Les Paysans

Chapitre 5Les ennemis en présence

Au début du déjeûner, François, le premier valet de chambre,vint dire tout bas à Blondet, mais assez haut pour que le comtel’entendît : – Monsieur, le petit au père Fourchon prétend qu’ilsont fini par prendre une loutre, et demande si vous la voulez,avant qu’ils ne la portent au sous-préfet deLa-Ville-aux-Fayes.

Emile Blondet, quoique professeur en mystification, ne puts’empêcher de rougir comme une vierge à qui l’on dit une histoireun peu leste dont le mot lui est connu.

– Ah ! vous avez chassé la loutre ce matin avec le pèreFourchon, s’écria le général pris d’un fou-rire.

– Qu’est-ce, demanda la comtesse inquiétée par ce rire de sonmari.

– Du moment où un homme d’esprit comme lui, reprit le général,s’est laissé enfoncer par le père Fourchon, un cuirassier retirén’a pas à rougir d’avoir chassé cette loutre qui ressembleénormément au troisième cheval que la poste vous fait toujourspayer et qu’on ne voit jamais. A travers de nouvelles explosions deson fou-rire, le général put encore dire : – Je ne m’étonne plus sivous avez changé de bottes et de pantalon, vous vous serez mis à lanage. Moi je ne suis pas allé si loin que vous dans lamystification, je suis resté à fleur d’eau ; mais aussiavez-vous beaucoup plus d’intelligence que moi…

– Vous oubliez, mon ami, reprit madame de Montcornet, que je nesais pas de quoi vous parlez…

A ces mots, dits d’un air piqué que la confusion de Blondetinspirait à la comtesse, le général devint sérieux, et Blondetraconta lui-même sa pêche à la loutre.

– Mais, dit la comtesse, s’ils ont une loutre, ces pauvres gensne sont pas si coupables.

– Oui, mais il y a dix ans qu’on n’a pas vu de loutres, repritl’impitoyable général.

– Monsieur le comte, dit François, le petit jure tous sesserments qu’il en tient une…

– S’ils en ont une, je la leur paie, dit le général.

– Dieu, fit observer l’abbé Brossette, n’a pas privé les Aiguesà tout jamais de loutres.

– Ah ! monsieur le curé, s’écria Blondet, si vous déchaînezDieu contre moi…

– Qui donc est venu ? demanda la comtesse.

– Mouche, madame la comtesse, ce petit qui va toujours avec lepère Fourchon, répondit le valet de chambre.

– Faites-le venir… . si madame le veut, dit le général, il vousamusera peut-être.

– Mais au moins faut-il savoir à quoi s’en tenir… dit lacomtesse.

Mouche comparut quelques instants après dans sa presque nudité.En voyant cette personnification de l’indigence au milieu de cettesalle à manger, dont un trumeau seul aurait donné, par son prix,presqu’une fortune à cet enfant, pieds nus, jambes nues, poitrinenue, tête nue, il était impossible de ne pas se laisser aller auxinspirations de la charité. Les yeux de Mouche, comme deux charbonsardents, regardaient tour à tour les richesses de cette salle etcelles de la table.

– Tu n’as donc pas de mère ? demanda madame de Montcornetqui ne pouvait pas autrement expliquer un pareil dénûment.

– Non, ma’me, m’man est morte d’chagrin de n’avoir pas revup’pa, qu’était parti pour l’armée, en 1812, sans l’avoir épouséeavec les papiers , et qu’a, sous vot’respect, été gelé… . Mais j’aimon grand’p’pa Fourchon qu’est un ben bon homme, quoiqu’y m’battequéqu’fois, comme un Jésus.

– Comment se fait-il, mon ami, qu’il y ait sur votre terre desgens si malheureux ?… dit la comtesse en regardant legénéral.

– Madame la comtesse, dit le curé, nous n’avons sur la communeque des malheureux volontaires. Monsieur le comte a de bonnesintentions ; mais nous avons affaire à des gens sans religion,qui n’ont qu’une seule pensée, celle de vivre à vos dépens.

– Mais, dit Blondet, mon cher curé vous êtes ici pour leur fairede la morale.

– Monsieur, répondit l’abbé Brossette à Blondet, Monseigneur m’aenvoyé ici comme en mission chez des Sauvages ; mais, ainsique j’ai eu l’honneur de le lui dire, les Sauvages de France sontinabordables, ils ont pour loi de ne pas nous écouter, tandis qu’onpeut intéresser les Sauvages de l’Amérique.

– M’sieur le curé, dit Mouche, on m’aide encore un peu, mais sij’allais à vout’église, on ne m’aiderait plus du tout, et on mefich’rait des calottes.

– La religion devrait commencer par lui donner des pantalons,mon cher abbé, dit Blondet. Dans vos missions, ne débutez-vous paspar amadouer les Sauvages ?…

– Il aurait bientôt vendu ses habits, répondit l’abbé Brossetteà voix basse, et je n’ai pas un traitement qui me permette de faireun pareil commerce.

– Monsieur le curé a raison, dit le général en regardantMouche.

La politique du petit gars consistait à paraître ne riencomprendre à ce qu’on disait quand on avait raison contre lui.

– L’intelligence du petit drôle vous prouve qu’il sait discernerle bien du mal, reprit le comte. Il est en âge de travailler, et ilne songe qu’à commettre des délits impunément. Il est bien connudes gardes !… Avant que je ne fusse maire, il savait déjàqu’un propriétaire, témoin d’un délit sur ses terres, ne peut pasfaire de procès-verbal, il restait effrontément dans mes prés avecses vaches, sans en sortir quand il m’apercevait, tandis quemaintenant il se sauve !

– Ah ! c’est bien mal, dit la comtesse, il ne faut pasprendre le bien d’autrui, mon petit ami…

– Madame, faut manger, mon grand-père me donne pus de coups quede miches, et ça creuse l’estomac, les gifles !… Quand lesvaches ont du lait, j’en trais un peu, ça me soutient. Monseigneurest-il donc si pauvre qu’il ne puisse me laisser boire un peu deson herbe ?…

– Mais, il n’a peut-être rien mangé d’aujourd’hui, dit lacomtesse émue par cette profonde misère. Donnez-lui donc du pain,et ce reste de volaille, enfin qu’il déjeûne !… ajouta-t-elleen regardant le valet de chambre. – Où couches-tu ?

– Partout, madame, où l’on veut bien nous souffrir l’hiver, et àla belle étoile quand il fait beau.

– Quel âge as-tu ?

– Douze ans.

– Mais il est encore temps de le mettre en bon chemin, dit lacomtesse à son mari.

– Ca fera un soldat, dit rudement le général, il est bienpréparé. J’ai souffert tout autant que lui, moi, et me voilà.

– Pardon, général, je ne suis pas déclaré, dit l’enfant, je netirerai pas au sort. Ma pauvre mère, qu’était fille, est accouchéeaux champs. Je suis fils de la Tarre, comme dit mon grand’papa.M’man m’a sauvé de la milice. Je ne m’appelle pas plus Mouche querien du tout… Grand’papa m’a bien appris m’s ‘avantages, je ne suispas mis sur les papiers du gouvernement, et quand j’aurai l’âge dela conscription, je ferai mon tour de France ! on nem’attrapera point.

– Tu l’aimes ton grand’père, dit la comtesse en essayant de liredans ce coeur de douze ans.

– Dam ! y me fiche des gifles quand il est dans letrain ; mais que voulez-vous, il est si bon enfant ! Etpuis, il dit qu’il se paie de m’avoir enseigné à lire et àécrire…

– Tu sais lire ?… dit le comte.

– En dà, voui, monsieur le comte, et dans la fine écritureencore, vrai comme nous avons une loutre.

– Qu’y a-t-il là ? dit le comte en lui présentant lejournal.

– La cu-o-ssi-dienne , répliqua Mouche en n’hésitant que troisfois.

Tout le monde, même l’abbé Brossette, se mit à rire.

– Eh ! dam ! vous me faites lire el journiau , s’écriaMouche exaspéré. Mon grand-p’pa dit que c’est fait pour les riches,et qu’on sait toujours plus tard ce qu’il y a là-dedans.

– Il a raison, cet enfant, général, il me donne envie de revoirmon vainqueur de ce matin, dit Blondet, je vois que samystification était mouchetée…

Mouche comprenait admirablement qu’il posait pour les menusplaisirs des bourgeois, l’élève du père Fourchon fut alors digne deson maître, il se mit à pleurer…

– Comment pouvez-vous plaisanter un enfant qui va piedsnus ?… dit la comtesse.

– Et qui trouve tout simple que son grand-père se rembourse entapes des frais de son éducation ? dit Blondet.

– Voyons, mon pauvre petit, avez-vous pris une loutre ? ditla comtesse.

– Oui, madame, aussi vrai que vous êtes la plus belle femme quej’aie vue, et que je verrai jamais, dit l’enfant en essuyant seslarmes.

– Montre-la… dit le général.

– Oh ! m’sieur le comte, mon grand-p’pa l’a cachée ;mais elle gigotait core quand nous étions à notre corderie… Vouspouvez faire venir mon grand-p’pa, car il veut la vendrelui-même.

– Emmenez-le à l’office, dit la comtesse à François, qu’il ydéjeûne en attendant le père Fourchon, que vous enverrez chercherpar Charles. Voyez à trouver des souliers, un pantalon et une vestepour cet enfant. Ceux qui viennent ici tout nus, doivent en sortirhabillés…

– Que Dieu vous bénisse ! ma chère dame, dit Mouche en s’enallant, m’sieur le curé peut être certain que venant de vous, jegarderai ces hardes pour les jours de fête.

Emile et madame de Montcornet se regardèrent étonnés de cetà-propos, et parurent dire au curé par un coup-d’oeil : il n’estpas si sot !…

– Certes, madame, dit le curé quand l’enfant ne fut plus là,l’on ne doit pas compter avec la Misère, je pense qu’elle a desraisons cachées dont le jugement n’appartient qu’à Dieu, desraisons physiques souvent fatales, et des raisons morales nées ducaractère, produites par des dispositions que nous accusons et quiparfois sont le résultat de qualités, malheureusement pour lasociété, sans issue. Les miracles accomplis sur les champs debataille nous ont appris que les plus mauvais drôles pouvaient s’ytransformer en héros… Mais ici vous êtes dans des circonstancesexceptionnelles, et si votre bienfaisance ne marche pas accompagnéede la réflexion, vous courrez risque de solder vos ennemis…

– Nos ennemis ? s’écria la comtesse.

– De cruels ennemis ? répéta gravement le général.

– Le père Fourchon est avec son gendre Tonsard, reprit le curé,toute l’intelligence du menu peuple de la vallée, on les consultepour les moindres choses. Ces gens-là sont d’un machiavélismeincroyable. Sachez-le, dix paysans réunis dans un cabaret sont lamonnaie d’un grand politique…

En ce moment, François annonça monsieur Sibilet.

– C’est le ministre des finances, dit le général en souriant,faites-le entrer, il vous expliquera la gravité de la question,ajouta-t-il en regardant sa femme et Blondet.

– D’autant plus qu’il ne vous la dissimule guère, dit tout basle curé.

Blondet aperçut alors le personnage dont il entendait parlerdepuis son arrivée, et qu’il désirait connaître, le régisseur desAigues. Il vit un homme de moyenne taille, d’environ trente ans,doué d’un air boudeur, d’une figure disgracieuse à qui le rireallait mal. Sous un front soucieux, des yeux d’un vert changeant sefuyaient l’un l’autre en déguisant ainsi la pensée. Sibilet, vêtud’une redingote brune, d’un pantalon et d’un gilet noir, portaitles cheveux longs et plats, ce qui lui donnait une tournurecléricale. Le pantalon cachait très-imparfaitement des genouxcagneux. Quoique son teint blafard et ses chairs molles pussentfaire croire à une constitution maladive, Sibilet était robuste. Leson de sa voix, un peu sourde, s’accordait avec cet ensemble peuflatteur.

Blondet échangea secrètement un regard avec l’abbé Brossette, etle coup d’oeil par lequel le jeune prêtre lui répondit apprit aujournaliste que ses soupçons sur le régisseur étaient une certitudechez le curé.

– N’avez-vous pas, mon cher Sibilet, dit le général, évalué ceque nous volent les paysans au quart des revenus ?

– A beaucoup plus, monsieur le comte, répondit le régisseur. Vospauvres touchent de vous plus que l’Etat ne vous demande. Un petitdrôle comme Mouche glane ses deux boisseaux par jour. Et lesvieilles femmes, que vous diriez à l’agonie, retrouvent à l’époquedu glanage de l’agilité, de la santé, de la jeunesse. Vous pourrezêtre témoin de ce phénomène, dit Sibilet en s’adressant àBlondet ; car, dans six jours, la moisson, retardée par lespluies du mois de juillet, commencera. Les seigles vont se couperla semaine prochaine. On ne devrait glaner qu’avec un certificatd’indigence donné par le maire de la commune, et surtout lescommunes ne devraient laisser glaner sur leur territoire que leursindigents ; mais les communes d’un canton glanent les uneschez les autres, sans certificat. Si nous avons soixante pauvresdans la commune, il s’y joint quarante fainéants. Enfin les gensétablis, eux-mêmes, quittent leurs occupations pour glaner et pourhallebotter. Ici, tous ces gens-là récoltent trois cents boisseauxpar jour, la moisson dure quinze jours, c’est quatre mille cinqcents boisseaux qui s’enlèvent dans le canton. Aussi le glanagereprésente-t-il plus que la dîme. Quant au pâturage abusif, ilgâche environ le sixième du produit de nos prés. Quant aux bois,c’est incalculable, on est arrivé à couper des arbres de six ans…Les dommages que vous souffrez, monsieur le comte, vont à vingt etquelque mille francs par an.

– Eh bien ! madame ! dit le général à la : comtesse,vous l’entendez.

– N’est-ce pas exagéré ? demanda madame de Montcornet.

– Non, madame, malheureusement, répondit le curé. Le pauvre pèreNiseron, ce vieillard à tête blanche, qui cumule les fonctions desonneur, de bedeau, de fossoyeur, de sacristain et de chantre,malgré ses opinions républicaines, enfin le grand-père de cettepetite Geneviève que vous avez placée chez madame Michaud…

– La Péchina ! dit Sibilet en interrompant l’abbé.

– Quoi ! la Péchina ? demanda la comtesse, quevoulez-vous dire ?

– Madame la comtesse, quand vous avez rencontré Geneviève sur lechemin dans une si misérable situation, vous vous êtes écriée enitalien : Piccina ! Ce mot-là, devenu son sobriquet, s’est sibien corrompu, qu’aujourd’hui toute la commune appelle votreprotégée la Péchina, dit le curé. La pauvre enfant est la seule quivienne à l’église, avec madame Michaud et madame Sibilet.

– Et elle ne s’en trouve guère bien ! dit le régisseur, onla maltraite en lui reprochant sa religion… .

– Eh ! bien, ce pauvre vieillard de soixante-douze ansramasse, honnêtement d’ailleurs, près d’un boisseau et demi parjour, reprit le curé ; mais la rectitude de ses opinions luidéfend de vendre ses glanes comme les vendent tous les autres, illes garde pour sa consommation. A ma considération, monsieurLanglumé, votre adjoint, lui moud son grain gratis, et madomestique lui cuit son pain avec le mien.

– J’avais oublié ma petite protégée, dit la comtesse que le motde Sibilet avait épouvantée. Votre arrivée ici, reprit-elle enregardant Blondet, m’a fait tourner la tête. Mais après déjeûnernous irons ensemble à la porte d’Avonne, je vous montrerai vivanteune de ces figures de femme comme en inventaient les peintres duquinzième siècle.

En ce moment le père Fourchon, amené par François, fit entendrele bruit de ses sabots cassés, qu’il déposait à la porte del’office. Sur une inclination de tête de la comtesse à François quil’annonça, le père Fourchon, suivi de Mouche, la bouche pleine, semontra tenant sa loutre à la main, pendue par une ficelle nouée àdes pattes jaunes, étoilées comme celles des palmipèdes. Il jetasur les quatre maîtres assis à table et sur Sibilet ce regardempreint de défiance et de servilité qui sert de voile auxpaysans ; puis il brandit l’amphibie d’un air de triomphe.

– La voilà, dit-il en s’adressant à Blondet.

– Ma loutre, reprit le Parisien, car je l’ai bien payée.

– Oh ! mon cher monsieur, répondit le père Fourchon, lavôtre s’est enfuie, elle est à ste heure dans son trou, d’où ellen’a pas voulu sortir, car c’est la femelle, au lieur que celle-là,c’est le mâle !… Mouche l’a vu venir de loin quand vous vousêtes en allé. Aussi vrai que monsieur le comte s’est couvert degloire avec ses cuirassiers à Waterloo, la loute est à moi, commeles Aigues sont à monseigneur le général… Mais pour vingt francs,la loute est à vous, ou je la porte à notre Souparfait , simonsieur Gourdon la trouve trop chère. Comme nous avons chassé cematin ensemble, je vous donne la parférence, ça vous est dû.

– Vingt francs ? dit Blondet, en bon français, ça ne peutpas s’appeler donner la préférence.

– Eh ! mon cher monsieur… cria le vieillard, je sais si peule français que je vous les demanderai, si vous voulez enBourguignon, pourvu que je les aie, ça m’est égal, je parlerailatin, latinus, latina, latinum !… Après tout, c’est ce quevous m’avez promis ce matin ! D’ailleurs mes enfants m’ontdéjà pris votre argent, que j’en ai pleuré dans le chemin envenant. Demandez à Charles ?… Je ne peux pas les assiner pourdix francs et publier leurs méfaits au Tribunau. Dès que j’aiquelques sous, ils me les volent en me faisant boire… C’est durd’en être réduit à aller prendre un verre de vin ailleurs que chezma fille ?.. Mais voilà les enfants d’aujourd’hui !…C’est ce que nous avons gagné à la Révolution, il n’y a plus quepour les enfants, on a supprimé les pères ! Ah ! j’éduqueMouche tout autrement, il m’aime le petit guerdin !… dit-il endonnant une tape à son petit-fils.

– Il me semble que vous en faites un petit voleur tout comme lesautres, dit Sibilet, car il ne se couche jamais sans avoir un délitsur la conscience.

– Ah ! monsieur Sibilet, il a la conscience pus tranquilleéqu ‘la vôtre… Pauvre enfant, qué qu’il prend donc ? un peud’harbe. Ca vaut mieux que d’étrangler un homme ! Dam !il ne sait pas, comme vous, les mathématiques, il ne connaît pascore la soustraction, l’addition, la multiplication… Vous nousfaites bien du mal, allez ! Vous dites que nous sommes des tasde brigands, et vous êtes cause de la division entre notre seigneurque voilà, qu’est un brave homme, et nous autres, qui sommes debraves gens… Et gnia pas un pus brave pays que celui-ci.Voyons ? est-ce que nous avons des rentes ? est-ce qu’onne va pas quasiment nu, et Mouche aussi ! Nous couchons dansde beaux draps, lavés tous les matins par la rosée, et à moinsqu’on nous envie l’air que nous raspirons et les rayons du soleiléq ‘nous buvons, je ne vois pas ce qu’on peut nous vouloirôter !… . Les bourgeois volent au coin du feu, c’est plusprofitant que de ramasser ce qui traîne au coin des bois. Il n’y ani gardes-champêtres, ni garde à cheval pour m’sieur Gaubertinqu’est entré ici, nu comme eun var , et qu’a deux millions !C’est bientôt dit : voleurs ! V’là quinze ans que le pèreGuerbet, el parcepteur de Soulanges s’en va e’d ‘nos villages à lanuit avec sa recette, et qu’on ne lui a pas core demandé pas deuxliards. Ce n’est pas le fait d’un pays e’d ‘voleurs ? Le volne nous enrichit guère. Montrez-moi donc qui de nous ou de vousaut’bourgeois ont d’quoi viv ‘à ne rien faire ?

– Si vous aviez travaillé, vous auriez des rentes, dit le curé.Dieu bénit le travail.

– Je ne veux pas vous démentir, monsieur l’abbé, car vous êtesplus savant que moi, et vous saurez peut-être m’expliquer stechose-ci. Me voilà, n’est-ce pas ? Moi le paresseux, lefainéant, l’ivrogne, le propre à rien de pare Fourchon qui a eu del’éducation, qu’a été farmier, qu’a tombé dans le malheur et nes’en est pas erlevé !… eh ! bien, qué différence y a-t-ildonc entre moi et ce brave, s’t ‘honnête père Niseron, un vigneronde soixante-dix ans, car il a mon âge, qui pendant soixante ans, apioché la terre, qui s’est levé tous les matins avant le jour pouraller au labour, qui s’est fait un corps ed ‘fer et eune belleâme ! Je le vois tout aussi pauvre que moi. La Péchina, sapetite-fille, est en service chez madame Michaud, tandis que monpetit Mouche est libre comme l’air… Ce pauvre bonhomme est doncrécompensé de ses vartus comme je suis puni de mes vices ? Ilne sait pas ce qu’est un verre de vin, il est sobre comme unapôtre, il enterre les morts, et moi je fais danser les vivants. Ila mangé de la vache enragée, et moi je me suis rigolé comme unejoyeuse créature du diable. Nous sommes aussi avancés l’un quel’autre, nous avons la même neige sur la tête, le même avoir dansnos poches, et je lui fournis la corde pour sonner la cloche. Ilest républicain, et je ne suis pas publicain, v’là tout. Que lepaysan vive de bien ou de mal faire, à vout’idée, il s’en va commeil est venu, dans des haillons, et vous dans de beauxlinges !…

Personne n’interrompit le père Fourchon qui paraissait devoirson éloquence au vin bouché ; d’abord Sibilet voulut luicouper la parole, mais un geste de Blondet rendit le régisseurmuet. Le curé, le général et la comtesse comprirent, aux regardsjetés par l’écrivain, qu’il voulait étudier la question dupaupérisme sur le vif, et peut-être prendre sa revanche avec lepère Fourchon.

– Et comment entendez-vous l’éducation de Mouche ?

Comment vous y prenez-vous pour le rendre meilleur que vosfilles ?… . demanda Blondet.

– Il ne lui parle pas de Dieu, dit le curé.

– Oh ! non, non, m’sieur le curé, je ne lui disons pas decraindre Dieu, mais l’z’houmes ! Dieu est bon, et nous apromis, selon vous aut ‘, le royaume du ciel, puisque les richesgardent celui de la terre. Je lui dis :  » Mouche ! crains laprison, c’est par là qu’on sort pour aller à l’échafaud. Ne volerien, fais-toi donner ! Le vol mène à l’assassinat, etl’assassinat appelle la justice e’d’z’hommes. E’l’rasoir de lajustice, v’là ce qu’il faut craindre, il garantit le sommeil desriches contre les insomnies des pauvres. Apprends à lire. Avec del’instruction, tu trouveras des moyens d’amasser de l’argent àcouvert de la loi, comme ce brave monsieur Gaubertin, tu serasrégisseur, quoi ! Comme monsieur Sibilet à qui monsieur lecomte laisse prendre ses rations… Le fin est d’être à côté desriches, il y a des miettes sous la table !… V’là ce quej’appelle eune fière éducation et solide. Aussi le petit mâtinest-il toujours du coûté de la loi… Ce sera ein bon sujet, il aurasoin de moi.

– Et qu’en ferez-vous ?

– Un domestique pour commencer, reprit Fourchon, parce qu’envoyant les maîtres ed ‘près, il s’achèvera ben , allez ! Lebon exemple lui fera faire fortune la loi en main, comme vous aut’!… Si m’sieur le comte le mettait dans ses écuries, pour apprendreà panser les chevaux, il en serait bien content… vu que s’il craintl’z’hommes, il ne craint pas les bêtes.

– Vous avez de l’esprit, père Fourchon, reprit Blondet, voussavez bien ce que vous dites, et vous ne parlez pas sansraison.

– Oh ! ma fine, si, car elle est au Grand-I-Vert ma raisonavec mes deux pièces ed ‘cent sous… .

– Comment un homme comme vous s’est-il laissé tomber dans lamisère ? Car, dans l’état actuel des choses, un paysan n’aqu’à s’en prendre à lui-même de son malheur, il est libre, il peutdevenir riche. Ce n’est plus comme autrefois. Si le paysan saitamasser un pécule, il trouve de la terre à vendre, il peutl’acheter, il est son maître !

– J’ai vu l’ancien temps et je vois le nouveau, mon cher savantmonsieur, répondit Fourchon, l’enseigne est changée, c’est vrai,mais le vin est toujours le même ! Aujourd’hui n’est que lecadet d’ hier . Allez ! mettez ça dans vout’journiau !Est-ce que nous sommes affranchis ? nous appartenons toujoursau même village, et le seigneur est toujours là, je l’appelleTravail. La houe, qu’est toute notre chevance, n’a pas quitté nosmains. Que ce soit pour un seigneur ou pour l’impôt qui prend leplus clair de nos labeurs, faut toujours dépenser not’vie ensueurs…

– Mais vous pouvez choisir un état, tenter ailleurs la fortune,dit Blondet.

– Vous me parlez d’aller quérir la fortune ?… Où doncirais-je ? Pour franchir mon département, il me faut unpasseport, qui coûte quarante sous ! V’là quarante ans que jen’ai pas pu me voir une gueuse ed ‘pièce de quarante sous sonnantdans mes poches avec une voisine. Pour aller devant soi, il fautautant d’écus que l’on trouve de villages, et il n’y a pas beaucoupde Fourchon qui aient de quoi visiter six villages ! Il n’y aque la conscription qui nous tire ed ‘nos communes. Et à quoi noussert l’armée ? à faire vivre les colonels par le soldat, commele bourgeois vit par le paysan. Compte-t-on sur cent un colonelsorti de nos flancs ? C’est là, comme dans le monde, unenrichi pour cent aut ‘qui tombent. Faute de quoitombent-ils ? Dieu le sait et l’zusuriers aussi ! Ce quenous avons de mieux à faire est donc de rester dans nos communes,où nous sommes parqués comme des moutons par la force des choses,comme nous l’étions par les seigneurs. Et je me moque bien de cequi m’y cloue. Cloué par la loi de la Nécessité, cloué par celle dela Seigneurie, on est toujours condamné à perpétuité à la tarre. Làoù nous sommes, nous la creusons la tarre et nous la bêchons, nousla fumons et nous la travaillons pour vous autres qu’êtes nésriches, comme nous sommes nés pauvres. La masse sera toujours lamême, elle reste ce qu’elle est… Les gens de chez nous quis’élèvent ne sont pas si nombreux que ceux de chez vous quidégringolent !… Nous savons ben ça, si nous ne sommes passavants. Faut pas nous faire nout ‘procès à tout moment. Nous vouslaissons tranquilles, laissez-nous vivre… Autrement, si çacontinue, vous serez forcés de nous nourrir dans vos prisons oùl’on est mieux que sur nout ‘paille. Vous voulez rester lesmaîtres, nous serons toujours ennemis, aujourd’hui comme il y atrente ans. Vous avez tout, nous n’avons rien, vous ne pouvez pasencore prétendre à notre amitié !

– Voilà ce qui s’appelle une déclaration de guerre, dit legénéral.

– Monseigneur, répliqua Fourchon, quand les Aigues appartenaientà s’te pauvre madame, que Dieu veuille prendre soin de son âme,puisqu’il paraît qu’elle a chanté l’iniquité dans sa jeunesse, nousétions heureux. Alle nous laissait ramasser notre vie dans seschamps, et notre bois dans ses forêts, elle n’en était pas pluspauvre pour ça ! Et vous, au moins aussi riche qu’elle, vousnous pourchassez, ni plus ni moins que des bêtes féroces et voustraînez le petit monde au tribunau !.. Eh ! bien, çafinira mal ! vous serez cause de quelque mauvais coup !Je viens de voir votre garde, ce gringalet de Vatel qui a faillituer une pauvre vieille femme pour un brin de bois. On fera de vousun ennemi du peuple, et l’on s’aigrira contre vous dans lesveillées, l’on vous maudira tout aussi dru qu’on bénissait feumadame !… La malédiction des pauvres, monseigneur, çapousse ! et ça devient plus grand que le plus grand ed ‘voschênes, et le chêne fournit la potence… Personne ici ne vous dit lavérité, le voilà, la varité . J’attends tous les matins la mort, jene risque pas grand’chose à vous la donner par-dessus le marché, lavarté !… Moi qui fais danser les paysans aux grandes fêtes, enaccompagnant Vermichel au Café de la Paix, à Soulanges, j’entendsleurs discours ; eh ! bien, ils sont mal disposés, et ilsvous rendront le pays difficile à habiter. Si votre damné Michaudne change pas, on vous forcera ed ‘ l’changer… C’t avis-là et laloute, ça vaut ben vingt francs, allez !…

Pendant que le vieillard disait cette dernière phrase, un pasd’homme se fit entendre, et celui que Fourchon menaçait ainsi semontra sans être annoncé. Au regard que Michaud lança sur l’orateurdes pauvres, il fut facile de voir que la menace était arrivée àson oreille, et toute l’audace de Fourchon tomba. Ce regardproduisit sur le pêcheur de loutre l’effet du gendarme sur levoleur. Fourchon se savait en faute, Michaud semblait avoir ledroit de lui demander compte de discours évidemment destinés àeffrayer les habitants des Aigues.

– Voilà le ministre de la guerre, dit le général en s’adressantà Blondet et lui montrant Michaud.

– Pardonnez-moi, madame, dit ce ministre à la comtesse, d’êtreentré par le salon sans avoir demandé si vous vouliez merecevoir ; mais l’urgence des affaires exige que je parle àmon général…

Michaud, tout en s’excusant, observait Sibilet à qui les hardispropos de Fourchon causaient une joie intime dont la révélationn’existait sur son visage pour aucune des personnes assises àtable, car Fourchon les préoccupait étrangement, tandis que Michaudqui, par des raisons secrètes, observait constamment Sibilet, futfrappé de son air et de sa contenance.

– Il a bien, comme il le dit, gagné ses vingt francs, monsieurle comte, s’écria Sibilet, la loutre n’est pas chère…

– Donne-lui vingt francs, dit le général à son valet dechambre.

– Vous me la prenez donc ? demanda Blondet.

– Je veux la faire empailler ! s’écria le comte.

– Ah ! ce cher monsieur m’avait laissé la peau,monseigneur !… dit le père Fourchon.

– Eh bien ! s’écria la comtesse, vous aurez cent sous pourla peau ; mais laissez-nous…

La forte et sauvage odeur des deux habitués du grand cheminempestait si bien la salle à manger, que madame de Montcornet, dontles sens délicats en étaient offensés, eût été forcée de sortir, siMouche et Fourchon fussent restés plus longtemps. Ce fut à cetinconvénient que le vieillard dut ses vingt-cinq francs, il sortiten regardant toujours monsieur Michaud d’un air craintif, et en luifaisant d’interminables salutations.

– Ce que j’ons dit à monseigneur, monsieur Michaud, ajouta-t-il,c’est pour votre bien.

– Ou pour celui des gens qui vous paient, répliqua Michaud enlui lançant un regard profond.

– Une fois le café servi, laissez-nous, dit le général à sesgens, et surtout fermez les portes…

Blondet, qui n’avait pas encore vu le garde-général des Aigues,éprouvait en le regardant des impressions bien différentes decelles que Sibilet venait de lui donner. Autant le régisseurinspirait de répulsion, autant Michaud commandait l’estime et laconfiance.

Le garde-général attirait tout d’abord l’attention par unefigure heureuse, d’un ovale parfait, fine de contours, que le nezpartageait également, perfection qui manque à la plupart desfigures françaises. Tous les traits, quoique réguliers, nemanquaient pas d’expression, peut-être à cause d’un teintharmonieux où dominaient ces tons d’ocre et de rouge, indices ducourage physique. Les yeux brun-clair, vifs et perçants, nemarchandaient pas l’expression de la pensée, ils regardaienttoujours en face. Le front, large et pur, était encore mis enrelief par des cheveux noirs abondants. La probité, la décision,une sainte confiance animaient cette belle figure où le métier desarmes avait laissé quelques rides sur le front. Le soupçon, ladéfiance s’y lisaient aussitôt formés. Comme tous les hommes triéspour la cavalerie d’élite, sa taille, belle et svelte encore,pouvait faire dire du garde qu’il était bien découplé. Michaud, quigardait ses moustaches, ses favoris et un collier de barbe,rappelait le type de cette figure martiale que le déluge depeintures et de gravures patriotiques a failli ridiculiser. Ce typea eu le défaut d’être commun dans l’armée française ; maispeut-être aussi la continuité des mêmes émotions, les souffrancesdu bivouac, dont ne furent exempts ni les grands ni les petits, lesefforts, semblables chez les chefs et les soldats sur le champ debataille, ont-ils contribué à rendre cette physionomie uniforme.Michaud entièrement vêtu de drap bleu de roi, conservait le col desatin noir, et les bottes du militaire, comme il en offraitl’attitude un peu raide. Les épaules s’effaçaient, et le busteétait tendu, comme si Michaud se trouvait encore sous les armes. Leruban rouge de la Légion-d’Honneur fleurissait sa boutonnière.Enfin, pour achever en un seul mot au moral cette esquisse purementphysique, si le régisseur, depuis son entrée en fonctions, n’avaitjamais manqué de dire monsieur le comte à son patron, jamaisMichaud n’avait nommé son maître autrement que mon général.

Blondet échangea derechef avec l’abbé Brossette un regard quivoulait dire :  » Quel contraste !  » en lui montrant lerégisseur et le garde-général ; puis, pour savoir si lecaractère, la parole, l’expression s’harmoniaient avec cettestature, cette physionomie et cette contenance, il regarda Michauden lui disant :

– Mon Dieu ! je suis sorti ce matin de bonne heure, et j’aitrouvé vos gardes dormant encore.

– A quelle heure ? demanda l’ancien militaire inquiet.

– A sept heures et demie.

Michaud lança un regard presque malicieux à son général.

– Et par quelle porte monsieur est-il sorti ? ditMichaud.

– Par la porte de Couches. Le garde, en chemise à sa fenêtre, meregardait, répondit Blondet.

– Gaillard venait sans doute de se coucher, répliqua Michaud.Quand vous m’avez dit que vous étiez sorti de bonne heure, j’ai cruque vous vous étiez levé au jour, et alors il eût fallu, pour quemon garde fût déjà rentré, qu’il eût été malade ; mais à(sept) heures et demie, il allait se mettre au lit. Nous passonsles nuits, reprit Michaud après une pause en répondant ainsi à unregard étonné de la comtesse, mais cette vigilance est toujours endéfaut ! Vous venez de faire donner vingt-cinq francs à unhomme qui tout à l’heure aidait tranquillement à cacher les tracesd’un vol commis ce matin chez vous. Enfin, nous en causerons quandvous aurez fini, mon général, car il faut prendre un parti.

– Vous êtes toujours plein de votre droit, mon cher Michaud, et,summum jus, summa injuria . Si vous n’usez pas de tolérance, vousvous ferez de mauvaises affaires, dit Sibilet. J’aurais voulu quevous entendissiez le père Fourchon, que le vin a fait parler un peuplus franchement que de coutume.

– Il m’a effrayée, dit la comtesse.

– Il n’a rien dit que je ne sache depuis longtemps, répondit legénéral.

– Et le coquin n’était pas gris, il a joué son rôle, au profitde qui ?… vous le savez peut-être ! reprit Michaud enfaisant rougir Sibilet par le regard fixe qu’il lui jeta.

– O Rus !… s’écria Blondet en guignant l’abbéBrossette.

– Ces pauvres gens souffrent, dit la comtesse, et il y a du vraidans ce que vient de nous crier Fourchon, car on ne peut pas direqu’il nous ait parlé .

– Madame, répondit Michaud, croyez-vous que pendant quatorze ansles soldats de l’Empereur aient été sur des roses ?… Mongénéral est comte, il est grand-officier de la Légion, il a eu desdotations ; me voyez-vous jaloux de lui, moi simplesous-lieutenant, qui ai débuté comme lui, qui me suis battu commelui ? Ai-je envie de lui chicaner sa gloire, de lui voler sadotation, de lui refuser les honneurs dus à son grade ? Lepaysan doit obéir comme les soldats obéissent, il doit avoir laprobité du soldat, son respect pour les droits acquis et tâcher dedevenir officier, loyalement, par son travail et non par le vol. Lesoc et le briquet sont deux jumeaux. Le soldat a de plus que lepaysan, à toute heure, la mort à fleur de tête.

– Voilà ce que je voudrais leur dire en chaire ! s’écrial’abbé Brossette.

– De la tolérance ? reprit le garde-général en répondant àl’invitation de Sibilet, je tolérerais bien dix pour cent de pertesur les revenus bruts des Aigues ; mais, à la façon dont vontles choses, c’est trente pour cent que vous perdez, mon général, etsi monsieur Sibilet a tant pour cent sur la recette, je necomprends pas sa tolérance, car il renonce assez bénévolement àmille ou douze cents francs par an.

– Mon cher monsieur Michaud, répliqua Sibilet d’un ton grognon,je l’ai dit à monsieur le comte, j’aime mieux perdre douze centsfrancs que la vie. Je ne vous épargne pas les conseils à cetégard !…

– La vie ? s’écria la comtesse, il s’agirait dans ceci dela vie de quelqu’un ?

– Nous ne devrions pas discuter ici les affaires de l’état,reprit le général en riant. Tout ceci, madame, signifie queSibilet, en sa qualité de financier, est craintif et poltron,tandis que mon ministre de la guerre est brave, et de même que songénéral, ne redoute rien.

– Dites prudent ! monsieur le comte, s’écria Sibilet.

– Ah ! çà ! nous sommes donc ici comme les héros deCooper dans les forêts de l’Amérique, entourés de piéges par lesSauvages ? demanda railleusement Blondet.

– Allons ! votre état, messieurs, est de savoir administrersans nous effrayer par le bruit des rouages de l’administration,dit madame de Montcornet.

– Ah ! peut-être est-il nécessaire, madame la comtesse, quevous sachiez tout ce qu’un de ces jolis bonnets que vous portez,coûte de sueurs ici, dit le curé.

– Non, car je pourrais bien alors m’en passer, devenirrespectueuse devant une pièce de vingt francs, être avare commetous les campagnards, et j’y perdrais trop, répliqua la comtesse enriant. Tenez, mon cher abbé, donnez-moi le bras, laissons legénéral entre ses deux ministres, et allons à la porte d’Avonnevoir madame Michaud à qui depuis mon arrivée je n’ai pas fait devisite, nous nous occuperons de ma petite protégée.

Et la jolie femme, oubliant déjà les haillons de Mouche et deFourchon, leurs regards haineux et les terreurs de Sibilet, alla sefaire chausser et mettre un chapeau.

L’abbé Brossette et Blondet obéirent à l’appel de la maîtressede la maison en la suivant, et l’attendirent sur la terrasse devantla façade.

– Que pensez-vous de tout ça ? dit Blondet à l’abbé.

– Je suis un paria, l’on m’espionne comme l’ennemi commun, jesuis forcé d’ouvrir à tout moment les yeux et les oreilles de laprudence pour éviter les piéges qu’on me tend afin de sedébarrasser de moi, répondit le desservant. J’en suis, entre nous,à me demander s’ils ne me tireront pas un coup de fusil…

– Et vous restez ?… dit Blondet.

– On ne déserte pas plus la cause de Dieu que celle d’unEmpereur ! répondit le prêtre avec une simplicité qui frappaBlondet.

L’écrivain prit la main du prêtre et la lui serracordialement.

– Vous devez comprendre alors, reprit l’abbé Brossette, commentje ne puis rien savoir de ce qui se trame. Néanmoins, il me sembleque le général est ici sous le coup de ce qu’en Artois et enBelgique, on appelle le mauvais gré .

Quelques phrases sont ici nécessaires sur le curé de Blangy.

Cet abbé, quatrième fils d’une bonne famille bourgeoise d’Autun,était un homme d’esprit, portant le rabat très-haut. Petit etfluet, il rachetait sa piètre figure par cet air têtu qui sied auxBourguignons. Il avait accepté ce poste secondaire par dévoûment,car sa conviction religieuse était doublée d’une convictionpolitique. Il y avait en lui du prêtre des anciens temps, il tenaità l’Eglise et au clergé passionnément, il voyait l’ensemble deschoses, et l’égoïsme ne gâtait pas son ambition : Servir était sadevise, servir l’Eglise et la monarchie sur le point le plusmenacé, servir au dernier rang, comme un soldat qui se saitdestiné, tôt ou tard, au généralat par son désir de bien faire etpar son courage. Il ne transigeait avec aucun de ses veux dechasteté, de pauvreté, d’obéissance.

Du premier coup d’oeil, ce prêtre éminent devina l’attachementde Blondet pour la comtesse, il comprit qu’avec une Troisville etun écrivain monarchique, il devait se montrer homme d’esprit, parceque sa robe serait toujours respectée. Presque tous les soirs, ilvenait faire le quatrième au whist. L’écrivain, qui sut reconnaîtrela valeur de l’abbé Brossette, avait eu pour lui tant de déférence,qu’ils s’étaient amourachés l’un de l’autre, comme il arrive à touthomme d’esprit enchanté de trouver un compère ou, si vous voulez,un écouteur. Toute épée aime son fourreau.

– Mais à quoi, monsieur l’abbé, vous qui vous trouvez par votredévoûment au-dessus de votre position, attribuez-vous cet état dechoses ?

– Je ne veux pas vous dire de banalités après une si flatteuseparenthèse, reprit en souriant l’abbé Brossette. Ce qui se passedans cette vallée a lieu partout en France, et tient aux espérancesque le mouvement de 1789 a jetées chez les paysans. La Révolution aplus profondément affecté certains pays que d’autres, et cettelisière de la Bourgogne, si voisine de Paris, est un de ceux où lesens de ce mouvement a été pris comme le triomphe du Gaulois sur leFranc. Historiquement, les paysans sont encore au lendemain de laJacquerie, leur défaite est restée inscrite dans leur cervelle. Ilsne se souviennent plus du fait, il est passé à l’état d’idéeinstinctive. Cette idée est dans le sang paysan comme l’idée de lasupériorité fut jadis dans le sang noble. La révolution de 1789 aété la revanche des vaincus. Les paysans ont mis le pied dans lapossession du sol que la loi féodale leur interdisait depuis douzecents ans. De là leur amour pour la terre qu’ils partagent entreeux jusqu’à couper un sillon en deux parts, ce qui souvent annulela perception de l’impôt, car la valeur de la propriété nesuffirait pas à couvrir les frais de poursuites pour lerecouvrement…

– Leur entêtement, leur défiance, si vous voulez, est telle, àcet égard, que dans mille cantons, sur les trois mille dont secompose le territoire français, il est impossible à un riched’acheter du bien de paysan, dit Blondet en interrompant l’abbé.Les paysans, qui se cèdent leurs lopins de terre entre eux, ne s’endessaisissent à aucun prix ni à aucune condition pour le bourgeois.Plus le grand propriétaire offre d’argent, plus la vague inquiétudedu paysan augmente. L’expropriation seule fait rentrer le bien dupaysan sous la loi commune des transactions. Beaucoup de gens ontobservé ce fait et n’y trouvent point de cause.

– Cette cause, la voici, reprit l’abbé Brossette en croyant avecraison que chez Blondet une pause équivalait a une interrogation.Douze siècles ne sont rien pour une caste que le spectaclehistorique de la civilisation n’a jamais divertie de sa penséeprincipale, et qui conserve encore orgueilleusement le chapeau àgrands rebords et à tour en soie de ses maîtres, depuis le jour oùla mode abandonnée le lui a laissé prendre. L’amour dont la racineplongeait jusqu’aux entrailles du peuple, et qui s’attachaviolemment à Napoléon, dans le secret duquel il ne fut même pasautant qu’il le croyait, et qui peut expliquer le prodige de sonretour de 1815, procédait uniquement de cette idée. Aux yeux duPeuple, Napoléon, sans cesse uni au Peuple par son million desoldats, est encore le roi sorti des flancs de la Révolution,l’homme qui lui assurait la possession des biens nationaux. Sonsacre fut trempé dans cette idée…

– Une idée à laquelle 1814 a touché malheureusement, et que lamonarchie doit regarder comme sacrée, dit vivement Blondet, car lepeuple peut trouver auprès du trône un prince à qui son père alaissé la tête de Louis XVI comme une valeur d’hoirie.

– Voici madame, taisons-nous, dit tout bas l’abbé Brossette,Fourchon lui a fait peur, et il faut la conserver ici, dansl’intérêt de la Religion, du Trône et de ce pays même.

Michaud, le garde-général des Aigues, était sans doute amené parl’attentat perpétré sur les yeux de Vatel. Mais avant de rapporterla délibération qui allait avoir lieu dans le conseil de l’Etat,l’enchaînement des faits exige la narration succincte descirconstances dans lesquelles le général avait acheté les Aigues,des causes graves qui firent de Sibilet le régisseur de cettemagnifique propriété, des raisons qui rendirent Michaudgarde-général, enfin des antécédents auxquels étaient dues et lasituation des esprits, et les craintes exprimées par Sibilet.

Ce précis rapide aura le mérite d’introduire quelques-uns desprincipaux acteurs du drame, de dessiner leurs intérêts et de fairecomprendre les dangers de la situation où se trouvait alors legénéral comte de Montcornet.

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