Les Paysans

Chapitre 7Espèces sociales disparues

La terre des Aigues ne pouvait se passer d’un régisseur, car legénéral n’entendait pas renoncer aux plaisirs de l’hiver à Paris oùil possédait un magnifique hôtel, rue Neuve-des-Mathurins. Ilchercha donc un successeur à Gaubertin. mais il ne le cherchacertes pas avec plus de soin que Gaubertin en mit à lui en donnerun de sa main.

De toutes les places de confiance, il n’en est pas qui demande àla fois plus de connaissances acquises ni plus d’activité que cellede régisseur d’une grande terre. Cette difficulté n’est connue quedes riches propriétaires dont les biens sont situés au delà d’unecertaine zone autour de la capitale et qui commence à une distanced’environ quarante lieues. Là, cessent les exploitations agricoles,dont les produits trouvent à Paris des débouchés certains, et quidonnent des revenus assurés par de longs baux, pour lesquels ilexiste de nombreux preneurs, riches eux-mêmes. Ces fermiersviennent en cabriolet apporter leurs termes en billets de banque,si toutefois leurs facteurs à la Halle ne se chargent pas de leurspaiements. Aussi les fermes en Seine-et-Oise, en Seine-et-Marne,dans l’Oise, dans (l’)Eure-et-Loir, dans la Seine-Inférieure etdans le Loiret, sont-elles si recherchées, que les capitaux ne s’yplacent pas toujours à un et demi pour cent. Comparé au revenu desterres en Hollande, en Angleterre et en Belgique, ce produit estencore énorme. Mais, à cinquante lieues de Paris, une terreconsidérable implique tant d’exploitations diverses, tant deproduits de natures différentes, qu’elle constitue une industrieavec toutes les chances de la Fabrique. Tel riche propriétairen’est qu’un marchand obligé de placer ses productions, ni plus nimoins qu’un fabricant de fer ou de coton. Il n’évite même pas laconcurrence, la petite propriété, le paysan la lui font acharnée endescendant à des transactions inabordables aux gens bienélevés.

Un régisseur doit savoir l’arpentage, les usages du pays, sesmodes de vente et d’exploitation, un peu de chicane pour défendreles intérêts qui lui sont confiés, la comptabilité commerciale, etse trouver doué d’une excellente santé, d’un goût particulier pourle mouvement et l’équitation. Chargé de représenter le maître, ettoujours en relations avec lui, le régisseur ne saurait être unhomme du peuple. Comme il est peu de régisseurs appointés à milleécus, ce problème paraît insoluble. Comment rencontrer tant dequalités pour un prix modique, dans un pays où les gens qui en sontpourvus sont admissibles à tous les emplois ?… Faire venir unhomme à qui le pays est inconnu, c’est payer cher l’expériencequ’il y acquerra. Former un jeune homme pris sur les lieux, c’estsouvent nourrir une ingratitude à l’épinette. Il faut donc choisirentre quelque inepte Probité qui nuit par inertie ou par myopie, etl’Habileté qui songe à elle. De là cette nomenclature sociale etl’histoire naturelle des intendants, ainsi définis par un grandseigneur polonais.

– Nous avons, disait-il, trois sortes de régisseurs : celui quine pense qu’à lui, celui qui pense à nous et à lui ; quant àcelui qui ne penserait qu’à nous, il ne s’est jamais rencontré.Heureux le propriétaire qui met la main sur le second !

On a pu voir ailleurs le personnage d’un régisseur songeant àses intérêts et à ceux de son maître (Voir Un début dans la vie.Scènes de la Vie Privée ). Gaubertin est l’intendant exclusivementoccupé de sa fortune. Présenter le troisième terme de ce problème,ce serait offrir à l’admiration publique un personnageinvraisemblable que la vieille noblesse a néanmoins connu (Voir leCabinet des Antiques. Scènes de la Vie de Province ). mais quidisparut avec elle. Par la division perpétuelle des fortunes, lesmoeurs aristocratiques seront inévitablement modifiées. S’il n’y apas actuellement en France vingt fortunes gérées par desintendants, il n’existera pas dans cinquante ans cent grandespropriétés à régisseurs, à moins de changements dans la loi civile.Chaque riche propriétaire devra veiller par lui-même à sesintérêts.

Cette transformation déjà commencée a suggéré cette réponse ditepar une spirituelle vieille femme à qui l’on demandait pourquoi,depuis 1830, elle restait à Paris, pendant l’été : –  » Je ne vaisplus dans les châteaux depuis qu’on en a fait des fermes.  » Maisqu’arrivera-t-il de ce débat de plus en plus ardent, d’homme àhomme, entre le riche et le pauvre ? Cette Etude n’est écriteque pour éclairer cette terrible question sociale.

On peut comprendre les étranges perplexités auxquelles legénéral fut en proie après avoir congédié Gaubertin. Si, commetoutes les personnes libres de faire ou de ne pas faire, il s’étaitdit vaguement : –  » Je chasserai ce drôle-là !  » il avaitnégligé le hasard, oubliant les éclats de sa bouillante colère, lacolère du sabreur sanguin, au moment où quelque méfait relèveraitles paupières à sa cécité volontaire.

Propriétaire pour la première fois, Montcornet, enfant de Paris,ne s’était pas muni d’un régisseur à l’avance ; et, aprèsavoir étudié le pays, il sentait combien un intermédiaire devenaitindispensable à un homme comme lui, pour traiter avec tant de genset de si bas étage.

Gaubertin, à qui les vivacités d’une scène qui dura deux heuresavaient révélé l’embarras où le général allait se trouver,enfourcha son bidet en quittant le salon où la dispute avait eulieu, galopa jusqu’à Soulanges et y consulta les Soudry.

Sur ce mot : –  » Nous nous quittons, le général et moi, quipouvons-nous lui présenter pour régisseur, sans qu’il s’endoute ?  » les Soudry comprirent la pensée de leur ami.N’oubliez pas que le brigadier Soudry, chef de la police depuisdix-sept ans dans le canton, est doublé par sa femme de la ruseparticulière aux soubrettes des filles d’opéra.

– Il ferait bien du chemin, dit madame Soudry, avant de trouverquelqu’un qui valût notre pauvre petit Sibilet.

– Il est cuit ! s’écria Gaubertin encore rouge de seshumiliations. Lupin, dit-il au notaire qui assistait à cetteconférence allez donc à La-Ville-aux-Fayes y seriner Maréchal, encas que notre beau cuirassier lui demande des renseignements.

Maréchal était cet avoué que son ancien patron, chargé à Parisdes affaires du général, avait naturellement recommandé commeconseil à monsieur de Montcornet, après l’heureuse acquisition desAigues.

Ce Sibilet, fils aîné du Greffier du Tribunal deLa-Ville-aux-Fayes, clerc de notaire, sans sou ni maille, âgé devingt-cinq ans, s’était épris de la fille du juge de paix deSoulanges à en perdre la raison.

Ce digne magistrat à quinze cents francs d’appointements, nomméSarcus, avait épousé une fille sans fortune, la soeur aînée demonsieur Vermut, l’apothicaire de Soulanges. Quoique fille unique,mademoiselle Sarcus, riche de sa beauté pour toute fortune, devaitmourir et non vivre des appointements qu’on donne à un clerc denotaire en province. Le jeune Sibilet, parent de Gaubertin par unealliance assez difficile à reconnaître dans les croisements defamille qui rendent cousins presque tous les bourgeois des petitesvilles, dut aux soins de son père et de Gaubertin, une maigre placeau Cadastre. Le malheureux eut l’affreux bonheur de se voir père dedeux enfants en trois ans. Le greffier chargé, lui, de cinq autresenfants, ne pouvait venir au secours de son fils aîné. Lejuge-de-paix ne possédait que sa maison à Soulanges et cent écus derentes. La plupart du temps, madame Sibilet la jeune restait doncchez son père, et y vivait avec ses deux enfants. Adolphe Sibilet,obligé de courir à travers le département, venait voir son Adelinede temps en temps. Peut-être le mariage ainsi compris explique-t-illa fécondité des femmes.

L’exclamation de Gaubertin, quoique facile à comprendre par cesommaire de l’existence des jeunes Sibilet, exige encore quelquesdétails.

Adolphe Sibilet, souverainement disgracieux, comme on a pu levoir d’après son esquisse, appartenait à ce genre d’hommes qui nepeuvent arriver au coeur d’une femme que par le chemin de la mairieet de l’autel. Doué d’une souplesse comparable à celle desressorts, il cédait, sauf à reprendre sa pensée. Cette dispositiontrompeuse ressemble à de la lâcheté ; mais l’apprentissage desaffaires chez un notaire de province avait fait contracter àSibilet l’habitude de cacher ce défaut sous un air bourru quisimulait une force absente. Beaucoup de gens faux abritent leurplatitude sous la brusquerie ; brusquez-les, vous produirezl’effet du coup d’épingle sur le ballon. Tel était le fils dugreffier. Mais comme les hommes, pour la plupart, ne sont pasobservateurs, et que, parmi les observateurs, les trois quartsobservent après coup, l’air grognon d’Adolphe Sibilet passait pourl’effet d’une rude franchise, d’une capacité vantée par son patron,et d’une probité revêche qu’aucune éprouvette n’avait essayée. Ilest des gens qui sont servis par leurs défauts comme d’autres parleurs qualités.

Adeline Sarcus, jolie personne élevée par sa mère, morte troisans avant ce mariage, aussi bien qu’une mère peut élever une filleunique au fond d’une petite ville, aimait le jeune et beau Lupin,fils unique du notaire de Soulanges. Dès les premiers chapitres dece roman, le père Lupin qui visait pour son fils mademoiselle EliseGaubertin, envoya le jeune Amaury Lupin à Paris, chez soncorrespondant, maître Crottat, notaire, où sous prétexted’apprendre à faire des actes et des contrats, Amaury fit plusieursactes de folie et contracta des dettes, entraîné par un certainGeorges Marest, clerc de l’Etude, jeune homme riche qui lui révélales mystères de la vie parisienne. Quand maître Lupin alla chercherson fils à Paris, Adeline s’appelait déjà madame Sibilet. En effet,lorsque l’amoureux Adolphe se présenta, le vieux juge-de-paix,stimulé par Lupin le père, hâta le mariage auquel Adeline se livrapar désespoir.

Le Cadastre n’est pas une carrière. Il est, comme beaucoup deces sortes d’administrations sans avenir, une espèce de trou dansl’écumoire gouvernementale. Les gens qui se lancent par ces trous(la topographie, les ponts-et-chaussées, le professorat, etc.)s’aperçoivent toujours un peu tard que de plus habiles, assis àcôté d’eux, s’humectent des sueurs du peuple, disent les écrivainsde l’Opposition, toutes les fois que l’écumoire plonge dansl’Impôt, au moyen de cette machine appelée Budget. Adolphe,travaillant du matin au soir et gagnant peu de chose à travailler,reconnut bientôt l’infertile profondeur de son trou. Aussisongeait-il, en trottant de commune en commune et dépensant sesappointements en souliers et en frais de voyages, à chercher uneplace stable et bénéficieuse.

On ne peut se figurer, à moins d’être louche, et d’avoir deuxenfants en légitime mariage, ce que trois années de souffrancesentremêlées d’amour, avaient développé d’ambition chez ce garçondont l’esprit et le regard louchaient également, dont le bonheurétait mal assis, pour ne pas dire boiteux. Le plus grand élémentdes mauvaises actions secrètes, des lâchetés inconnues, estpeut-être un bonheur incomplet. L’homme accepte peut-être mieux unemisère sans espoir que ces alternatives de soleil et d’amour àtravers des pluies continuelles. Si le corps y gagne des maladies,l’âme y gagne la lèpre de l’envie. Chez des petits esprits, cettelèpre tourne en cupidité lâche et brutale à la fois, à la foisaudacieuse et cachée ; chez les esprits cultivés, elleengendre des doctrines anti-sociales dont on se sert comme d’uneescabelle pour dominer ses supérieurs. Ne pourrait-on pas faire unproverbe de ceci ?  » Dis-moi ce que tu as, je te dirai ce quetu penses.  »

Tout en aimant sa femme, Adolphe se disait à toute heure : « J’ai fait une sottise ! J’ai trois boulets et je n’ai que deuxjambes. Il fallait avoir gagné ma fortune avant de me marier. Ontrouve toujours une Adeline, et Adeline m’empêchera de trouver unefortune.  »

Adolphe, parent de Gaubertin, était venu lui faire trois visitesen trois ans. A quelques paroles, Gaubertin reconnut dans le coeurde son allié cette boue qui veut se cuire aux brûlantes conceptionsdu vol légal. Il sonda malicieusement ce caractère propre à secourber aux exigences d’un plan pourvu qu’il y trouvât sa pâture. Achaque visite Sibilet grognait.

– Employez-moi donc, mon cousin ? disait-il, prenez-moipour commis, et faites-moi votre successeur. Vous me verrez àl’oeuvre ! Je suis capable d’abattre des montagnes pour donnerà mon Adeline, je ne dirai pas le luxe, mais une aisance modeste.Vous avez fait la fortune de monsieur Leclercq, pourquoi ne meplaceriez-vous pas à Paris dans la banque ?

– Nous verrons plus tard, je te caserai, répondait le parentambitieux, acquiers des connaissances, tout sert !

En de telles dispositions, la lettre par laquelle madame Soudryécrivit à son protégé d’arriver en toute hâte, fit accourir Adolpheà Soulanges, à travers mille châteaux en Espagne.

Sarcus père, à qui les Soudry démontrèrent la nécessité de faireune démarche dans l’intérêt de son gendre, était allé, le lendemainmême, se présenter au général et lui proposer Adolphe pourrégisseur. Par les conseils de madame Soudry, devenue l’oracle dela petite ville, le bonhomme avait emmené sa fille, dont en effetl’aspect disposa favorablement le comte de Montcornet.

– Je ne me déciderai pas, répondit le général, sans prendre desrenseignements ; mais je ne chercherai personne jusqu’à ce quej’aie examiné si votre gendre remplit toutes les conditionsnécessaires à sa place. Le désir de fixer aux Aigues une sicharmante personne…

– Mère de deux enfants, général, dit assez finement Adeline pouréviter la galanterie du cuirassier.

Toutes les démarches du général furent admirablement prévues parles Soudry, par Gaubertin et Lupin, qui ménagèrent à leur candidatla protection, au chef-lieu du département où siége une courroyale, du conseiller Gendrin, parent éloigné du président deLa-Ville-aux-Fayes, celle du baron Bourlac, procureur-général dequi relevait Soudry fils, le procureur du Roi, puis celle d’unconseiller de préfecture appelé Sarcus, cousin au troisième degrédu juge-de-paix. Depuis son avoué de La-Ville-aux-Fayes, jusqu’à laPréfecture où le général alla lui-même, tout le monde fut doncfavorable au pauvre employé du Cadastre. Son mariage rendaitSibilet irréprochable comme un roman de miss Edgeworth, et leposait d’ailleurs en homme désintéressé.

Le temps que le régisseur chassé passa nécessairement aux Aiguesfut mis à profit par lui pour créer des embarras à son ancienmaître, et qu’une seule des petites scènes jouées par lui feradeviner. Le matin de son départ, il fit en sorte de rencontrerCourtecuisse le seul garde qu’il eût pour les Aigues, dontl’étendue en exigeait au moins trois.

– Eh ! bien, monsieur Gaubertin, lui dit Courtecuisse, vousavez donc eu des raisons avec notre bourgeois ?

– On t’a déjà dit cela ? répondit Gaubertin. Eh !bien, oui, le général a la prétention de nous mener comme sescuirassiers, il ne connaît pas les Bourguignons. Monsieur le comten’est pas content de mes services, et comme je ne suis pas contentde ses façons, nous nous sommes chassés tous deux, presqu’à coupsde poing, car il est violent comme une tempête… Prends garde à toi,Courtecuisse ! Ah ! mon vieux, j’avais cru pouvoir tedonner un meilleur maître…

– Je le sais bien, répondit le garde, et je vous aurais bienservi. Dam ! quand on se connaît depuis vingt ans ! Vousm’avez mis ici, du temps de cette pauvre chère sainte madame.Ah ! qué bonne femme ! on n’en fait plus comme ça… Lepays a perdu sa mère…

– Dis donc, Courtecuisse, si tu veux, tu peux nous bailler unfier coup de main ?

– Vous restez donc dans le pays ? on nous disait que vousalliez à Paris !

– Non, en attendant la fin des choses, je ferai des affaires àLa-Ville-aux-Fayes… Le général ne se doute pas de ce que c’est quele pays, et il y sera haï, vois-tu… Faut voir comment celatournera. Fais mollement ton service, il te dira de mener les gensà la baguette, car il voit bien par où coule la vendange.

– Il me renverra, mon cher monsieur Gaubertin, et vous savezcomme je suis heureux à la Porte d’Avonne…

– Le général se dégoûtera bientôt de sa propriété, lui ditGaubertin, et tu ne seras pas longtemps dehors, si par hasard il terenvoyait. D’ailleurs, tu vois bien ces bois-là… dit-il en montrantle paysage, j’y serai plus fort que les maîtres !…

Cette conversation avait lieu dans un champ.

– Ces Arminacs de Parisiens devraient bien rester dans leursboues de Paris… dit le garde.

Depuis les querelles du quinzième siècle, le mot Arminacs(Armagnacs, les Parisiens, antagonistes des ducs de Bourgogne), estresté comme un terme injurieux sur la lisière de laHaute-Bourgogne, où, selon les localités, il s’est différemmentcorrompu.

– Il y retournera, mais battu ! dit Gaubertin, et nouscultiverons un jour le parc des Aigues, car c’est voler le peupleque de consacrer à l’agrément d’un homme, neuf cents arpents desmeilleures terres de la vallée !

– Ah ! dam ! ça ferait vivre quatre cents familles,…dit Courtecuisse.

– Si tu veux deux arpents, à toi, là-dedans, il faut nous aiderà mettre ce mâtin-là hors la loi !…

Au moment où Gaubertin fulminait cette sentenced’excommunication, le respectable juge-de-paix présentait aucélèbre colonel des cuirassiers son gendre Sibilet, accompagnéd’Adeline et de ses deux enfants, venus tous dans une carrioled’osier prêtée par le greffier de la justice-de-paix, un monsieurGourdon, frère du médecin de Soulanges, et plus riche que lemagistrat. Ce spectacle, si contraire à la dignité de lamagistrature, se voit dans toutes les justices-de-paix, dans tousles tribunaux de Première Instance, où la fortune du greffieréclipse celle du président ; tandis qu’il serait si natureld’appointer les greffiers et de diminuer d’autant les frais deprocédure.

Satisfait de la candeur et du caractère du digne magistrat, dela grâce et des dehors d’Adeline, qui furent l’un et l’autre debonne foi dans leurs promesses, car le père et la fille ignorèrenttoujours le caractère diplomatique imposé par Gaubertin à Sibilet,le comte accorda tout d’abord à ce jeune et touchant ménage desconditions qui rendirent la situation du régisseur égale à celled’un Sous-préfet de première classe.

Un pavillon bâti par Bouret, pour faire point de vue et pourloger le régisseur, construction élégante que Gaubertin habitait,et dont l’architecture est suffisamment indiquée par la descriptionde la porte de Blangy, fut maintenu aux Sibilet pour leur demeure.Le général ne supprima point le cheval que mademoiselle Laguerreaccordait à Gaubertin, à cause de l’étendue de sa propriété, del’éloignement des marchés où se concluaient les affaires, et de lasurveillance. Il alloua vingt-cinq septiers de blé, trois tonneauxde vin, le bois à discrétion, de l’avoine et du foin en abondance,et enfin trois pour cent sur la recette. Là où mademoiselleLaguerre devait toucher plus de quarante mille livres de rentes, en1800, le général voulait avec raison en avoir soixante mille en1818, après les nombreuses et importantes acquisitions faites parelle. Le nouveau régisseur pouvait donc se faire un jour près dedeux mille francs en argent. Logé, nourri, chauffé, quitted’impôts, son cheval et sa basse-cour défrayés, le comte luipermettait encore de cultiver un potager, promettant de ne pas lechicaner sur quelques journées de jardinier. Certes, de telsavantages représentaient plus de deux mille francs. Aussi, pour unhomme qui gagnait douze cents francs au Cadastre, avoir les Aiguesà régir, était-ce passer de la misère à l’opulence.

– Dévouez-vous à mes intérêts, dit le général, et ce ne sera pasmon dernier mot. D’abord, je pourrai vous obtenir la perception deCouches, de Blangy, de Cerneux en les faisant distraire de laperception de Soulanges. Enfin, quand vous m’aurez porté mesrevenus à soixante mille francs net, vous serez encorerécompensé.

Malheureusement, le digne juge-de-paix et Adeline, dansl’épanouissement de leur joie, eurent l’imprudence de confier àmadame Soudry la promesse du comte relative à cette perception,sans songer que le percepteur de Soulanges était un nommé Guerbet,frère du maître-de-poste de Couches et allié, comme on le verraplus tard, aux Gaubertin et aux Gendrin.

– Ce ne sera pas facile, ma petite, dit madame Soudry ;mais n’empêche pas monsieur le comte de faire des démarches, on nesait pas comment les choses difficiles réussissent facilement àParis. J’ai vu le chevalier Gluck aux pieds de défunt Madame, etelle a chanté son rôle, elle qui se serait fait hacher pourPiccini, l’un des hommes les plus aimables de ce temps-là. Jamaisce cher monsieur n’entrait chez Madame sans me prendre par lataille en m’appelant sa belle friponne .

– Ah ! çà, croit-il, s’écria le brigadier, quand sa femmelui dit cette nouvelle, qu’il va mener notre pays, y tout dérangerà sa façon, et qu’il fera faire des à-droite et des à-gauche auxgens de la vallée, comme aux cuirassiers de son régiment ? Cesofficiers ont des habitudes de domination… Mais patience !nous avons messieurs de Soulanges et de Ronquerolles pour nous.Pauvre père Guerbet ! il ne se doute guère qu’on veut luivoler les plus belles roses de son rosier !…

Cette phrase du genre Dorat, la Cochet la tenait de Mademoisellequi la tenait de Bouret, qui la tenait de quelque rédacteur duMercure , et Soudry la répétait tant, qu’elle est devenueproverbiale à Soulanges.

Le père Guerbet, le percepteur de Soulanges, était l’hommed’esprit, c’est-à-dire le loustic de la petite ville et l’un deshéros du salon de madame Soudry. Cette sortie du brigadier peintparfaitement l’opinion qui se forma sur le bourgeois des Aigues,depuis Couches jusqu’à La-Ville-aux-Fayes, où partout elle futprofondément envenimée par les soins de Gaubertin.

L’installation de Sibilet eut lieu vers la fin de l’automne de1817. L’année 1818 se passa sans que le général mît le pied auxAigues, car les soins de son mariage avec mademoiselle deTroisville, conclu dans les premiers jours de l’année 1819, leretinrent la plus grande partie de l’été précédent auprèsd’Alençon, au château de son beau-père, à faire la cour à saprétendue. Outre les Aigues et son magnifique hôtel, le généralMontcornet possédait soixante mille francs de rentes sur l’Etat etjouissait du traitement des lieutenants-généraux en disponibilité.Quoique Napoléon eût nommé cet illustre sabreur comte de l’Empireen lui donnant pour armes un écusson écartelé au un d’azur audésert d’or à trois pyramides d’argent ; au deux, de sinople àtrois cors de chasse d’argent ; au trois, de gueules au canond’or monté sur un affût de sable, au croissant d’or en chef ;au quatre, d’or à la couronne de sinople , avec cette devise dignedu Moyen-Age : Sonnez la charge ! Montcornet se savait issud’un ébéniste du faubourg Saint-Antoine, encore qu’il l’oubliâtvolontiers. Or, il se mourait du désir d’être renommé pair deFrance. Il ne comptait pour rien le grand cordon de laLégion-d’Honneur, sa croix de Saint-Louis et ses cent quarantemille francs de rentes. Mordu par le démon de l’aristocratie, lavue d’un cordon bleu le mettait hors de lui. Le sublime cuirassierd’Essling eût lappé la boue du pont Royal pour être reçu chez lesNavarreins, les Lenoncourt, les Grandlieu, les Maufrigneuse, lesd’Espard, les Vandenesse, les Chaulieu, les Verneuil, lesd’Hérouville, etc.

Dès 1818, quand l’impossibilité d’un changement en faveur de lafamille Bonaparte lui fut démontrée, Montcornet se fit tambourinerdans le faubourg Saint-Germain par quelques femmes de ses amies,offrant son coeur, sa main, son hôtel, sa fortune au prix d’unealliance quelconque avec une grande famille.

Après des efforts inouïs, la duchesse de Carigliano découvritchaussure au pied du général, dans une des trois branches de lafamille de Troisville, celle du vicomte, au service de Russiedepuis 1789, revenu d’émigration en 1815. Le vicomte, pauvre commeun cadet, avait épousé une princesse Sherbellof, riche d’environ unmillion ; mais il s’était appauvri par deux fils et troisfilles. Sa famille, ancienne et puissante, comptait un pair deFrance, le marquis de Troisville, chef du nom et des armes ;deux députés ayant tous nombreuse lignée et occupés pour leurcompte au budget, au ministère, à la cour, comme des poissonsautour d’une croûte. Aussi, dès que Montcornet fut présenté par lamaréchale, une des duchesses napoléoniennes les plus dévouées auxBourbons, fut-il accueilli favorablement. Montcornet demanda, pourprix de sa fortune et d’une tendresse aveugle pour sa femme, d’êtreemployé dans la garde royale, d’être nommé marquis et pair deFrance ; mais les trois branches de la famille Troisville luipromirent seulement leur appui.

– Vous savez ce que cela signifie, dit la maréchale à son ancienami qui se plaignit du vague de cette promesse. On ne peut pasdisposer du roi, nous ne pouvons que le faire vouloir…

Montcornet institua Virginie de Troisville son héritière aucontrat. Complètement subjugué par sa femme comme la lettre deBlondet l’explique, il attendait encore un commencement depostérité ; mais il avait été reçu par Louis XVIII qui luidonna le cordon de saint Louis, lui permit d’écarteler son ridiculeécusson avec les armes des Troisville, en lui promettant le titrede marquis quand il aurait su mériter la pairie par sondévoûment.

Quelques jours après cette audience, le duc de Berry futassassiné, le pavillon Marsan l’emporta, le ministère Villèle pritle pouvoir, tous les fils tendus par les Troisville furent cassés,il fallut les rattacher à de nouveaux piquets ministériels.

– Attendons, dirent les Troisville à Montcornet qui futd’ailleurs abreuvé de politesses dans le faubourgSaint-Germain.

Ceci peut expliquer comment le général ne revint aux Aiguesqu’en mai 1820.

Le bonheur, ineffable pour le fils d’un marchand du faubourgSaint-Antoine, de posséder une femme jeune, élégante, spirituelle,douce, une Troisville enfin qui lui avait ouvert les portes de tousles salons du faubourg Saint-Germain, les plaisirs de Paris à luiprodiguer, ces diverses joies firent tellement oublier la scèneavec le régisseur des Aigues, que le général avait oublié tout deGaubertin, jusqu’au nom. En 1820, il conduisit la comtesse à saterre des Aigues pour la lui montrer, il approuva les comptes etles actes de Sibilet, sans y trop regarder, le bonheur n’est paschicanier. La comtesse, très-heureuse de trouver une charmantepersonne dans la femme de son régisseur, lui fit des cadeaux ;elle ordonna quelques changements aux Aigues à un architecte venude Paris. Elle se proposait, ce qui rendit le général fou de joie,de venir passer six mois par an dans ce magnifique séjour. Toutesles économies du général furent épuisées par les changements quel’architecte eut l’ordre d’exécuter et par un délicieux mobilierenvoyé de Paris. Les Aigues reçurent alors ce dernier cachet quiles rendit un monument unique des diverses élégances de cinqsiècles.

En 1821, le général fut presque sommé d’arriver avant le mois demai par Sibilet. Il s’agissait d’affaires graves. Le bail de neufans et de trente mille francs, passé en 1812 par Gaubertin avec unmarchand de bois, finissait au 15 mai de cette année.

Ainsi d’abord, Sibilet, jaloux de sa probité, ne voulait pas semêler du renouvellement du bail. –  » Vous savez, monsieur le comte,écrivait-il, que je ne bois pas de ce vin-là.  » – Puis, le marchandde bois prétendait à l’indemnité partagée avec Gaubertin, et quemademoiselle Laguerre s’était laissé arracher en haine des procès.Cette indemnité se fondait sur la dévastation des bois par lespaysans qui traitaient la forêt des Aigues, comme s’ils y avaientdroit d’affouage. Messieurs Gravelot frères, marchands de bois àParis, se refusaient à payer le dernier terme, en offrant deprouver, par experts, que les bois présentaient une diminution d’uncinquième, et ils arguaient du mauvais précédent établi parmademoiselle Laguerre.

 » J’ai déjà, disait Sibilet dans sa lettre, assigné cesmessieurs au tribunal de La-Ville-aux-Fayes, car ils ont éludomicile, à raison de ce bail, chez mon ancien patron, maîtreCorbinet. Je redoute une condamnation.  »

– Il s’agit de nos revenus, ma belle, dit le général en montrantla lettre à sa femme, voulez-vous venir plus tôt que l’annéedernière aux Aigues ?

– Allez-y, je vous rejoindrai dès les premiers beaux jours,répondit la comtesse qui fut assez contente de rester seule àParis.

Le général qui connaissait la plaie assassine par laquelle lafleur de ses revenus était dévorée, partit donc seul avecl’intention de prendre des mesures vigoureuses. Mais le généralcomptait, comme on va le voir, sans son Gaubertin.

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