la vaut bien. Je pourrairepincer le bourgeois des Aigues, qui, du coup, va peut-êtres’adonner aux loutes !

– Va nous quérir une autre bouteille, dit Tonsard à sa fille.S’il avait une loute, ton père nous la montrerait, répondit-il ens’adressant à sa femme et tâchant de réveiller la susceptibilité deFourchon.

– J’ai trop peur de la voir dans votre poêle à frire ! ditle vieillard qui cligna de l’un de ses petits yeux verdâtres enregardant sa fille. Philippine m’a déjà esbigné ma pièce, etcombien donc que vous m’en avez effarouché ed ‘ mes pièces, souscouleur de me vêtir, de me nourrir ?… Et vous me dites que magueule est hâtive, et je vas toujours tout nu.

– Vous avez vendu votre dernier habillement pour boire du VinCuit au Café de la Paix, papa ?… dit la Tonsard, à preuve queVermichel a voulu vous en empêcher…

– Vermichel !… lui que j’ai régalé ? Vermichel estincapable d’avoir trahi l’amitié, ce sera ce quintal de vieux lardà deux pattes qu’il n’a pas honte d’appeler sa femme !

– Lui ou elle, répondit Tonsard, ou Bonnébault…

– Si c’était Bonnébault, reprit Fourchon, lui qu’est un despiliers du café… je… le… suffit.

– Mais licheur, quéque ça fait que vous ayez vendu voseffets ? Vous les avez vendus parce que vous les avez vendus,vous êtes majeur ! reprit Tonsard en frappant sur le genou duvieillard. Allez, faites concurrence à mes futailles,rougissez-vous le gosier ! Le père à mame Tonsard en a ledroit, et vaut mieux ça que de porter votre argent blanc àSocquard !

– Dire que voilà quinze ans que vous faites danser le monde àTivoli, sans avoir pu deviner le secret du Vin Cuit de Socquard,vous qui êtes si fin ! dit la fille à son père. Vous savezpourtant bien qu’avec ce secret-là, nous deviendrions aussi richesque Rigou !

Dans le Morvan et dans la partie de la Bourgogne qui s’étale àses pieds du côté de Paris, ce Vin Cuit, reproché par la Tonsard aupère Fourchon, est un breuvage assez cher, qui joue un grand rôledans la vie des paysans, et que savent faire plus ou moinsadmirablement les épiciers ou les limonadiers, là où il existe descafés. Cette benoîte liqueur, composée de vin choisi, de sucre, decannelle et autres épices, est préférée à tous les déguisements oumélanges de l’eau-de-vie appelés Ratafiat, Cent-Sept-ans,Eau-des-Braves, Cassis, Vespétro, Esprit de soleil, etc. Onretrouve le Vin Cuit jusque sur les frontières de la France et dela Suisse. Dans le Jura, dans les lieux sauvages où pénètrentquelques touristes sérieux, les aubergistes donnent, sur la foi descommis-voyageurs, le nom de vin de Syracuse à ce produitindustriel, excellent d’ailleurs, et qu’on est enchanté de payertrois ou quatre francs la bouteille, par la faim canine qui segagne à l’ascension des pics. Or, dans les ménages morvandiauds etbourguignons, la plus légère douleur, le plus petit tressaillementde nerfs est un prétexte à Vin Cuit. Les femmes, pendant, avant etaprès l’accouchement, y joignent des rôties au sucre. Le Vin Cuit adévoré des fortunes de paysan. Aussi plus d’une fois ce séduisantliquide a-t-il nécessité des corrections maritales.

– Et y a pas mèche ! répondit Fourchon. Socquard s’esttoujours enfermé pour fabriquer son Vin Cuit ! Il n’en a pasdit le secret à défunt sa femme. Il tire tout de Paris pour stefabrique-là !

– Ne tourmente donc pas ton père ! s’écria Tonsard, il nesait pas, eh ! bien, il ne sait pas ! on ne peut pas toutsavoir !

Fourchon fut saisi d’inquiétude en voyant la physionomie de songendre s’adoucir aussi bien que sa parole.

– Quéque tu veux me voler ? dit naïvement le vieillard.

– Moi, dit Tonsard, je n’ai rien que de légitime dans mafortune, et quand je vous prends quelque chose, je me paie de ladot que vous m’avez promise.

Fourchon, rassuré par cette brutalité, baissa la tête en hommevaincu et convaincu.

– V’là-t-il un joli collet, reprit Tonsard en se rapprochant deson beau-père et lui posant le collet sur les genoux. Ils aurontbesoin de gibier aux Aigues, et nous arriverons bien à leur vendrele leur, ou y aurait pas de bon Dieu pour nous…

– Un solide travail, dit le vieillard en examinant cet enginmalfaisant.

– Laissez-nous ramasser des sous, allez, papa, dit la Tonsard,nous aurons notre part au gâteau des Aigues !…

– Oh ! les bavardes ! dit Tonsard. Si je suis pendu,ce ne sera pas pour un coup de fusil, ce sera pour un coup delangue de votre fille.

– Vous croyez donc que les Aigues seront vendus en détail pourvotre fichu nez ? répondit Fourchon. Comment depuis trente ansque le père Rigou vous suce la moelle de vos os, vous n’avez pascore vu que les bourgeois seront pires que les seigneurs ?Dans cette affaire-là, mes petits, les Soudry, les Gaubertin, lesRigou vous feront danser sur l’air de : J’ai du bon tabac, tu n’enauras pas ! L’air national des riches, quoi !… Le paysansera toujours le paysan ! Ne voyez-vous pas (mais vous neconnaissez rien à la politique !… ) que le Gouvernement n’atant mis de droits sur le vin que pour nous repincer notre quibus ,et nous maintenir dans la misère ! Les bourgeois et legouvernement, c’est tout un. Quéqu’ils deviendraient si nous étionstous riches ?… Laboureraient-ils leurs champs, feraient-ils lamoisson ? Il leur faut des malheureux ! J’ai été richependant dix ans, et je sais bien ce que je pensais desgueux !…

– Faut tout de même chasser avec eux, répondit Tonsard,puisqu’ils veulent allotir les grandes terres… Et après, nous nousretournerons contre les Rigou. A la place de Courtecuisse qu’ildévore, il y a longtemps que je lui aurais soldé mon compte avecd’autres balles que celles que le pauvre homme lui donne…

– Vous avez raison, répondit Fourchon. Comme dit le pèreNiseron, qu’est resté républicain après tout le monde, le Peuple ala vie dure, il ne meurt pas, il a le temps pour lui !…

Fourchon tomba dans une sorte de rêverie, et Tonsard en profitapour reprendre son collet ; mais en le reprenant, il coupad’un coup de ciseaux le pantalon pendant que le père Fourchonlevait son verre pour boire, et il mit le pied sur la pièce de centsous qui roula sur la partie du sol toujours humide où les buveurségouttaient leurs verres. Quoique lestement faite, cettesoustraction aurait peut-être été sentie par le vieillard, sansl’arrivée de Vermichel.

– Tonsard, savez-vous où se trouve le papa ? demanda lefonctionnaire au pied du palis.

Le cri de Vermichel, le vol de la pièce et l’épuisement du verreeurent lieu simultanément.

– Présent ! mon officier, dit le père Fourchon en tendantla main à Vermichel pour l’aider à monter les marches ducabaret.

De toutes les figures bourguignonnes, Vermichel vous eût sembléla plus bourguignonne. Le praticien n’était pas rouge, maisécarlate. Sa face, comme certaines parties tropicales du globe,éclatait sur plusieurs points par de petits volcans desséchés quidessinaient de ces mousses plates et vertes appelées assezpoétiquement par Fourchon des fleurs de vin . Cette tête ardentedont tous les traits avaient été démesurément grossis par decontinuelles ivresses, paraissait cyclopéenne, allumée du côtédroit par une prunelle vive, éteinte de l’autre par un oeil couvertd’une taie jaunâtre. Des cheveux roux toujours ébouriffés, unebarbe semblable à celle de Judas, rendaient Vermichel aussiformidable en apparence qu’il était doux en réalité. Le nez entrompette ressemblait à un point d’interrogation auquel la bouche,excessivement fendue, paraissait toujours répondre, même quand ellene s’ouvrait pas. Vermichel, homme de petite taille, portait dessouliers ferrés, un pantalon de velours vert-bouteille, un vieuxgilet rapetassé d’étoffes diverses qui paraissait avoir été faitavec une courtepointe, une veste en gros drap bleu et un chapeaugris à larges bords. Ce luxe imposé par la ville de Soulanges oùVermichel cumulait les fonctions de concierge de l’Hôtel-de-Ville,de tambour, de geôlier, de ménétrier et de praticien étaitentretenu par madame Vermichel, une terrible antagoniste de laphilosophie rabelaisienne. Cette virago à moustaches, large d’unmètre, d’un poids de cent vingt kilogrammes, et néanmoins agile,avait établi sa domination sur Vermichel, qui battu par ellependant ses ivresses, la laissait encore faire quand il était àjeun. Aussi le père Fourchon disait-il, en méprisant la tenue deVermichel : – C’est la livrée d’un esclave.

– Quand on parle du soleil, on en voit les rayons, repritFourchon en répétant une plaisanterie inspirée par la rutilantefigure de Vermichel qui ressemblait en effet à ces soleils d’orpeints sur les enseignes d’auberge en province. Madame Vermichela-t-elle aperçu trop de poussière sur ton dos, que tu fuis tesquatre cinquièmes, car on ne peut pas l’appeler ta moitié, stefemme ?… . Qui t’amène de si bonne heure ici, tambourbattu ?

– Toujours la politique ! répondit Vermichel évidemmentaccoutumé à ces plaisanteries.

– Ah ! le commerce de Blangy va mal, nous allons protesterdes billets, dit le père Fourchon en versant un verre de vin à sonami.

– Mais notre singe est sur mes talons, répandit Vermichel enhaussant le coude.

Dans l’argot des ouvriers, le singe c’est le maître. Cettelocution faisait partie du Dictionnaire Vermichel et Fourchon.

– Quéque m’sieur Brunet vient dont tracasser par ici ?demanda la Tonsard.

– Hé ! parbleu, vous autres, dit Vermichel, vous luirapportez depuis trois ans pus que vous ne valez… Ah ! il voustravaille joliment les côtes, le bourgeois des Aigues ! Il vabien, le Tapissier… Comme dit le petit père Brunet : –  » S’il yavait trois propriétaires comme lui dans la vallée, ma fortuneserait faite !…  »

– Qué qu’ils ont donc inventé de nouveau contre le pauvremonde ? dit Marie.

– Ma foi ! reprit Vermichel, ça n’est pas bête,allez ! et vous finirez par mettre les pouces… Quevoulez-vous ? les voilà bien en force depuis bientôt deux ansavec trois gardes, un garde à cheval, tous actifs comme desfourmis, et un garde-champêtre qu’est un dévorant. Enfin lagendarmerie se botte maintenant à tout propos pour eux… Ils vousécraseront…

– Ah ! ouin ! dit Tonsard, nous sommes trop plats… Cequ’il y a de plus résistant, c’est pas l’arbre, c’est l’herbe…

– Ne t’y fie pas, répondit le père Fourchon à son gendre, t’asdes propriétés…

– Enfin, reprit Vermichel, ils vous aiment ces gens, car ils nepensent qu’à vous du matin au soir ! Ils se sont dit comme ça:  » Les bestiaux de ces gueux-là nous mangent nos prés ; nousallons les leur prendre, leurs bestiaux. Quand ils n’auront plus debestiaux, ils ne pourront pas manger eux-mêmes l’herbe de nos prés. » Comme vous avez tous des condamnations sur le dos, ils ont dit ànotre singe de saisir vos vaches. Nous commencerons ce matin parCouches, nous allons y saisir la vache à la Bonnébault, la vache àla mère de Godain, la vache à la Mitant.

Dès qu’elle eut entendu le nom de Bonnébault, Marie l’amoureusede Bonnébault, le petit-fils de la vieille à la vache, sauta dansle clos de vigne après avoir guigné son père et sa mère. Elle passacomme une anguille à travers un trou de la haie, et s’élança versCouches avec la rapidité d’un lièvre poursuivi.

– Ils en feront tant, dit tranquillement Tonsard, qu’ils seferont casser les os, et ce sera dommage, leurs mères ne leur enreferont pas d’autres.

– Ca se pourrait bien tout de même ! ajouta le pèreFourchon. Mais, vois-tu, Vermichel, je ne peux pas être à vousavant une heure d’ici, j’ai des affaires importantes auchâteau…

– Plus importantes que trois vacations à cinq sous ?… fautpas cracher sur la vendange ! a dit le papa Noé.

– Je te dis, Vermichel, que mon commerce m’appelle au châteaudes Aigues, répéta le vieux Fourchon en prenant un air de risibleimportance.

– D’ailleurs, ça ne serait pas, dit la Tonsard, que mon pèreferait bien de s’évanouir. Est-ce que par hasard vous voudrieztrouver les vaches ?…

– Monsieur Brunet, qui est un bon homme, ne demande pas mieuxque de n’en trouver que les bouses, répondit Vermichel. Un hommeobligé comme lui de trotter par les chemins à la nuit, il estprudent.

– Et il a raison, dit sèchement Tonsard.

– Donc, reprit Vermichel, il a dit comme ça à monsieur Michaud : » J’irai dès que l’audience sera terminée.  » S’il voulait trouverles vaches, il y serait allé demain à sept heures… Mais faudraqu’il marche, allez, monsieur Brunet. On n’attrape pas deux fois leMichaud, c’est un chien de chasse fini ! Ah ! québrigand !

– Ça devrait rester à l’armée, des sacripants comme ça, ditTonsard, ça n’est bon qu’à lâcher sur les ennemis… Je voudrais bienqu’il me demandât mon nom ! il a beau se dire un vieux de laJeune Garde, je suis sûr qu’après avoir mesuré nos ergots, il m’enresterait plus long qu’à lui dans les pattes.

– Ah ! çà, dit la Tonsard à Vermichel, et les affiches dela fête de Soulanges, quand les verra-t-on ?… Nous voici le 8août…

– Je les ai portées à imprimer chez monsieur Bournier, hier, àLa-Ville-aux-Fayes, répondit Vermichel. On a parlé chez mame Soudryd’un feu d’artifice sur le lac.

– Quel monde nous aurons ! s’écria Fourchon.

– En v’là des journées pour Socquard s’il ne pleut pas, dit lecabaretier d’un air envieux.

On entendit le trot d’un cheval venant de Soulanges, et cinqminutes après l’huissier attachait son cheval à un poteau misexprès à la claire-voie par où passaient les vaches. Puis, ilmontra sa tête à la porte du Grand-I-Vert.

– Allons, allons, mes enfants, ne perdons pas de temps, dit-ilen affectant d’être pressé.

– Ah ! dit Vermichel, vous avez un réfractaire, monsieurBrunet. Le père Fourchon a la goutte.

– Il a plusieurs gouttes, répliqua l’huissier, mais la loi nelui demande pas d’être à jeun.

– Pardon, monsieur Brunet, dit Fourchon, je suis attendu pouraffaire aux Aigues, nous sommes en marche pour eune loute…

Brunet, petit homme sec, au teint bilieux, vêtu tout en drapnoir, l’oeil fauve, les cheveux crépus, la bouche serrée, le nezpincé, l’air jésuite, la parole enrouée, offrait le phénomène d’unephysionomie, d’un maintien et d’un caractère en harmonie avec saprofession. Il connaissait si bien le Droit, ou pour mieux dire lachicane, qu’il était à la fois la terreur et le conseiller ducanton ; aussi ne manquait-il pas d’une certaine popularitéparmi les paysans auxquels il demandait la plupart du temps sonpaiement en denrées. Toutes ses qualités actives et négatives, cesavoir-faire lui valaient la clientèle du canton, à l’exclusion deson confrère maître Plissoud, dont il sera question plus tard. Cehasard d’un huissier qui fait tout et d’un huissier qui ne faitrien est fréquent dans les Justices de Paix, au fond descampagnes.

– Ca chauffe donc ?… dit Tonsard au petit père Brunet.

– Que voulez-vous, vous le pillez aussi par trop, cethomme !… Il se défend ! répondit l’huissier ! Cafinira mal toutes vos affaires, le gouvernement s’en mêlera.

– Il faudra donc que nous autres malheureux nous crévions ?dit la Tonsard en offrant un petit verre sur une soucoupe àl’huissier.

– Les malheureux peuvent crever, on n’en manquera jamais !…dit sentencieusement Fourchon.

– Vous dévastez aussi par trop les bois, répliqual’huissier.

– On fait bien du bruit, allez, pour quelques malheureux fagots,dit la Tonsard.

– On n’a pas assez rasé de riches pendant la révolution, voilàtout, dit Tonsard.

En ce moment, l’on entendit un bruit horrible en ce qu’il étaitinexplicable. Le galop de deux pieds enragés mêlé à un cliquetisd’armes dominait un bruissement de feuillages et de branchesentraînées par des pas encore plus précipités. Deux voix aussidifférentes que les deux galops lançaient des interjectionsbraillardes. Tous les gens du cabaret devinèrent la poursuite d’unhomme et la fuite d’une femme ; mais à quel propos ?…l’incertitude ne dura pas longtemps.

– C’est la mère, dit Tonsard en se dressant, je reconnais sagrelote !

Et soudain, après avoir gravi les méchantes marches duGrand-I-Vert, par un dernier effort dont l’énergie ne se trouvequ’au coeur des contrebandiers, la vieille Tonsard tomba les quatrefers en l’air au milieu du cabaret. L’immense lit de bois de sonfagot fit un fracas terrible en se brisant contre le haut de laporte et sur le plancher. Tout le monde s’était écarté. Les tables,les bouteilles, les chaises atteintes par les branches,s’éparpillèrent. Le tapage n’eût pas été si grand, si la chaumièrese fût écroulée.

– Je suis morte du coup ! le gredin m’a tuée !…

Le cri, l’action et la course de la vieille femme s’expliquèrentpar l’apparition sur le seuil d’un garde habillé tout en drap vert,le chapeau bordé d’une ganse d’argent, le sabre au côté, labandoulière de cuir aux armes de Montcornet avec celles desTroisville en abîme, le gilet rouge d’ordonnance, les guêtres depeau montant jusqu’au-dessus du genou.

Après un moment d’hésitation, le garde dit en voyant Brunet etVermichel :

– J’ai des témoins.

– De quoi ? dit Tonsard.

– Cette femme a dans son fagot un chêne de dix ans coupé enrondins, un vrai crime !…

Vermichel, dès que le mot témoins eut été prononcé, jugea très àpropos d’aller dans le clos prendre l’air.

– De quoi !… . de quoi !… dit Tonsard en se plaçantdevant le garde pendant que la Tonsard relevait sa belle-mère,veux-tu bien me montrer tes talons, Vatel ?… Verbalise etsaisis sur le chemin, tu es là chez toi, brigand, mais sors d’ici.Ma maison est à moi, peut-être ? Charbonnier est maître chezlui… .

– Il y a flagrant délit, ta mère va me suivre..

– Arrêter ma mère chez moi ? tu n’en as pas le droit. Mondomicile est inviolable !… . On sait ça du moins. As-tu unmandat de monsieur Guerbet, notre juge d’instruction ?Ah ! c’est qu’il faut la justice pour entrer ici. Tu n’es pasla justice, quoique tu aies prêté serment au tribunal de nous fairecrever de faim, méchant gabelou de forêt !

La fureur du garde était arrivée à un tel paroxisme qu’il vouluts’emparer du fagot ; mais la vieille, un affreux parcheminnoir doué de mouvement, et dont le pareil ne se voit que dans letableau des Sabines de David, lui cria :

– N’y touche pas ou je te saute aux yeux !

– Eh ! bien, osez défaire votre fagot en présence demonsieur Brunet ? dit le garde.

Quoique l’huissier affectât cet air d’indifférence quel’habitude des affaires donne aux officiers ministériels, il fit àla cabaretière et à son mari ce clignement d’yeux qui signifie :mauvaise affaire !… Le vieux Fourchon, lui ! [Il faudraitprobablement une virgule à la place du point d’exclamation.(N.d.E.)] montra du doigt à sa fille le tas de cendres amoncelédans la cheminée par un geste significatif. La Tonsard, qui comprità la fois le danger de sa belle-mère et le conseil de son père,prit une poignée de cendres et la jeta dans les yeux du garde.Vatel se mit à hurler, Tonsard éclairé de toute la lumière queperdait le garde, le poussa rudement sur les méchantes marchesextérieures où les pieds d’un aveugle devaient si facilementtrébucher, que Vatel roula jusque dans le chemin en lâchant sonfusil. En un moment, le fagot fut défait, les bûches en furentextraites et cachées avec une prestesse qu’aucune parole ne peutrendre. Brunet, ne voulant pas être témoin de cette opérationprévue, se précipita sur le garde pour le relever, il l’assit surle talus et alla mouiller son mouchoir dans l’eau pour laver lesyeux au patient qui, malgré ses souffrances, essayait de se traînervers le ruisseau.

– Vatel, vous avez tort, lui dit l’huissier, vous n’avez pas ledroit d’entrer dans les maisons, voyez-vous…

La vieille, petite femme presque bossue, lançait autantd’éclairs par ses yeux que d’injures par sa bouche démeublée etcouverte d’écume, en se tenant sur le seuil de la porte, les poingssur ses hanches et criant à se faire entendre de Blangy.

– Ah ! gredin, c’est bien fait, va ! Que l’enfer teconfonde !… Me soupçonner de couper des âbres ! moi, lapus honnête femme du village, et me chasser comme une bêtemalfaisante ! Je voudrais que tu perdes les yeux, le pays ygagnerait sa tranquillité. Vous êtes tous des porte-malheur !toi et tes compagnons qui supposez des méfaits pour animer laguerre entre votre maître et nous autres.

Le garde se laissait nettoyer les yeux par l’huissier qui, touten le pansant, lui démontrait toujours, qu’en Droit, il étaitrépréhensible.

– La gueuse, elle nous a mis sur les dents, dit enfin Vatel,elle est dans le bois depuis cette nuit…

Tout le monde ayant prêté main-vive au recel de l’arbre coupé,les choses furent promptement remises en état dans le cabaret.Tonsard vint alors sur la porte d’un air rogue.

– Vatel, mon fiston, si tu t’avises, une autre fois, de violermon domicile, c’est mon fusil qui te répondra, dit-il. Tu ne saispas ton métier… Après ça, tu as chaud, si tu veux un verre de vin,on te l’offre, tu pourras voir que le fagot de ma mère n’a pas unbrin de bois suspect, c’est tout broussailles.

– Canaille !… dit tout bas à l’huissier le garde plusvivement atteint au coeur par cette ironie qu’il n’avait étéatteint aux yeux par la cendre.

En ce moment, Charles, le valet de pied naguère envoyé à larecherche de Blondet, parut à la porte du Grand-I-Vert.

– Qu’avez-vous donc, Vatel ? dit le valet au garde.

– Ah ! répondit le garde-chasse en s’essuyant les yeux,qu’il avait plongés tout ouverts dans le ruisseau pour achever deles nettoyer, j’ai là des débiteurs à qui je ferai maudire le jouroù ils ont vu la lumière.

– Si vous l’entendez ainsi, monsieur Vatel, dit froidementTonsard, vous vous apercevrez que nous n’avons pas froid aux yeuxen Bourgogne !

Vatel disparut. Peu curieux d’avoir le mot de cette énigme,Charles regarda dans le cabaret.

– Venez au château, vous et votre loutre, si vous en avez une,dit-il au père Fourchon.

Le vieillard se leva précipitamment et suivit Charles.

– Eh ! bien, où donc est-elle, cette loutre ? ditCharles en souriant d’un air de doute.

– Par ici, dit le cordier en allant vers la Thune.

Ce nom est celui du ruisseau fourni par le trop-plein des eauxdu moulin et du parc des Aigues. La Thune court tout le long duchemin cantonal jusqu’au petit lac de Soulanges qu’elle traverse etd’où elle regagne l’Avonne, après avoir alimenté les moulins et leseaux du château de Soulanges.

– La voilà, je l’ai cachée dans le ru des Aigues avec une pierreà son cou.

En se baissant et se relevant, le vieillard ne sentit plus lapièce dans sa poche, où le métal habitait si peu qu’il devaits’apercevoir aussi bien du vide que du plein.

– Ah ! les guerdins ! s’écria-t-il, si je chasse auxloutes, ils chassent au beau-père, eux !… Ils me prennent toutce que je gagne, et ils disent que c’est pour mon bien !…Ah ! je le crois qu’il s’agit de mon bien ! Sans monpauvre Mouche, qu’est la consolation de mes vieux jours, je menoierais. Les enfants, c’est la ruine des pères. Vous n’êtes pasmarié, vous, monsieur Charles, ne vous mariez jamais ! vousn’aurez pas à vous reprocher d’avoir semé de mauvaisesgraines !… Moi qui croyais pouvoir acheter de lafilasse !… la v’là filée, ma filasse ! Ce monsieur, quiest gentil, m’avait donné dix francs, eh ! ben, la v’là benrenchérie, ma loute, à ste heure !

Charles se défiait tellement du père Fourchon qu’il prit sesvéritables lamentations pour la préparation de ce qu’en styled’office il appelait une couleur , et il commit la faute de laisserpercer son opinion dans un sourire que surprit le malicieuxvieillard.

– Ah ! çà, père Fourchon, de la tenue ?… hein !vous allez parler à madame, dit Charles en remarquant une assezgrande quantité de rubis flamboyant sur le nez et les joues duvieillard.

– Je suis à mon affaire, Charles, à preuve que si tu veux merégaler à l’office des restes du déjeuner et d’une bouteille oudeux de vin d’Espagne, je te dirai trois mots qui t’éviteront derecevoir une danse …

– Dites ? et François aura l’ordre de monsieur de vousdonner un verre de vin, répondit le valet de pied.

– C’est dit ?

– C’est dit.

– Eh ! bien, tu vas causer avec ma petite-fille Catherinesous l’arche du pont d’Avonne, Godain l’aime, il vous a vus, et ila la bêtise d’être jaloux… . Je dis une bêtise, car un paysan nedoit pas avoir des sentiments qui ne sont permis qu’aux riches. Sidonc tu vas le jour de la fête de Soulanges à Tivoli pour danseravec elle, tu danseras plus que tu ne voudras !… Godain estavare et méchant, il est capable de te casser le bras sans que tupuisses l’assigner…

– C’est trop cher. Catherine est belle, mais elle ne vaut pasça, dit Charles, et pourquoi donc qu’il se fâche Godain ? Lesautres ne se fâchent pas…

– Ah ! il l’aime à l’épouser…

– En voilà une qui sera battue !… dit Charles.

– C’est selon, dit le vieillard, elle tient de sa mère sur quiTonsard n’a pas levé la main, tant il a eu peur de lui voir leverle pied ! Une femme qui sait se remuer, c’est bien profitant…Et d’ailleurs, à la main chaude avec Catherine, quoiqu’il soitfort, Godain n’aurait pas le dernier.

– Tenez, père Fourchon, v’là quarante sous pour boire à masanté, dans le cas où nous ne pourrions pas siroter de vind’Alicante…

Le père Fourchon détourna la tête en empochant la pièce pour queCharles ne pût pas voir une expression de plaisir et d’ironie qu’illui fut impossible de réprimer.

– C’est une fière ribaude, Catherine, reprit le vieillard, elleaime le Malaga, il faut lui dire de venir en chercher aux Aigues,imbécile !

Charles regarda le père Fourchon avec une naïve admiration sanspouvoir deviner l’immense intérêt que les ennemis du généralavaient à glisser un espion de plus dans le château.

– Le général doit être heureux, demanda le vieillard, lespaysans sont bien tranquilles maintenant. Qu’en dit-il ?…Est-il toujours content de Sibilet ?…

– Il n’y a que monsieur Michaud qui tracasse monsieur Sibilet,on dit qu’il le fera renvoyer, répondit Charles.

– Jalousie de métier ! reprit Fourchon. Je gage que tuvoudrais bien voir congédier François et devenir premier valet dechambre à sa place…

– Dam ! il a douze cents francs ! dit Charles, mais onne peut pas le renvoyer, il a les secrets du général…

– Comme madame Michaud avait ceux de madame, répliqua Fourchonen espionnant Charles jusques dans les yeux. Voyons, mon gars,sais-tu si monsieur et madame ont chacun leur chambre ?…

– Parbleu, sans cela monsieur n’aimerait pas tant madame !…dit Charles.

– Tu n’en sais pas plus ?… demanda Fourchon.

Il fallut se taire, Charles et Fourchon se trouvaient devant lescroisées des cuisines.

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