Les Paysans

Chapitre 13L’Usurier des campagnes

Stratégiquement, Rigou se trouvait à Blangy ce qu’est à laguerre une sentinelle avancée. Il surveillait les Aigues, et bien.Jamais la police n’aura d’espions comparables à ceux qui se mettentau service de la Haine.

A l’arrivée du général aux Aigues, Rigou forma sans doute surlui quelque projet que le mariage de Montcornet avec une Troisvillefit s’évanouir, car il avait paru vouloir protéger ce grandpropriétaire. Ses intentions furent alors si patentes que Gaubertinjugea nécessaire de lui faire une part en l’initiant à laconspiration ourdie contre les Aigues. Avant d’accepter cette partet un rôle, Rigou voulut mettre, selon son expression, le généralau pied du mur. Quand la comtesse fut installée, un jour, unepetite carriole en osier peinte en vert, entra dans la courd’honneur des Aigues. Monsieur le maire flanqué de sa mairesse endescendit et vint par le perron du jardin. Rigou remarqua lacomtesse à une croisée. Tout acquise à l’évêque, à la religion et àl’abbé Brossette, qui s’était hâté de prévenir son ennemi, lacomtesse fit dire par François que madame était sortie . Cetteimpertinence, digne d’une femme née en Russie, fit jaunir le visagedu Bénédictin. Si la comtesse avait eu la curiosité de voir l’hommede qui le curé disait :  » C’est un damné qui, pour se rafraîchir,se plonge dans l’iniquité comme dans un bain,  » peut-être eût-elleévité de mettre entre le maire et le château la haine froide etréfléchie que portaient les libéraux aux royalistes, augmentée desexcitants du voisinage de la campagne, où le souvenir d’uneblessure d’amour-propre est toujours ravivé.

Quelques détails sur cet homme et sur ses moeurs auront lemérite, tout en éclairant sa participation au complot nommé lagrande affaire par ses deux associés, de peindre un typeexcessivement curieux, celui d’existences campagnardesparticulières à la France, et qu’aucun pinceau n’est encore alléchercher. D’ailleurs, de cet homme, rien n’est indifférent, ni samaison, ni sa manière de souffler le feu, ni sa façon de manger.Ses moeurs, ses opinions, tout servira puissamment à l’histoire decette vallée. Ce renégat explique enfin l’utilité de lamédiocratie, il en est à la fois la théorie et la pratique, l’alphaet l’oméga, le summum .

Vous vous rappelez peut-être certains maîtres en avarice déjàpeints dans quelques Scènes antérieures ? D’abord l’avare deprovince, le père Grandet de Saumur, avare comme le tigre estcruel ; puis Gobseck l’escompteur, le jésuite de l’or, n’ensavourant que la puissance et dégustant les larmes du malheur, àsavoir quel est leur cru ; puis le baron de Nucingen élevantles fraudes de l’argent à la hauteur de la Politique. Enfin, vousavez sens doute souvenir de ce portrait de la Parcimoniedomestique, le vieil Hochon d’Issoudun, et de cet autre avare paresprit de famille, le petit (La) Baudraye de Sancerre !Eh ! bien, les sentiments humains, et surtout l’avarice, ontdes nuances si diverses dans les divers milieux de notre société,qu’il restait encore un avare sur la planche de l’amphithéâtre desEtudes de moeurs ; il restait Rigou ! l’avare égoïste,c’est-à-dire plein de tendresse pour ses jouissances, sec et froidpour autrui, enfin l’avarice ecclésiastique ; le moine demeurémoine pour exprimer le jus du citron appelé le bien Vivre, etdevenu séculier pour happer la monnaie publique. Expliquons d’abordle bonheur continu qu’il trouvait à dormir sous son toit ?

Blangy, c’est-à-dire les soixante maisons décrites par Blondetdans sa lettre à Nathan, est posé sur une bosse de terrain, àgauche de la Thune. Comme toutes les maisons y sont accompagnées dejardins, ce village est d’un aspect charmant. Quelques maisons sontassises le long du cours d’eau. Au sommet de cette vaste motte deterre, se trouve l’église jadis flanquée de son presbytère, et dontle cimetière enveloppe, comme dans beaucoup de villages le chevetde l’église. Le sacrilége Rigou n’avait pas manqué d’acheter cepresbytère jadis construit par la bonne catholique mademoiselleChoin sur un terrain acheté par elle exprès. Un jardin en terrasse,d’où la vue plongeait sur les terres de Blangy, de Soulanges et deCerneux situées entre les deux parcs seigneuriaux, séparait cetancien presbytère de l’Eglise. Du côté opposé, s’étendait uneprairie, acquise par le dernier curé, peu de temps avant sa mort etentourée de murs par le défiant Rigou. Le maire ayant refusé derendre le presbytère à sa primitive destination, la Commune futobligée d’acheter une maison de paysan située auprès del’Eglise ; il fallut dépenser cinq mille francs pourl’agrandir, la restaurer et y joindre un jardinet dont le mur étaitmitoyen avec la sacristie, en sorte que la communication futétablie comme autrefois entre la maison curiale et l’église. Cesdeux maisons, bâties sur l’alignement de l’église à laquelle ellesparaissaient tenir par leurs jardins, avaient vue sur un espace deterrain planté d’arbres qui formait d’autant mieux la place deBlangy, qu’en face de la nouvelle Cure, le comte fit construire uneMaison Commune destinée à recevoir la mairie, le logement dugarde-champêtre, et cette école de frères de la Doctrine Chrétiennesi vainement sollicitée par l’abbé Brossette. Ainsi, non seulementles maisons de l’ancien Bénédictin et du jeune prêtre adhéraient àl’église, aussi bien divisés que réunis par elle ; mais encoreils se surveillaient l’un l’autre, et le village entier espionnaitl’abbé Brossette. Le grande rue, qui commençait à la Thune, montaittortueusement jusqu’à l’église. Des vignobles et des jardins depaysans, un petit bois couronnaient la butte de Blangy.

La maison de Rigou, la plus belle du village, était bâtie engros cailloux particuliers à la Bourgogne, pris dans un mortierjaune lissé carrément dans toute la largeur de la truelle, ce quiproduit des ondes percées çà et là, par les faces assezgénéralement noires de ce caillou. Une bande de mortier où pas unsilex ne faisait tache, dessinait, à chaque fenêtre, un encadrementque le temps avait rayé par des fissures fines et capricieuses,comme on en voit dans les vieux plafonds. Les volets, grossièrementfaits, se recommandaient par une solide peinture vert-dragon.Quelques mousses plates soudaient les ardoises sur le toit. C’estle type des maisons bourguignonnes, les voyageurs en aperçoiventpar milliers de semblables en traversant cette portion de laFrance.

Une porte bâtarde ouvrait sur un corridor, partagé par la caged’un escalier de bois. A l’entrée, on voyait la porte d’une vastesalle à trois croisées donnant sur la place. La cuisine adossée àl’escalier, tirait son jour de la cour, cailloutée avec soin, et oùl’on entrait par une porte cochère. Tel était le rez-de-chaussée.Le premier étage contenait trois chambres, et au-dessus une petitechambre en mansarde. Un bûcher, une remise, une écurie attenaient àla cuisine et faisaient un retour d’équerre. Au-dessus de cesconstructions légères, on avait ménagé des greniers, un fruitier etune chambre de domestique. Une basse-cour, une étable, des toits àporc faisaient face à la maison. Le jardin d’environ un arpent etclos de murs, était un jardin de curé, c’est-à-dire pleind’espaliers, d’arbres à fruit, de treilles, aux allées sablées etbordées de quenouilles, à carrés de légumes fumés avec le fumierprovenant de l’écurie. Au-dessus de la maison, attenait un secondclos, planté d’arbres, enclos de haies, et assez considérable pourque deux vaches y trouvassent leur pâture en tout temps.

A l’intérieur, la salle boisée à hauteur d’appui était tendue devieilles tapisseries. Les meubles en noyer, bruns de vieillesse etgarnis en tapisserie à la main, s’harmoniaient avec la boiserie,avec le plancher également en bois. Le plafond montrait troispoutres en saillie, mais peintes, et à entre-deux plafonnés. Lacheminée en bois de noyer, surmontée d’une glace dans un trumeaugrotesque, n’offrait d’autre ornement que deux oeufs en cuivremontés sur un pied de marbre, et qui se partageaient en deux, lapartie supérieure retournée donnait une bobèche. Ces chandeliers àdeux fins, embellis de chaînettes, une invention du règne de LouisXV, commencent à devenir rares. Sur la paroi opposée aux fenêtres,et posée sur un socle vert et or, s’élevait une horloge commune,mais excellente. Les rideaux criant sur leurs tringles en fer,dataient de cinquante ans, leur étoffe en coton à carreaux,semblables à ceux des matelas, alternés de rose et de blanc, venaitdes Indes. Un buffet et une table à manger complétaient cetameublement, tenu, d’ailleurs, avec une excessive propreté. Au coinde la cheminée, on apercevait une immense bergère de curé, le siégespécial de Rigou. Dans l’angle, au-dessus du petit bonheur du jourqui lui servait de secrétaire, on voyait accroché à la plusvulgaire patère, un soufflet, origine de la fortune de Rigou.

Sur cette succincte description, dont le style rivalise celuides affiches de vente, il est facile de deviner que les deuxchambres respectives de monsieur et madame Rigou, devaient êtreréduites au strict nécessaire ; mais on se tromperait enpensant que cette parcimonie pût exclure la bonté matérielle deschoses. Ainsi la petite maîtresse la plus exigeante se seraittrouvée admirablement couchée dans le lit de Rigou, composéd’excellents matelas, de draps en toile fine, grossi d’un lit deplumes acheté jadis pour quelqu’abbé par une dévote, garanti desbises par de bons rideaux. Ainsi de tout, comme on va le voir.

Ce bénédictin, esprit astucieux autant que profond, avait réduitsa femme, qui ne savait ni lire et écrire, ni compter, à uneobéissance absolue. Après avoir gouverné le défunt, la pauvrecréature finissait servante de son mari, faisant la cuisine, lalessive, à peine aidée par une très jolie fille appelée Annette,âgée de dix-neuf ans, aussi soumise à Rigou que sa maîtresse et quigagnait trente francs par an.

Grande, sèche et maigre, madame Rigou, femme à figure jaune,colorée aux pommettes, la tête toujours enveloppée d’un foulard etportant le même jupon pendant toute l’année, ne quittait pas samaison deux heures par mois et nourrissait son activité par tousles soins qu’une servante dévouée donne à une maison. Le plushabile observateur n’aurait pas trouvé trace de la magnifiquetaille, de la fraîcheur à la Rubens, de l’embonpoint splendide, desdents superbes, des yeux de vierge qui jadis recommandèrent lajeune fille à l’attention du curé Niseron. La seule et uniquecouche de sa fille, madame Soudry la jeune, avait décimé les dents,fait tomber les cils, terni les yeux, gauchi la taille, flétri leteint. Il semblait que le doigt de Dieu se fût appesanti surl’épouse du prêtre. Comme toutes les riches ménagères de lacampagne, elle jouissait de voir ses armoires pleines de robes desoie, ou en pièces ou faites et neuves, de dentelles, de bijoux quine lui servaient jamais qu’à faire commettre le péchéd’envie ; à faire souhaiter sa mort aux jeunes servantes deRigou. C’était un de ces êtres moitié femmes, moitié bestiaux, néspour vivre instinctivement. Cette ex-belle Arsène étantdésintéressée, le legs du feu curé Niseron serait inexplicable sansle curieux événement qui l’inspira, et qu’il faut rapporter pourl’instruction de l’immense tribu des Héritiers.

Madame Niseron, la femme du vieux sacristain, comblaitd’attentions l’oncle de son mari, car l’imminente succession d’unvieillard de soixante-douze ans, estimée à quarante et quelquesmille livres, devait mettre la famille de l’unique héritier dansune aisance assez impatiemment attendue par feu madame Niseron,laquelle, outre son fils, jouissait d’une charmante petite fille,espiègle, innocente, une de ces créatures qui ne sont peut-êtreaccomplies que parce qu’elles doivent disparaître, car elle mourutà quatorze ans des pâles couleurs, le nom populaire de la chlorose. Feu follet du presbytère, cette enfant allait chez songrand-oncle le curé comme chez elle, elle y faisait la pluie et lebeau temps, elle aimait mademoiselle Arsène, la jolie servante queson oncle put prendre en 1788, à la faveur de la licence introduitedans la discipline par les premiers orages révolutionnaires.Arsène, nièce de la vieille gouvernante du curé, fut appelée pourla suppléer, car en se sentant mourir, la vieille mademoisellePichard voulait sans doute faire transporter ses droits à la belleArsène.

En 1791, au moment où le curé Niseron offrit un asile à DomRigou et au frère Jean, la petite Niseron se permit une espiégleriefort innocente. En jouant avec Arsène et d’autres enfants à ce jeuqui consiste à cacher chacun à son tour un objet que les autrescherchent et qui fait crier :  » Tu brûles ou tu gèles,  » selon queles chercheurs s’en éloignent ou s’en approchent, la petiteGeneviève eut l’idée de fourrer le soufflet de la salle dans le litd’Arsène. Le soufflet fut introuvable, le jeu cessa, Geneviève,emmenée par sa mère, oublia de remettre le soufflet à son clou.Arsène et sa tante cherchèrent le soufflet pendant une semaine,puis on ne le chercha plus, on pouvait s’en passer, le vieux curésoufflait son feu avec une sarbacane faite au temps où lessarbacanes furent à la mode, et qui sans doute provenait de quelquecourtisan d’Henri III. Enfin, un soir, un mois avant sa mort, lagouvernante, après un dîner auquel avaient assisté l’abbé Mouchon,la famille Niseron et le curé de Soulanges, fit des lamentations deJérémie sur le soufflet, sans pouvoir en expliquer ladisparition.

– Eh ! mais il est depuis quinze jours dans le litd’Arsène, dit la petite Niseron en éclatant de rire, si cettegrande paresseuse faisait son lit, elle l’aurait trouvé…

En 1791, tout le monde put éclater de rire ; mais à ce riresuccéda le plus profond silence.

– Il n’y a rien de risible à cela, dit la gouvernante, depuisque je suis malade, Arsène me veille.

Malgré cette explication, le curé Niseron jeta sur madameNiseron et sur son mari le regard foudroyant d’un prêtre qui croità un complot. La gouvernante mourut. Dom Rigou sut si bienexploiter la haine du curé, que l’abbé Niseron déshéritaJean-Francois Niseron au profit d’Arsène Pichard.

En 1823, Rigou se servait toujours par reconnaissance de lasarbacane pour attiser le feu.

Madame Niseron, folle de sa fille, ne lui survécut pas. La mèreet l’enfant moururent en 1794. Le curé mort, le citoyen Rigous’occupa lui-même des affaires d’Arsène, en la prenant pour safemme.

L’ancien frère convers de l’Abbaye, attaché à Rigou comme unchien à son maître, devint à la fois le palefrenier, le jardinier,le vacher, le valet de chambre et le régisseur de ce sensuelHarpagon.

Arsène Rigou, mariée en 1821 au Procureur du Roi, sans dot,rappelle un peu la beauté commune de sa mère et possède l’espritsournois de son père.

Alors âgé de soixante-sept ans, Rigou n’avait pas fait une seulemaladie en trente ans, et rien ne paraissait devoir atteindre cettesanté vraiment insolente. Grand, sec, les yeux bordés d’un cerclebrun, les paupières presque noires, quand le matin il laissait voirson cou ridé, rouge et grenu, vous l’eussiez d’autant mieux comparéà un condor que son nez très-long, pincé du bout, aidait encore àcette ressemblance par une coloration sanguinolente. Sa tête quasichauve eût effrayé les connaisseurs par un occiput en dos d’âne,indice d’une volonté despotique. Ses yeux grisâtres, presque voiléspar ses paupières à membranes filandreuses, étaient prédestinés àjouer l’hypocrisie. Deux mèches de couleur indécise, à cheveux siclairsemés qu’ils ne cachaient pas la peau, flottaient au-dessusdes oreilles larges, hautes et sans ourlet, trait qui révèle lacruauté dans l’ordre moral quand il n’annonce pas la folie. Labouche, très-fendue et à lèvres minces, annonçait un mangeurintrépide, un buveur déterminé par la tombée des coins quidessinait deux espèces de virgules où coulaient les jus, oùpétillait sa salive quand il mangeait ou parlait. Héliogabaledevait être ainsi.

Son costume invariable consistait en une longue redingote bleueà collet militaire, en une cravate noire, un pantalon et un vastegilet de drap noir. Ses souliers à fortes semelles étaient garnisde clous à l’extérieur, et à l’intérieur d’un chausson tricoté parsa femme durant les soirées d’hiver. Annette et sa maîtressetricotaient aussi les bas de Monsieur.

Rigou s’appelait Grégoire. Aussi ses amis ne renonçaient-ilspoint aux divers calembourgs que le G du prénom autorisait, malgrél’usage immodéré qu’on en faisait depuis trente ans. On le saluaittoujours de ces phrases : J’ai Rigou ! – Je Ris, goutte !- Ris, goûte ! Rigoulard, etc., mais surtout de Grigou (G.Rigou.)

Quoique cette esquisse peigne le caractère, personnen’imaginerait jamais jusqu’où, sans opposition et dans la solitude,l’ancien Bénédictin avait poussé la science de l’égoïsme, celle dubien vivre et la volupté sous toutes les formes. D’abord, ilmangeait seul, servi par sa femme et par Annette qui se mettaient àtable avec Jean, après lui, dans la cuisine, pendant qu’il digéraitson dîner, qu’il cuvait son vin en lisant les nouvelles .

A la campagne, on ne connaît pas les noms propres des journaux,ils s’appellent tous les nouvelles .

Le dîner, de même que le déjeûner et le souper, toujourscomposés de choses exquises, étaient cuisinés avec cette sciencequi distingue les gouvernantes de curé entre toutes lescuisinières. Ainsi, madame Rigou battait elle-même le beurre deuxfois par semaine. La crème entrait comme élément dans toutes lessauces. Les légumes étaient cueillis de manière à sauter de leursplanches dans la casserole. Les Parisiens, habitués à manger de laverdure des légumes qui accomplissent une seconde végétationexposés au soleil, à l’infection des rues, à la fermentation desboutiques, arrosés par les fruitières qui leur donnent ainsi laplus trompeuse fraîcheur, ignorent les saveurs exquises quecontiennent ces produits auxquels la nature a confié des vertusfugitives, mais puissantes, quand ils sont mangés en quelque sortetout vifs Le boucher de Soulanges apportait sa meilleure viande,sous peine de perdre la pratique du redoutable Rigou. Lesvolailles, élevées à la maison, devaient être d’une excessivefinesse. Ce soin de papelardise embrassait toute chose, maisrelativement à Rigou seulement. Si les pantoufles de ce savantThélémiste étaient de cuir grossier, une bonne peau d’agneau enformait la doublure. S’il portait une redingote de gros drap, c’estqu’elle ne touchait pas sa peau, car sa chemise, blanchie etrepassée au logis, avait été filée par les plus habiles doigts dela Frise. Sa femme, Annette et Jean buvaient le vin du pays, le vinque Rigou se réservait sur sa récolte ; mais, dans sa caveparticulière, pleine comme une cave de Belgique, les vins deBourgogne les plus fins côtoyaient ceux de Bordeaux, de Champagne,de Roussillon, du Rhône, d’Espagne, tous achetés dix ans àl’avance, et toujours mis en bouteille par frère Jean. Les liqueursprovenues des îles procédaient de madame Amphoux, l’usurier enavait acquis une provision pour le reste de ses jours, au dépeçaged’un château de Bourgogne. Rigou mangeait et buvait comme LouisXIV, un des plus grands consommateurs connus, ce qui trahit lesdépenses d’une vie plus que voluptueuse. Discret et habile dans saprodigalité secrète, il disputait ses moindres marchés comme saventdisputer les gens d’Eglise. Au lieu de prendre des précautionsinfinies pour ne pas être trompé dans ses acquisitions, le rusémoine gardait un échantillon et se faisait écrire lesconventions ; mais quand son vin ou ses provisionsvoyageaient, il prévenait qu’au plus léger vice des choses, ilrefuserait d’en prendre livraison. Jean, directeur du fruitier,était dressé à savoir conserver les produits du plus beau fruitageconnu dans le département. Rigou mangeait des poires, des pommes etquelquefois du raisin à Pâques. Jamais prophète susceptible depasser Dieu ne fut plus aveuglément obéi que ne l’était Rigou chezlui dans ses moindres caprices. Le mouvement de ses gros sourcilsnoirs plongeait sa femme, Annette et Jean dans des inquiétudesmortelles. Il retenait ses trois esclaves par la multiplicitéminutieuse de leurs devoirs qui leur faisait comme une chaîne. Atout moment, ces pauvres gens se voyaient sous le coup d’un travailobligé, d’une surveillance, et ils avaient fini par trouver unesorte de plaisir dans l’accomplissement de ces travaux constants,ils ne s’ennuyaient point. Tous trois, ils avaient le bien-être decet homme pour seul et unique texte de leurs préoccupations.

Annette était, depuis 1795, la dixième jolie bonne prise parRigou qui se flattait d’arriver à la tombe avec ces relais dejeunes filles. Venue à seize ans, à dix-neuf ans Annette devaitêtre renvoyée. Chacune de ces bonnes, choisie à Auxerre, à Clamecy,dans le Morvan, avec des soins méticuleux, était attirée par lapromesse d’un beau sort, mais madame Rigou s’entêtait àvivre ! Et toujours au bout de trois ans, une querelle amenéepar l’insolence de la servante envers sa pauvre maîtresse, ennécessitait le renvoi. Annette, vrai chef-d’oeuvre de beauté fine,ingénieuse, piquante, méritait une couronne de duchesse. Elle nemanquait pas d’esprit, Rigou ne savait rien de l’intelligenced’Annette et de Jean-Louis Tonsard, ce qui prouvait qu’il selaissait prendre par cette jolie fille, la seule à qui l’ambitioneût suggéré la flatterie, comme moyen d’aveugler ce lynx.

Ce Louis XV, sans trône, ne s’en tenait pas uniquement à lajolie Annette. Oppresseur hypothécaire des terres achetées par lespaysans au delà de leurs moyens, il faisait son sérail de lavallée, depuis Soulanges jusqu’à cinq lieues au delà de Couchesvers la Brie, sans y dépenser autre chose que des retardements depoursuites pour obtenir ces fugitifs trésors qui dévorent lafortune de tant de vieillards. Cette vie exquise, cette viecomparable à celle de Bouret ne coûtait donc presque rien. Grâce àses nègres blancs, Rigou faisait abattre, façonner, rentrer sesfagots, ses bois, ses foins, ses blés. Pour le paysan, lamain-d’oeuvre est peu de chose, surtout en considération d’unajournement d’intérêts à payer. Ainsi Rigou, tout en demandant depetites primes pour des retards de quelques mois, pressurait sesdébiteurs en exigeant d’eux des services manuels, véritablescorvées auxquelles ils se prêtaient, croyant ne rien donner, parcequ’ils ne sortaient rien de leurs poches. On payait ainsi parfois àRigou plus que le capital de la dette.

Profond comme un moine, silencieux comme un Bénédictin entravail d’histoire, rusé comme un prêtre, dissimulé comme toutavare, se tenant dans les limites du droit, toujours en règle, cethomme eût été Tibère à Rome, Richelieu sous Louis XIII, Fouché,s’il avait eu l’intention d’aller à la Convention ; mais ileut la sagesse d’être un Lucullus sans faste, un voluptueux avare.Pour occuper son esprit, il jouissait d’une haine taillée en pleindrap. Il tracassait le général comte de Montcornet, il faisaitmouvoir les paysans par le jeu de fils cachés dont le maniementl’amusait comme une partie d’échecs où les pions vivaient, où lescavaliers couraient à cheval, où les fous comme Fourchonbabillaient, où les tours féodales brillaient au soleil, où laReine faisait malicieusement échec au Roi. Tous les jours en selevant de sa fenêtre, il voyait les faîtes orgueilleux des Aigues,les cheminées des pavillons, les superbes Portes, et il se disait :-  » Tout cela tombera ! je sècherai ces ruisseaux, j’abattraices ombrages.  » Enfin, il avait sa grande et sa petite victime.S’il méditait la ruine du château, le renégat se flattait de tuerl’abbé Brossette à coups d’épingles.

Pour achever de peindre cet ex-religieux, il suffira de direqu’il allait à la messe en regrettant que sa femme vécût, etmanifestant le désir de se réconcilier avec l’Eglise aussitôt sonveuvage venu. Il saluait avec déférence l’abbé Brossette en lerencontrant, et lui parlait doucement sans jamais s’emporter. Engénéral, tous les gens qui tiennent à l’Eglise, ou qui en sontsortis, ont une patience d’insecte, ils la doivent à l’obligationde garder un décorum, éducation qui manque depuis vingt ans àl’immense majorité des Français, même à ceux qui se croient bienélevés. Tous les Conventuels que la Révolution a fait sortir deleurs monastères et qui sont entrés dans les affaires ont montrépar leur froideur et par leur réserve la supériorité que donne ladiscipline ecclésiastique à tous les enfants de l’Eglise, même àceux qui la désertent.

Eclairé dès 1792 par l’affaire du testament, Gaubertin avait susonder la ruse que contenait la figure enfiellée de cet habilehypocrite ; aussi s’en était-il fait un compère en communiantavec lui devant le Veau d’or. Dès la fondation de la maisonLeclercq, il dit à Rigou d’y mettre cinquante mille francs en leslui garantissant. Rigou devint un commanditaire d’autant plusimportant qu’il laissa ce fonds se grossir des intérêts accumulés.En ce moment l’intérêt de Rigou dans cette maison était encore decent mille francs, quoiqu’en 1816 il eût repris une somme dequatre-vingt mille francs environ, pour la placer sur leGrand-Livre, en y trouvant sept mille francs de rentes. Lupinconnaissait à Rigou pour cent cinquante mille francs d’hypothèquesen petites sommes sur de grands biens. Ostensiblement, Rigoupossédait en terres environ quatorze mille francs de revenus biennets. On apercevait donc environ quarante mille francs de rentes àRigou. Mais quant à son trésor, c’était un X qu’aucune règle deproportion ne pouvait dégager, de même que le diable seulconnaissait les affaires qu’il tripotait avec Langlumé.

Ce terrible usurier, qui comptait vivre encore vingt ans, avaitinventé des règles fixes pour opérer. Il ne prêtait rien à unpaysan qui n’achetait pas au moins trois hectares et qui ne payaitpas la moitié du prix comptant. On voit que Rigou connaissait bienle vice de la loi sur les expropriations appliquée aux parcelles etle danger que fait courir au Trésor et à la Propriété l’excessivedivision des biens. Poursuivez donc un paysan qui vous prend unsillon, quand il n’en possède que cinq !

Le coup-d’oeil de l’intérêt privé distancera toujours devingt-cinq ans celui d’une assemblée de législateurs. Quelle leçonpour un pays ! La loi émanera toujours d’un vaste cerveau,d’un homme de génie et non de neuf cents intelligences qui serapetissent en se faisant foule. La loi de Rigou ne contient-ellepas en effet le principe de celle à chercher pour arrêter lenon-sens que présente la propriété réduite à des moitiés, destiers, des quarts, des dixièmes de centiare, comme dans la communed’Argenteuil où l’on compte trente mille parcelles ?

De telles opérations voulaient un compérage étendu comme celuiqui pesait sur cet arrondissement. D’ailleurs, comme Rigou faisaitfaire à Lupin environ le tiers des actes qui se passaientannuellement dans l’Etude, il trouvait dans le notaire de Soulangesun compère dévoué. Ce forban pouvait ainsi comprendre dans lecontrat de prêt, auquel assistait toujours la femme de l’emprunteurquand il était marié, la somme à laquelle se montaient les intérêtsillégaux. Le paysan, ravi de n’avoir que les cinq pour cent à payerannuellement pendant la durée du prêt, espérait toujours s’en tirerpar un travail enragé, par des engrais qui bonifiaient le gage deRigou.

De là les trompeuses merveilles enfantées par ce que d’imbécileséconomistes nomment la petite culture , le résultat d’une fautepolitique à laquelle nous devons de porter l’argent français enAllemagne pour y acheter des chevaux que le pays ne fournit plus,une faute qui diminuera tellement la production des bêtes à cornesque la viande sera bientôt inabordable, non pas seulement aupeuple, mais encore à la petite bourgeoisie. (Voyez le Curé deVillage .)

Donc, bien des sueurs, entre Couches et La-Ville-aux-Fayes,coulaient pour Rigou, que chacun respectait, tandis que le travailchèrement payé par le général, le seul qui jetât de l’argent dansle pays, lui valait des malédictions et la haine vouée aux riches.De tels faits ne seraient-ils pas inexplicables sans le coup-d’oeiljeté sur la Médiocratie ? Fourchon avait raison, les bourgeoisremplaçaient les seigneurs. Ces petits propriétaires, dont le typeest représenté par Courtecuisse étaient les mains-mortables duTibère de la vallée d’Avonne, de même qu’à Paris les industrielssans argent sont les paysans de la haute Banque. Soudry suivaitl’exemple de Rigou depuis Soulanges jusqu’à cinq lieues deLa-Ville-aux-Fayes. Ces deux usuriers s’étaient partagél’arrondissement. Gaubertin, dont la rapacité s’exerçait dans unesphère supérieure, non seulement ne faisait pas concurrence à sesassociés, mais il empêchait les capitaux de La-Ville-aux-Fayes deprendre cette fructueuse route. On peut deviner maintenant quelleinfluence ce triumvirat de Rigou, de Soudry, de Gaubertin, obtenaitaux élections par des électeurs dont la fortune dépendait de leurmansuétude.

Haine, intelligence et fortune, tel était le triangle terriblepar lequel s’expliquait l’ennemi le plus proche des Aigues, lesurveillant du général, en relations constantes avec soixante ouquatre-vingts petits propriétaires, parents ou alliés des paysans,et qui le redoutaient comme on redoute un créancier.

Rigou se superposait à Tonsard. L’un vivait de vols en nature,l’autre s’engraissait de rapines légales. Tous deux aimaient à bienvivre, c’était la même nature sous deux espèces, l’une naturelle,l’autre aiguisée par l’éducation du cloître.

Lorsque Vaudoyer quitta le cabaret du Grand-I-Vert pourconsulter l’ancien maire, il était environ quatre heures. A cetteheure, Rigou dînait.

En trouvant la porte bâtarde fermée, Vaudoyer regarda pardessusles rideaux en criant : – Monsieur Rigou, c’est moi, Vaudoyer….

Jean sortit par la porte cochère et fit entrer Vaudoyer uninstant après, en lui disant : – Viens au jardin, monsieur a dumonde.

Ce monde était Sibilet, qui, sous prétexte de s’entendrerelativement à la signification du jugement que venait de faireBrunet, s’entretenait avec Rigou de tout autre chose. Il avaittrouvé l’usurier achevant son dessert.

Sur une table carrée, éblouissante de linge, car, peu soucieuxde la peine de sa femme et d’Annette, Rigou voulait du linge blanctous les jours, le régisseur vit apporter une jatte de fraises, desabricots, des pêches, des cerises, des amandes, tous les fruits dela saison à profusion, servis dans des assiettes de porcelaineblanche, et sur des feuilles de vigne, presqu’aussi coquettementqu’aux Aigues.

En voyant Sibilet, Rigou lui dit de pousser les verroux auxportes battantes intérieures qui se trouvaient adaptées à chaqueporte, autant pour garantir du froid que pour étouffer les sons, etil lui demanda quelle affaire si pressante l’obligeait à venir levoir en plein jour, tandis qu’il pouvait conférer si sûrement lanuit.

– C’est que le Tapissier a parlé d’aller à Paris y voir legarde-des-sceaux, il est capable de vous faire bien du mal, dedemander le déplacement de votre gendre, des juges deLa-Ville-aux-Fayes, et du président surtout, quand il lira lejugement qu’on vient de rendre en votre faveur. Il se cabre, il estfin, il a dans l’abbé Brossette un conseil capable de jouter avecvous et avec Gaubertin. Les prêtres sont puissants. Monseigneurl’évêque aime bien l’abbé Brossette. Madame la comtesse a parléd’aller voir son cousin le préfet, le comte de Castéran, à proposde Nicolas. Michaud commence à lire couramment dans notre jeu…

– Tu as peur, dit l’usurier tout doucement en jetant sur Sibiletun regard que le soupçon rendit moins terne qu’à l’ordinaire et quifut terrible. Tu calcules s’il ne vaut pas mieux te mettre du côtéde monsieur le comte de Montcornet ?

– Je ne vois pas trop où je prendrai, quand vous aurez dépecéles Aigues, quatre mille francs à placer tous les ans, honnêtement,comme je le fais depuis cinq ans, répondit crûment Sibilet.Monsieur Gaubertin m’a, dans les temps, débité les plus bellespromesses ; mais la crise approche, on va se battrecertainement, promettre et tenir sont deux après la victoire.

– Je lui parlerai, répondit Rigou tranquillement. En attendantvoici, moi, ce que je répondrais, si cela me regardait :

 » Depuis cinq ans, tu portes à monsieur Rigou quatre millefrancs par an, et ce brave homme t’en donne sept et demi pour cent,ce qui te fait en ce moment un compte de vingt-sept mille francs, àcause de l’accumulation des intérêts ; mais comme il existe unacte sous signature privée, double entre toi et Rigou, le régisseurdes Aigues serait renvoyé le jour où l’abbé Brossette apporteraitcet acte sous les yeux du Tapissier, surtout après une lettreanonyme qui l’instruirait de ton double rôle. Tu ferais donc mieuxde chasser avec nous, sans demander tes os par avance, d’autantplus que monsieur Rigou n’étant pas tenu de te donner légalementsept et demi pour cent et les intérêts des intérêts, te ferait desoffres réelles de tes vingt mille francs ; et, en attendantque tu puisses les palper, ton procès allongé par la chicane seraitjugé par le tribunal de La-Ville-aux-Fayes. En te conduisantsagement quand monsieur Rigou sera propriétaire de ton pavillon auxAigues, tu pourras continuer avec trente mille francs environ ettrente mille autres francs que pourrait te confier Rigou, lecommerce d’argent que fait Rigou, lequel sera d’autant plusavantageux que les paysans se jetteront sur les terres des Aiguesdivisées en petits lots, comme la pauvreté sur le monde.  » Voilà ceque pourrait te dire monsieur Gaubertin ; mais moi, je n’airien à te répondre, cela ne me regarde pas… Gaubertin et moi, nousavons à nous plaindre de cet enfant du peuple qui bat son père, etnous poursuivons notre idée. Si l’ami Gaubertin a besoin de toi,moi, je n’ai besoin de personne, car tout le monde est à madévotion. Quant au garde-des-sceaux, on en change assezsouvent ; tandis que, nous autres, nous sommes toujourslà.

– Enfin, vous êtes prévenu, reprit Sibilet qui se sentit bâtécomme un âne.

– Prévenu de quoi ? demanda finement Rigou.

– De ce que fera le Tapissier, répondit humblement le régisseur,il est allé furieux à la Préfecture.

– Qu’il aille ! si les Montcornet n’usaient pas de roues,que deviendraient les carrossiers ?

– Je vous apporterai mille écus ce soir à onze heures, ditSibilet ; mais vous devriez avancer ces affaires en me cédantquelques-unes de vos hypothèques arrivées à terme, une de cellesqui pourraient me valoir quelques bons lots de terres…

– J’ai celle de Courtecuisse, et je veux le ménager, car c’estle meilleur tireur du département ; en te la transportant tuaurais l’air de tracasser ce drôle-là pour le compte du Tapissier,et ça ferait d’une pierre deux coups, il serait capable de tout ense voyant plus bas que Fourchon. Courtecuisse s’est exterminé surla Bâchelerie, il a bien amendé le terrain, il a mis des espaliersaux murs du jardin. Ce petit domaine vaut quatre mille francs, lecomte te les donnerait pour les trois arpents qui jouxtent sesremises. Si Courtecuisse n’était pas un licheur, il aurait pu payerses intérêts avec ce qu’on y tue de gibier.

– Eh bien ! transportez-moi cette créance, j’y ferai monbeurre, j’aurai la maison et le jardin pour rien, le comte achèterales trois arpents.

– Quelle part me donneras-tu ?

– Mon Dieu, vous sauriez traire du lait à un boeuf !s’écria Sibilet. Et moi, qui viens d’arracher au Tapissier l’ordrede réglementer le glanage d’après la loi…

– Tu as obtenu cela, mon gars ? dit Rigou qui plusieursjours auparavant avait suggéré l’idée de ces vexations à Sibilet enlui disant de les conseiller au général. Nous le tenons, il estperdu ; mais ce n’est pas assez de le tenir par un bout, ilfaut le ficeler comme une carotte de tabac ! Tire les verroux,mon gars, dis à ma femme de m’apporter le café, les liqueurs, etdis à Jean d’atteler, je vais à Soulanges. A ce soir ! -Bonjour, Vaudoyer, dit l’ancien maire en voyant entrer son anciengarde-champêtre, Eh ! bien, qu’y a-t-il ?…

Vaudoyer raconta tout ce qui venait de se passer au cabaret etdemanda l’avis de Rigou sur la légalité des réglements médités parle général.

– Il en a le droit, répliqua nettement Rigou. Nous avons un rudeseigneur ; l’abbé Brossette est un malin, votre curé suggèretoutes ces mesures-là, parce que vous n’allez pas à la messe, tasde parpaillots !… J’y vais bien, moi ! Il y a un Dieu,voyez-vous !… Vous endurez tout, le Tapissier ira toujours del’avant !…

– Eh ! bien, nous glanerons !… dit Vaudoyer avec cetaccent résolu qui distingue les Bourguignons.

– Sans certificat d’indigence ? reprit l’usurier. On ditqu’il est allé demander des troupes à la Préfecture, afin de vousfaire rentrer dans le devoir.

– Nous glanerons comme par le passé, répéta Vaudoyer.

– Glanez !… monsieur Sarcus jugera si vous avez eu raison,dit l’usurier en ayant l’air de promettre aux glaneurs laprotection de la Justice-de-paix.

– Nous glanerons et nous serons en force !… Ou la Bourgognene serait plus la Bourgogne ! dit Vaudoyer. Si les gendarmesont des sabres, nous avons des faulx, et nous verrons !

A quatre heures et demie, la grande porte verte de l’ancienpresbytère tourna sur ses gonds, et le cheval bai-brun, mené à labride par Jean, tourna vers la place. Madame Rigou et Annettevenues sur le pas de la porte bâtarde, regardaient la petitecarriole d’osier, peinte en vert, à capote de cuir, où se trouvaitleur maître établi sur de bons coussins.

– Ne vous attardez pas, monsieur, dit Annette en faisant unepetite moue.

Tous les gens du village, instruits déjà des menaçants arrêtésque le maire voulait prendre, se mirent tous sur leurs portes ous’arrêtèrent dans la grande rue en voyant passer Rigou, pensanttous qu’il allait à Soulanges pour les défendre.

– Eh ! bien madame Courtecuisse, notre ancien maire va sansdoute aller nous défendre, dit une vieille fileuse que la questiondes délits forestiers intéressait beaucoup, car son mari vendaitdes fagots volés à Soulanges.

– Mon Dieu, le coeur lui saigne de voir ce qui se passe, il enest malheureux autant que vous autres, répondit-elle.

– Ah ! c’est pas pour dire, mais on l’a bien maltraité,lui !

– Bonjour, monsieur Rigou, dit la fileuse que Rigou salua.

Quand l’usurier traversa la Thune, guéable en tout temps,Tonsard, sorti de son cabaret, dit à Rigou sur la route cantonale :- Eh ! bien, père Rigou, le Tapissier veut donc que noussoyons ses chiens ?…

– Nous verrons ça ! répondit l’usurier en fouettant soncheval.

– Il saura bien nous défendre, dit Tonsard à un groupe de femmeset d’enfants attroupés autour de lui.

– Il pense à vous, comme un aubergiste pense aux goujons ennettoyant sa poêle à frire, répliqua Fourchon.

– Ote donc le battant à ta grelote quand tu es saoul !… ditMouche en tirant son grand-père par sa blouse et le faisant tombersur le talus au rez d’un peuplier. Si ce mâtin de moine entendaitça, tu ne lui vendrais plus tes paroles si cher…

En effet, si Rigou courait à Soulanges, il était emporté parl’importante nouvelle donnée par Sibilet qui lui parut menaçantepour la coalition secrète de la bourgeoisie avonnaise.

De la sphère paysanne, ce drame va donc s’élever jusqu’à lahaute région des bourgeois de Soulanges et de La-Ville-aux-Fayes,curieuses figures dont l’apparition dans le sujet, loin d’enarrêter le développement, va l’accélérer, comme des hameauxenglobés dans une avalanche en rendent la course plus rapide.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer