Les soeurs Rondoli

2.

Après la formalité de la mairie et la cérémonie religieuse, lanoce se dirigea vers la maison d’Anna. Les Taille avaient amené, deleur côté, un cousin d’âge, M. Sauvetanin, homme à réflexionsphilosophiques, cérémonieux et compassé, dont on attendaitl’héritage, et une vieille tante, Mme Lamondois.

M. Sauvetanin avait été désigné pour offrir son bras à Anna. Onles avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plusimportantes et les plus distinguées de la société.

Dès qu’on arriva devant la porte d’Anna, elle quittaimmédiatement son cavalier et courut en avant en déclarant : « Jevais vous montrer le chemin. »

Elle monta, en courant, l’escalier, tandis que la procession desinvités suivait plus lentement.

Dès que la jeune fille eut ouvert son logis, elle se rangea pourlaisser passer le monde qui défilait devant elle en roulant degrands yeux et en tournant la tête de tous les côtés pour voir celuxe mystérieux.

La table était mise dans le salon, la salle à manger ayant étéjugée trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts,et les carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil quitombait d’une fenêtre.

Les dames pénétrèrent dans la chambre à coucher pour sedébarrasser de leurs châles et de leurs coiffures, et le pèreTouchard, debout sur la porte, clignait de l’œil vers le lit bas etlarge, et faisait aux hommes des petits signes farceurs etbienveillants. Le père Taille, très digne, regardait avec unorgueil intime l’ameublement somptueux de son enfant, et il allaitde pièce en pièce, tenant toujours à la main son chapeau,inventoriant les objets d’un regard, marchant à la façon d’unsacristain dans une église.

Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait lerepas.

Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger démeublée,en criant : « Venez tous par ici une minute. » Les douze invités seprécipitèrent et aperçurent douze verres de madère en couronne surun guéridon.

Rose et son mari se tenaient par la taille, s’embrassaient déjàdans les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l’œil,poursuivi sans doute par cette ardeur, par cette attente quiremuent les hommes, même vieux et laids, auprès des femmesgalantes, comme si elles devaient par métier, par obligationprofessionnelle, un peu d’elles à tous les mâles.

Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parentsoccupaient un bout, les jeunes gens tout l’autre bout. Mme Touchardla mère présidait à droite, la jeune mariée présidait à gauche.Anna s’occupait de tous et de chacun, veillait à ce que les verresfussent toujours pleins et les assiettes toujours garnies. Unecertaine gêne respectueuse, une certaine intimidation devant larichesse du logis et la solennité du service paralysaient lesconvives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne rigolaitpas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans uneatmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, quiaimait rire, tâchait d’animer la situation, et, comme on arrivaitau dessert, elle cria : « Dis donc, Philippe, chante-nous quelquechose. » Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plusjolies voix du Havre.

La marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sabelle-sœur, par politesse et par galanterie, il chercha quelquechose de circonstance, de grave, de comme il faut, qu’il jugeait enharmonie avec le sérieux du dîner.

Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pourécouter. Tous les visages devinrent attentifs et vaguementsouriants.

Le chanteur annonça « Le Pain maudit » et arrondissant le brasdroit, ce qui fit remonter son habit dans son cou, il commença:

Il est un pain béni qu’à la terre économe

Il nous faut arracher d’un bras victorieux.

C’est le pain du travail, celui que l’honnête homme,

Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux.

Mais il en est un autre, à mine tentatrice,

Pain maudit que l’Enfer pour nous damner sema (bis).

Enfants, n’y touchez pas, car c’est le pain du vice !

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là !(bis).

Toute la table applaudit avec frénésie. Le père Touchard déclara: « Ça, c’est tapé. » La cuisinière invitée tourna dans sa main uncroûton qu’elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetaninmurmura : « Très bien ! » Et la tante Lamondois s’essuyaitdéjà les yeux avec sa serviette.

Le marié annonça : « Deuxième couplet » et le lança avec uneénergie croissante :

Respect au malheureux qui, tout brisé par l’âge,

Nous implore en passant sur le bord du chemin,

Mais flétrissons celui qui, désertant l’ouvrage,

Alerte et bien portant, ose tendre la main.

Mendier sans besoin, c’est voler la vieillesse,

C’est voler l’ouvrier que le travail courba (bis).

Honte à celui qui vit du pain de la paresse,

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là !(bis).

Tous, même les deux servants restés debout contre les murs,hurlèrent en chœur le refrain. Les voix fausses et pointues desfemmes faisaient détonner les voix grasses des hommes.

La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille semouchait avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolébrandissait un pain tout entier jusqu’au milieu de la table. Lacuisinière amie laissait tomber des larmes muettes sur son croûtonqu’elle tourmentait toujours.

M. Sauvetanin prononça au milieu de l’émotion générale : « Voilàdes choses saines, bien différentes des gaudrioles. »

Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa sœur et luimontrait d’un signe amical son mari, comme pour la féliciter.

Le jeune homme, grisé par le succès, reprit :

Dans ton simple réduit, ouvrière gentille,

Tu sembles écouter la voix du tentateur !

Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l’aiguille.

Tes parents n’ont que toi, toi seule es leur bonheur.

Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes

Lorsque, te maudissant, ton père expirera (bis).

Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes.

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là !(bis).

Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent lerefrain. Anna, toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié,interdit, regardait autour de lui sans comprendre la cause de cefroid subit. La cuisinière avait soudain lâché son croûton commes’il était devenu empoisonné.

M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation : « Ledernier couplet est de trop. » Le père Taille, rouge jusqu’auxoreilles, roulait des regards féroces autour de lui.

Alors Anna, qui avait les yeux pleins de larmes, dit aux valetsd’une voix mouillée, d’une voix de femme qui pleure : « Apportez lechampagne. »

Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrentradieux. Et comme le père Touchard, qui n’avait rien vu, riensenti, rien compris, brandissait toujours son pain et chantait toutseul, en le montrant aux convives :

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là,

toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteillescoiffées d’argent, reprit avec un bruit de tonnerre :

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là.

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