Les Paysans

Chapitre 3Le Cabaret

La porte dite de Blangy, due à Bouret, se composait de deuxlarges pilastres à bossages vermiculés, surmontés chacun d’un chiendressé sur ses pattes de derrière et tenant un écusson entre sespattes de devant. Le voisinage du pavillon où logeait le régisseuravait dispensé le financier de bâtir une loge de concierge. Entreces deux pilastres, une grille somptueuse dans le genre de celleforgée par Buffon pour le Jardin-des-Plantes, s’ouvrait sur un boutde pavé conduisant à la route cantonale, jadis entretenuesoigneusement par les Aigues, par la maison de Soulanges, et quirelie Couches, Cerneux, Blangy, Soulanges à La-Ville-aux-Fayes,comme par une guirlande, tant cette route est fleurie d’héritagesentourés de haies et parsemée de maisonnettes à rosiers.

Là, le long d’une coquette muraille qui s’étendait jusqu’à unsaut-de-loup par lequel le château plongeait sur la vallée jusqu’audelà de Soulanges, se trouvaient le poteau pourri, la vieille roueet les piquets à râteaux qui constituent la fabrique d’un cordierde village.

Vers midi et demi, au moment où Blondet s’asseyait à un bout dela table, en face de l’abbé Brossette, en recevant les caressantsreproches de la comtesse, le père Fourchon et Mouche arrivaient àleur établissement. De là, le père Fourchon, sous prétexte defabriquer des cordes, surveillait les Aigues et pouvait y voir lesmaîtres entrant ou sortant. Aussi la persienne ouverte, lespromenades à deux, le plus petit incident de la vie au château,rien n’échappait-il à l’espionnage du vieillard qui ne s’étaitétabli cordier que depuis trois ans, circonstance minime que ni lesgardes des Aigues, ni les domestiques, ni les maîtres n’avaientencore remarquée.

– Fais le tour par la porte de l’Avenue pendant que je vasserrer nos agrès, dit le père Fourchon, et quand tu leur aurasdégoisé la chose, on viendra sans doute me chercher au Grand-I-Vertoù je vas me rafraîchir, car ça donne soif d’être sur l’eau commeça ! Si tu t’y prends comme je viens de te le dire, tu leuraccrocheras un bon déjeûner, tâche de parler à la comtesse, et tapesur moi, de manière à ce qu’ils aient l’idée de me chanter un airde leur morale, quoi !… Y aura quelques verres de bon vin àsiffler.

Après ces dernières instructions que l’air narquois de Moucherendait presque superflues, le vieux cordier, tenant sa loutre sousle bras, disparut dans le chemin cantonal.

A mi-chemin de cette jolie porte et du village, se trouvait, aumoment où Emile Blondet vint aux Aigues, une de ces maisons qui nese voient qu’en France, partout où la pierre est rare. Les morceauxde briques ramassés de tous côtés, les gros cailloux sertis commedes diamants dans une terre argileuse qui formaient des murssolides, quoique rongés, le toit soutenu par de grosses branches etcouvert en joncs et en paille, les grossiers volets, la porte, toutde cette chaumière provenait de trouvailles heureuses ou de donsarrachés par l’importunité.

Le paysan a pour sa demeure l’instinct qu’a l’animal pour sonnid ou pour son terrier, et cet instinct éclatait dans toutes lesdispositions de cette chaumière. D’abord, la fenêtre et la porteregardaient au nord. La maison, assise sur une petite éminence,dans l’endroit le plus caillouteux d’un terrain à vignes, devaitêtre salubre. On y montait par trois marches industrieusementfaites avec des piquets, avec des planches et remplies depierrailles. Les eaux s’écoulaient donc rapidement. Puis, comme enBourgogne, la pluie vient rarement du nord, aucune humidité nepouvait pourrir les fondations, quelque légères qu’elles fussent.Au bas, le long du sentier, régnait un rustique palis, perdu dansune haie d’aubépine et de ronce. Une treille, sous laquelle deméchantes tables accompagnées de bancs grossiers invitaient lespassants à s’asseoir, couvrait de son berceau l’espace qui séparaitcette chaumière du chemin. A l’intérieur, le haut du talus offraitpour décor des roses, des giroflées, des violettes, toutes lesfleurs qui ne coûtent rien. Un chèvrefeuille et un jasminattachaient leurs brindilles sur le toit déjà chargé de mousses,malgré son peu d’ancienneté.

A droite de sa maison, le possesseur avait adossé une établepour deux vaches. Devant cette construction en mauvaises planches,un terrain battu servait de cour ; et, dans un coin, se voyaitun énorme tas de fumier. De l’autre côté de la maison et de latreille, s’élevait un hangar en chaume soutenu par deux troncsd’arbres, sous lequel se mettaient les ustensiles des vignerons,leurs futailles vides, des fagots de bois empilés autour de labosse que formait le four dont la bouche s’ouvre presque toujours,dans les maisons de paysans, sous le manteau de la cheminée.

A la maison attenait environ un arpent enclos d’une haie vive etplein de vignes, soignées comme le sont celles des paysans, toutessi bien fumées, provignées et bêchées, que leurs pampres verdoientles premiers à trois lieues à la ronde. Quelques arbres, desamandiers, des pruniers et des abricotiers montraient leurs têtesgrêles, çà et là, dans cet enclos. Entre les ceps, le plus souventon cultivait des pommes de terre ou des haricots. En hache vers levillage, et derrière la cour, dépendait encore de cette habitationun petit terrain humide et bas, favorable à la culture des choux,des ognons, de l’ail, les légumes favoris de la classe ouvrière, etfermé d’une porte à claire-voie par où passaient les vaches enpétrissant le sol et y laissant leurs bouses étalées.

Cette maison, composée de deux pièces au rez-de-chaussée, avaitsa sortie sur le vignoble. Du côté des vignes, une rampe en bois,appuyée au mur de la maison et couverte d’une toiture en chaume,montait jusqu’au grenier, éclairé par un oeil-de-boeuf. Sous cetescalier rustique, un caveau, tout en briques de Bourgogne,contenait quelques pièces de vin.

Quoique la batterie de cuisine du paysan consiste ordinairementen deux ustensiles avec lesquels on fait tout, une poêle et unchaudron de fer ; par exception, il se trouvait dans cettechaumière deux casseroles accrochées sous le manteau de lacheminée, au-dessus d’un petit fourneau portatif. Malgré cesymptôme d’aisance, le mobilier était en harmonie avec les dehorsde la maison. Ainsi, pour contenir l’eau, une jarre ; pourargenterie, des cuillers de bois ou d’étain, des plats en terrebrune au dehors et blanche en dedans, mais écaillés et raccommodésavec des attaches ; enfin, autour d’une table solide, deschaises en bois blanc, et pour plancher de la terre battue. Tousles cinq ans, les murs recevaient une couche d’eau de chaux, ainsique les maigres solives du plafond auxquelles pendent du lard, desbottes d’ognons, des paquets de chandelles et les sacs où le paysanmet ses graines ; auprès de la huche une antique armoire envieux noyer garde le peu de linge, les vêtements de rechange et leshabits de fête de la famille.

Sur le manteau de la cheminée, brillait un vrai fusil debraconnier, vous n’en donneriez pas cinq francs, le bois est quasibrûlé, le canon, sans aucune apparence, ne semble pas nettoyé. Vouspensez que la défense d’une cabane à loquet, dont la porteextérieure pratiquée dans le palis, n’est jamais fermée, n’exigepas mieux, et vous vous demandez presque à quoi peut servir unepareille arme. D’abord, si le bois est d’une simplicité commune, lecanon, choisi avec soin, provient d’un fusil de prix, donné sansdoute à quelque garde-chasse. Aussi, le propriétaire de ce fusil nemanque-t-il jamais son coup, il existe entre son arme et luil’intime connaissance que l’ouvrier a de son outil. S’il fautabaisser le canon d’un millimètre au-dessous ou au-dessus du but,parce qu’il relève ou tombe de cette faible estime, le braconnierle sait, il obéit à cette loi sans se tromper. Puis, un officierd’artillerie trouverait les parties essentielles de l’arme en bonétat : rien de moins, rien de plus. Dans tout ce qu’il s’approprie,dans tout ce qui doit lui servir, le paysan déploie la forceconvenable, il y met le nécessaire et rien au delà. La perfectionextérieure, il ne la comprend jamais. Juge infaillible desnécessités en toutes choses, il connaît tous les degrés de force,et sait, en travaillant pour le bourgeois, donner le moins possiblepour le plus possible. Enfin, ce fusil méprisable entre pourbeaucoup dans l’existence de la famille, et vous saurez tout àl’heure comment.

Avez-vous bien saisi les mille détails de cette hutte assise àcinq cents pas de la jolie porte des Aigues ? La voyez-vousaccroupie là, comme un mendiant devant un palais ? Eh !bien, son toit chargé de mousses veloutées, ses poules caquetant,le cochon qui vague, toutes ses poésies champêtres avaient unhorrible sens. A la porte du palis, une grande perche élevait à unecertaine hauteur un bouquet flétri, composé de trois branches depin et d’un feuillage de chêne réunis par un chiffon. Au-dessus dela porte, un peintre forain avait, pour un déjeûner, peint dans untableau de deux pieds carrés, sur un champ blanc, un I majuscule envert, et pour ceux qui savent lire, ce calembourg en douze lettres: Au Grand-I-Vert (hiver). A gauche de la porte, éclataient lesvives couleurs de cette vulgaire affiche : Bonne bierre de mars ,où de chaque côté d’un cruchon qui lance un jet de mousse secarrent une femme en robe excessivement décolletée et un hussard,tous deux grossièrement coloriés. Aussi, malgré les fleurs et l’airde la campagne s’exhalait-il de cette chaumière la forte etnauséabonde odeur de vin et de mangeaille qui vous saisit à Paris,en passant devant les gargotes de faubourgs.

Vous connaissez les lieux. Voici les êtres et leur histoire quicontient plus d’une leçon pour les philanthropes.

Le propriétaire du Grand-I-Vert, nommé François Tonsard, serecommande à l’attention des philosophes par la manière dont ilavait résolu le problème de la vie fainéante et de la vie occupée,de manière à rendre la fainéantise profitable et l’occupationnulle.

Ouvrier en toutes choses, il savait travailler à la terre, maispour lui seul. Pour les autres, il creusait des fossés, fagottait,écorçait des arbres ou les abattait. Dans ces travaux, le bourgeoisest à la discrétion de l’ouvrier. Tonsard avait dû son coin deterre à la générosité de mademoiselle Laguerre. Dès sa premièrejeunesse Tonsard faisait des journées pour le jardinier du château,car il n’avait pas son pareil pour tailler les arbres d’allée, lescharmilles, les haies, les marronniers de l’Inde. Son nom indiqueassez un talent héréditaire. Au fond des campagnes, il existe despriviléges obtenus et maintenus avec autant d’art qu’en déploientles commerçants pour s’attribuer les leurs. Un jour, en sepromenant, madame entendit Tonsard, garçon bien découplé, disant : » Il me suffirait pourtant d’un arpent de terre pour vivre, et pourvivre heureusement !  » Cette bonne fille, habituée à faire desheureux, lui donna cet arpent de vignes en avant de la porte deBlangy, contre cent journées (délicatesse peu comprise !) enlui permettant de rester aux Aigues, où il vécut avec les gensauxquels il parut être le meilleur garçon de la Bourgogne.

Ce pauvre Tonsard (ce fut le mot de tout le monde) travaillapendant environ trente journées sur les cent qu’il devait ; lereste du temps il baguenauda, riant avec les femmes de madame, etsurtout avec mademoiselle Cochet, la femme de chambre, quoiqu’ellefût laide comme toutes les femmes de chambre des belles actrices.Rire avec mademoiselle Cochet signifiait tant de choses que Soudry,l’heureux gendarme dont il est question dans la lettre de Blondet,regardait encore Tonsard de travers, après vingt-cinq ans.L’armoire en noyer, le lit à colonnes et à bonnes-grâces, ornementsde la chambre à coucher, furent sans doute le fruit de quelquerisette .

Une fois en possession de son champ, au premier qui lui dit quemadame le lui avait donné, Tonsard répondit : –  » Je l’ai parbleubien acheté et bien payé. Est-ce que les bourgeois nous donnentjamais quelque chose ? est-ce donc rien que centjournées ? Ca me coûte trois cents francs, et c’est toutcailloux !  » Le propos ne dépassa point la régionpopulaire.

Tonsard se bâtit alors cette maison lui-même, en prenant lesmatériaux, de ci et de là, se faisant donner un coup de main parl’un et l’autre, grappillant au château les choses de rebut ou lesdemandant et les obtenant toujours. Une mauvaise porte de montreuildémolie pour être reportée plus loin, devint celle de l’étable. Lafenêtre venait d’une vieille serre abattue. Les débris du châteauservirent donc à élever cette fatale chaumière.

Sauvé de la réquisition par Gaubertin, le régisseur des Aiguesdont le père était accusateur public au Département, et quid’ailleurs ne pouvait rien refuser à mademoiselle Cochet, Tonsardse maria dès que sa maison fut terminée et sa vigne en rapport.Garçon de vingt-trois ans, familier aux Aigues, ce drôle, à quimadame venait de donner un arpent de terre et qui paraissaittravailleur, eut l’art de faire sonner haut toutes ses valeursnégatives, et il obtint la fille d’un fermier de la terre deRonquerolles, située au delà de la forêt des Aigues.

Ce fermier tenait une ferme à moitié qui dépérissait entre sesmains, faute d’une fermière. Veuf et inconsolable, il tâchait, à lamanière anglaise, de noyer ses soucis dans le vin ; mais quandil ne pensa plus à sa pauvre chère défunte, il se trouva marié,selon une plaisanterie de village, avec la Boisson. En peu detemps, de fermier le beau-père redevint ouvrier, mais ouvrierbuveur et paresseux, méchant et hargneux, capable de tout comme lesgens du peuple qui, d’une sorte d’aisance, retombent dans lamisère. Cet homme, que ses connaissances pratiques, la lecture etla science de l’écriture mettaient au-dessus des autres ouvriers,mais que ses vices tenaient au niveau des mendiants, venait de semesurer, comme on l’a vu, sur les bords de l’Avonne, avec un deshommes les plus spirituels de Paris, dans une bucolique oubliée parVirgile.

Le père Fourchon, d’abord maître d’école à Blangy, perdit saplace à cause de son inconduite et de ses idées sur l’instructionpublique. Il aidait beaucoup plus les enfants à faire des petitsbateaux et des cocottes avec leurs abécédaires qu’il ne leurapprenait à lire ; il les grondait si curieusement, quand ilsavaient chippé des fruits, que ses semonces pouvaient passer pourdes leçons sur la manière d’escalader les murs. On cite encore àSoulanges sa réponse à un petit garçon venu trop tard et quis’excusait ainsi : – Dam ! m’sieur, j’ai mené boire notrechevau !

– On dit cheval, animau !

D’instituteur, il fut nommé piéton. Dans ce poste, qui sert deretraite à tant de vieux soldats, le père Fourchon fut réprimandétous les jours. Tantôt il oubliait les lettres dans les cabarets,tantôt il les gardait sur lui. Quand il était gris, il remettait lepaquet d’une commune dans une autre, et quand il était à jeun, illisait les lettres. Il fut donc promptement destitué. Ne pouvantrien être dans l’Etat, le père Fourchon avait fini par devenirfabricant. Dans la campagne, les indigents exercent une industriequelconque, ils ont tous un prétexte d’existence honnête. A l’âgede soixante-huit ans, le vieillard entreprit la corderie en petit,un des commerces qui demandent le moins de mise de fonds. L’atelierest, comme on l’a vu, le premier mur venu, les machines valent àpeine dix francs, l’apprenti couche comme son maître dans unegrange, et vit de ce qu’il ramasse. La rapacité de la loi sur lesportes et fenêtres expire sub dio . On emprunte la matière premièrepour la rendre fabriquée. Mais le principal revenu du père Fourchonet de son apprenti Mouche, fils naturel d’une de ses fillesnaturelles, lui venait de sa chasse aux loutres, puis des déjeûnersou dîners que lui donnaient les gens qui, ne sachant ni lire niécrire, usaient des talents du père Fourchon dans le cas d’unelettre à répondre ou d’un compte à présenter. Enfin, il savaitjouer de la clarinette, et tenait compagnie à l’un de ses amisappelé Vermichel, le ménétrier de Soulanges, dans les noces devillage, ou les jours de grand bal au Tivoli de Soulanges.

Vermichel s’appelait Michel Vert, mais le calembourg fait avecle nom vrai devint d’un usage si général, que, dans ses actes,Brunet, huissier audiencier de la justice de paix de Soulanges,mettait Michel, Jean, Jérôme Vert, dit Vermichel , praticien.Vermichel, violon très-distingué de l’ancien régiment de Bourgogne,par reconnaissance des services que lui rendait le papa Fourchon,lui avait procuré cette place de praticien dévolue à ceux qui, dansles campagnes, savent signer leur nom. Le père Fourchon servaitdonc de témoin ou de praticien pour les actes judiciaires, quand lesieur Brunet venait instrumenter dans les communes de Cerneux,Couches et Blangy. Vermichel et Fourchon, liés par une amitié quicomptait vingt ans de bouteille, constituaient presque une raisonsociale.

Mouche et Fourchon, unis par le Vice comme Mentor et Télémaquele furent jadis par la Vertu, voyageaient, comme eux, à larecherche de leur pain, Panis angelorum , seuls mots latins quirestassent dans la mémoire du vieux Figaro villageois. Ils allaientharicotant les restes du Grand-I-Vert, ceux des châteaux ;car, à eux deux, dans les années les plus occupées, les plusprospères, ils n’avaient jamais pu fabriquer en moyenne trois centsoixante brasses de corde. D’abord, aucun marchand, dans un rayonde vingt lieues, n’aurait confié d’étoupe ni à Fourchon, ni àMouche. Le vieillard, devançant les miracles de la Chimie moderne,savait trop bien changer l’étoupe en benoît jus de treille. Puis,ses triples fonctions d’écrivain public de trois communes, depraticien de la justice de paix, de joueur de clarinette,nuisaient, disait-il, aux développements de son commerce.

Ainsi Tonsard fut déçu tout d’abord dans l’espérance, assezjoliment caressée, de conquérir une espèce de bien-être parl’augmentation de ses propriétés. Le gendre paresseux rencontra,par un accident assez ordinaire, un beau-père fainéant. Lesaffaires devaient aller d’autant plus mal que la Tonsard, douéed’une espèce de beauté champêtre, grande et bien faite, n’aimaitpoint à travailler en plein air. Tonsard s’en prit à sa femme de lafaillite paternelle, et la maltraita par suite de cette vengeancefamilière au peuple dont les yeux, uniquement occupés de l’effet,remontent rarement jusqu’à la cause.

En trouvant sa chaîne pesante, cette femme voulut l’alléger.Elle se servit des vices de Tonsard pour se rendre maîtresse delui. Gourmande, aimant ses aises, elle encouragea la paresse et lagourmandise de cet homme. D’abord, elle sut se procurer la faveurdes gens du château, sans que Tonsard lui reprochât les moyens envoyant les résultats. Il s’inquiéta fort peu de ce que faisait safemme, pourvu qu’elle fît tout ce qu’il voulait. C’est la secrètetransaction de la moitié des ménages. La Tonsard créa donc labuvette du Grand-I-Vert, dont les premiers consommateurs furent lesgens des Aigues, les gardes et les chasseurs.

Gaubertin, l’intendant de mademoiselle Laguerre, un des premierschalands de la belle Tonsard, lui donna quelques pièces d’excellentvin pour allécher la pratique. L’effet de ces présents, périodiquestant que le régisseur resta garçon, et la renommée de beauté peusauvage qui signala la Tonsard aux don Juan de la vallée,achalandèrent le Grand-I-Vert. En sa qualité de gourmande, laTonsard devint excellente cuisinière, et quoique ses talents nes’exerçassent que sur les plats en usage dans la campagne, lecivet, la sauce du gibier, la matelotte, l’omelette, elle passadans le pays pour savoir admirablement cuisiner un de ces repas quise mangent sur le bout de la table et dont les épices, prodiguéesoutre mesure, excitent à boire. En deux ans, elle se rendit ainsimaîtresse de Tonsard et le poussa sur une pente mauvaise à laquelleil ne demandait pas mieux que de s’abandonner.

Ce drôle braconna constamment sans avoir rien à craindre. Lesliaisons de sa femme avec Gaubertin l’intendant, avec les gardesparticuliers et les autorités champêtres, le relâchement du tempslui assurèrent l’impunité. Dès que ses enfants furent assez grands,il en fit les instruments de son bien-être, sans se montrer plusscrupuleux pour leurs moeurs que pour celles de sa femme. Il eutdeux filles et deux garçons. Tonsard, qui vivait, ainsi que safemme, au jour le jour, aurait vu finir sa joyeuse vie, s’il n’eûtpas maintenu constamment chez lui la loi quasi-martiale detravailler à la conservation de son bien-être, auquel sa familleparticipait d’ailleurs. Quand sa famille fut élevée aux dépens deceux à qui sa femme savait arracher des présents, voici quelsfurent la charte et le budget du Grand-I-Vert.

La vieille mère de Tonsard et ses deux filles, Catherine etMarie, allaient continuellement au bois, et revenaient deux foispar jour chargées à plier sous le poids d’un fagot qui tombait àleurs chevilles et dépassait leurs têtes de deux pieds. Quoiquefait en dessus avec du bois mort, l’intérieur se composait de boisvert coupé souvent parmi les jeunes arbres. A la lettre, Tonsardprenait son bois pour l’hiver dans la forêt des Aigues. Le père etses deux fils braconnaient continuellement. De septembre en mars,les lièvres, les lapins, les perdrix, les grives, les chevreuils,tout le gibier qui ne se consommait pas au logis, se vendait àBlangy, dans la petite ville de Soulanges, chef-lieu du Canton, oùles deux filles de Tonsard fournissaient du lait, et d’où ellesrapportaient chaque jour les nouvelles, en y colportant celles desAigues, de Cerneux et de Couches. Quand on ne pouvait plus chasser,les trois Tonsard tendaient des collets. Si les collets rendaienttrop, la Tonsard faisait des pâtés, expédiés à La-Ville-aux-Fayes.Au temps de la moisson, sept Tonsard, la vieille mère, les deuxgarçons, tant qu’ils n’eurent pas dix-sept ans, les deux filles, levieux Fourchon et Mouche glanaient, ramassaient près de seizeboisseaux par jour, glanant seigle, orge, blé, tout grain bon àmoudre.

Les deux vaches, menées d’abord par la plus jeune des deuxfilles, le long des routes, s’échappaient la plupart du temps dansles prés des Aigues ; mais comme au moindre délit tropflagrant pour que le garde se dispensât de le constater, lesenfants étaient ou battus ou privés de quelque friandise, ilsavaient acquis une habileté singulière pour entendre les pasennemis, et presque jamais le garde-champêtre ou le garde desAigues ne les surprenaient en faute. D’ailleurs, les liaisons deces dignes fonctionnaires avec Tonsard et sa femme leur mettaientune taie sur les yeux. Les bêtes, conduites par de longues cordes,obéissaient d’autant mieux à un seul coup de rappel, à un criparticulier qui les ramenaient sur le terrain commun qu’ellessavaient, le péril passé, pouvoir achever leur lippée chez levoisin. La vieille Tonsard, de plus en plus débile, avait succédé àMouche depuis que Fourchon gardait son petit-fils naturel avec lui,sous prétexte de soigner son éducation. Marie et Catherinefaisaient de l’herbe dans le bois. Elles y avaient reconnu lesplaces où vient ce foin forestier si joli, si fin, qu’ellescoupaient, fanaient, bottelaient et engrangeaient ; elles ytrouvaient les deux tiers de la nourriture des vaches en hiverqu’on menait d’ailleurs paître pendant les belles journées auxendroits bien connus où l’herbe verdoie. Il y a, dans certainsendroits de la vallée des Aigues, comme dans tous les pays dominéspar des chaînes de montagnes, des terrains qui donnent, comme enPiémont et en Lombardie, de l’herbe en hiver. Ces prairies, nomméesen Italie marciti , ont une grande valeur ; mais en France, ilne leur faut ni trop grandes glaces ni trop de neige. Ce phénomèneest dû sans doute à une exposition particulière, à desinfiltrations d’eaux qui conservent une température chaude.

Les deux veaux produisaient environ quatre-vingts francs. Lelait, déduction faite du temps où les vaches nourrissaient ouvélaient, rapportait environ cent soixante francs, et pourvoyait enoutre aux besoins du logis en fait de laitage. Tonsard gagnait unecinquant(ain)e d’écus en journées faites de côté et d’autre. Lacuisine et le vin vendu donnaient tous les frais déduits unecentaine d’écus, car ces régalades essentiellement passagèresvenaient en certains temps et pendant certaines saisons ;d’ailleurs les gens à régalades prévenaient la Tonsard et son mari,qui prenaient alors à la ville le peu de viande et de provisionsnécessaires. Le vin du clos de Tonsard était vendu année commune,vingt francs le tonneau, sans fût, à un cabaretier de Soulangesavec lequel Tonsard entretenait des relations. Par certaines annéesplantureuses, Tonsard récoltait douze pièces dans son arpent ;mais la moyenne était de huit pièces, et Tonsard en gardait moitiépour son débit. Dans les pays vignobles, le glanage des vignesconstitue le hallebotage . Par le hallebotage, la famille Tonsardrecueillait trois pièces de vin environ. Mais à l’abri sous lesusages, elle mettait peu de conscience dans ses procédés, elleentrait dans les vignes avant que les vendangeurs n’en fussentsortis ; de même qu’elle se ruait sur les champs de blé quandles gerbes amoncelées attendaient les charrettes. Ainsi les sept ouhuit pièces de vin, tant halleboté que récolté, se vendaient à unbon prix. Mais sur cette somme, le Grand-I-Vert réalisait despertes provenant de la consommation de Tonsard et de sa femme,habitués tous deux à manger les meilleurs morceaux, à boire du vinmeilleur que celui qu’ils vendaient et fourni par leurcorrespondant de Soulanges, en paiement du leur. L’argent gagné parcette famille allait donc à environ neuf cents francs, car ilsengraissaient deux cochons par an, un pour eux, un autre pour levendre.

Les ouvriers, les mauvais garnements du pays prirent à la longueen affection le cabaret du Grand-I-Vert, autant à cause des talentsde la Tonsard, que de la camaraderie existant entre cette familleet le menu peuple de la vallée. Les deux filles, toutes deuxremarquablement belles, continuaient les moeurs de leur mère. Enfinl’ancienneté du Grand-I-Vert, qui datait de 1795, en faisait unechose consacrée dans la campagne. Depuis Couches jusqu’àLa-Ville-aux-Fayes, les ouvriers y venaient conclure leurs marchés,y apprendre les nouvelles pompées par les filles à Tonsard, parMouche, par Fourchon, dites par Vermichel, par Brunet, l’huissierle plus en renom à Soulanges, quand il y venait chercher sonpraticien. Là s’établissaient le prix des foins, des vins, celuides journées et celui des ouvrages à tâches. Tonsard, jugesouverain en ces matières, donnait ses consultations, tout entrinquant avec les buveurs. Soulanges, selon le mot du pays,passait pour être uniquement une ville de société, d’amusement, etBlangy était le bourg commercial, écrasé néanmoins par le grandcentre de La-Ville-aux-Fayes, devenue en vingt-cinq ans la capitalede cette magnifique vallée. Le marché des bestiaux, des grains, setenait à Blangy, sur la place, et ses prix servaient de mercurialeà l’Arrondissement.

En restant au logis, la Tonsard était restée fraîche, blanche,potelée, par exception aux femmes des champs, qui passent aussirapidement que les fleurs, et qui sont déjà vieilles à trente ans.Aussi la Tonsard aimait-elle à être bien mise. Elle n’était quepropre, mais au village, cette propreté vaut le luxe. Les filles,mieux vêtues que ne le comportait leur pauvreté, suivaientl’exemple de leur mère. Sous leurs robes presque élégantesrelativement, elles portaient du linge plus fin que celui despaysannes les plus riches. Aux jours de fêtes, elles se montraienten jolies toilettes gagnées, Dieu sait comme ! la livrée desAigues leur vendait, à des prix facilement payés, des robes defemmes de chambre achetées à Paris et qu’elles refaisaient pourelles. Ces deux filles, les bohémiennes de la vallée, ne recevaientpas un liard de leurs parents, qui leur donnaient uniquement lanourriture et les couchaient sur d’affreux grabats avec leurgrand’mère dans le grenier où leurs frères couchaient à même lefoin, blottis comme des animaux. Ni le père ni la mère nesongeaient à cette promiscuité.

L’âge de fer et l’âge d’or se ressemblent plus qu’on ne lepense. Dans l’un, on ne prend garde à rien ; dans l’autre, onprend garde à tout ; pour la société, le résultat estpeut-être le même. La présence de la vieille Tonsard, quiressemblait bien plus à une nécessité qu’à une garantie, était uneimmoralité de plus.

Aussi l’abbé Brossette, après avoir étudié les moeurs de sesparoissiens, disait-il à son évêque ce mot profond : – « Monseigneur, à voir comment ils s’appuient de leur misère, ondevine que ces paysans tremblent de perdre le prétexte de leursdébordements.  »

Quoique tout le monde sût combien cette famille avait peu deprincipes et peu de scrupules, personne ne trouvait à redire auxmoeurs du Grand-I-Vert. Au commencement de cette Scène, il estnécessaire d’expliquer, une fois pour toutes, aux gens habitués àla moralité des familles bourgeoises, que les paysans n’ont, enfait de moeurs domestiques, aucune délicatesse ; ilsn’invoquent la morale à propos de leurs filles séduites, que si leséducteur est riche et craintif. Les enfants jusqu’à ce que l’Etatles leur arrache, sont des capitaux, ou des instruments debien-être. L’intérêt est devenu, surtout depuis 1789, le seulmobile de leurs idées ; il ne s’agit jamais pour eux de savoirsi une action est légale ou immorale, mais si elle est profitable.La moralité, qu’il ne faut pas confondre avec la religion, commenceà l’aisance ; comme on voit, dans la sphère supérieure, ladélicatesse fleurir dans l’âme quand la Fortune a doré le mobilier.L’homme absolument probe et moral est, dans la classe des paysans,une exception. Les curieux demanderont pourquoi ? De toutesles raisons qu’on peut donner de cet état de choses, voici laprincipale. Par la nature de leurs fonctions sociales, les paysansvivent d’une vie purement matérielle qui se rapproche de l’étatsauvage auquel les invite leur union constante avec la nature. Letravail, quand il écrase le corps, ôte à la pensée son actionpurifiante, surtout chez des gens ignorants. Enfin pour lespaysans, la misère est leur raison d’état , comme le disait l’abbéBrossette.

Mêlé à tous les intérêts, Tonsard écoutait les plaintes dechacun et dirigeait les fraudes utiles aux nécessiteux. La femme,bonne personne en apparence, favorisait par des coups de langue lesmalfaiteurs du pays, ne refusant jamais ni son approbation, ni mêmeun coup de main à ses pratiques, quoi qu’elles fissent contre lebourgeois . Dans ce cabaret, vrai nid de vipères, s’entretenaitdonc, vivace et venimeuse, chaude et agissante, la haine duprolétaire et du paysan contre le maître et le riche.

La vie heureuse des Tonsard fut alors d’un très-mauvais exemple.Chacun se demanda pourquoi ne pas prendre, comme Tonsard, dans laforêt des Aigues son bois pour le four, pour la cuisine et pour sechauffer l’hiver ? pourquoi ne pas avoir la nourriture d’unevache et trouver comme eux du gibier à manger ou à vendre ?pourquoi comme eux ne pas récolter sans semer, à la moisson et auxvendanges ? Aussi, le vol sournois qui ravage les bois, quidîme les guérets, les prés et les vignes, devenu général dans cettevallée, dégénéra-t-il promptement en droit dans les communes deBlangy, de Couches et de Cerneux, sur lesquelles s’étendait ledomaine des Aigues. Cette plaie, par des raisons qui seront ditesen temps et lieu, frappa beaucoup plus la terre des Aigues que lesbiens des Ronquerolles et des Soulanges.

Ne croyez pas d’ailleurs que jamais Tonsard, sa femme, sesenfants et sa vieille mère se fussent dit de propos délibéré : « Nous vivrons de vols, et nous les commettrons avec habileté ! » Ces habitudes avaient grandi lentement. Au bois mort, la famillemêla quelque peu de bois vert ; puis, enhardie par l’habitudeet par une impunité calculée, nécessaire à des plans que ce récitva développer, en vingt ans elle en était arrivée à faire son bois, à voler presque toute sa vie ! Le pâturage des vaches, lesabus du glanage et du hallebotage s’établirent ainsi, par degrés.Une fois que la famille et les fainéants de la vallée eurent goûtéles bénéfices de ces quatre droits conquis par les pauvres de lacampagne et qui vont jusqu’au pillage, on conçoit que les paysansne pouvaient y renoncer que contraints par une force supérieure àleur audace.

Au moment où cette histoire commence, Tonsard, âgé d’environcinquante ans, homme fort et grand, plus gras que maigre, lescheveux crépus et noirs, le teint violemment coloré, jaspé commeune brique de tons violâtres, l’oeil orangé, les oreilles rabattueset largement ourlées, d’une constitution musculeuse mais enveloppéed’une chair molle et trompeuse, le front écrasé, la lèvreinférieure pendante, cachait son vrai caractère sous une stupiditéentremêlée des éclairs d’une expérience qui ressemblait d’autantplus à de l’esprit, qu’il avait acquis dans la société de sonbeau-père un parler gouailleur , pour employer une expression dudictionnaire Vermichel et Fourchon. Son nez, aplati du bout commesi le doigt céleste avait voulu le marquer, lui donnait une voixqui partait du palais, comme chez tous ceux que la maladie adéfigurés en tronquant la communication des fosses nasales où l’airpasse alors péniblement. Ses dents supérieures entrecroisées,laissaient d’autant mieux voir ce défaut, terrible au dire deLavater, que ses dents offraient la blancheur de celles d’un chien.Sans la fausse bonhomie du fainéant et le laisser-aller dugobelotteur de campagne, cet homme eût effrayé les gens les moinsperspicaces.

Si le portrait de Tonsard, si la description de son cabaret,celle de son beau-père apparaissent en première ligne, croyez bienque cette place est due à l’homme, au cabaret et à la famille.D’abord, cette existence, si minutieusement expliquée, est le typede celle que menaient cent autres ménages dans la vallée desAigues. Puis, Tonsard, sans être autre chose que l’instrument dehaines actives et profondes, eut une influence énorme dans labataille qui devait se livrer, car il fut le conseil de tous lesplaignants de la basse classe. Son cabaret servit constamment,comme on va le voir, de rendez-vous aux assaillants, de même qu’ildevint leur chef, par suite de la terreur qu’il inspirait à cettevallée, moins par ses actions que par ce qu’on attendait toujoursde lui. La menace de ce braconnier étant aussi redoutée que lefait, il n’avait jamais eu besoin d’en exécuter aucune.

Toute révolte, ouverte ou cachée a son drapeau. Le drapeau desmaraudeurs, des fainéants, des bavards, était donc la terribleperche du Grand-I-Vert. On s’y amusait ! chose aussirecherchée et aussi rare à la campagne qu’à la ville. Il n’existaitd’ailleurs pas d’auberges sur une route cantonale de quatre lieuesque les voitures chargées faisaient facilement en troisheures ; aussi tous ceux qui allaient de Couches àLa-Ville-aux-Fayes, s’arrêtaient-ils au Grand-I-Vert, ne fût-ce quepour se rafraîchir. Enfin, le meunier des Aigues, adjoint du maire,et ses garçons y venaient. Les domestiques du général eux-mêmes nedédaignaient pas ce bouchon, que les filles à Tonsard rendaientattrayant, en sorte que le Grand-I-Vert communiquaitsouterrainement avec le château par les gens et pouvait en savoirtout ce qu’ils en savaient. Il est impossible, ni par le bienfait,ni par l’intérêt, de rompre l’accord éternel des domestiques avecle peuple. La livrée sort du peuple, elle lui reste attachée. Cettefuneste camaraderie explique déjà la réticence que contenait ledernier mot dit au perron par Charles à Blondet.

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