Les soeurs Rondoli

Chapitre 11Le verrou

Les quatre verres devant les dîneurs restaient à moitié pleinsmaintenant, ce qui indique généralement que les convives le sonttout à fait. On commençait à parler sans écouter les réponses,chacun ne s’occupant que de ce qui se passait en lui ; et lesvoix devenaient éclatantes, les gestes exubérants, les yeuxallumés. C’était un dîner de garçons, de vieux garçonsendurcis.

Ils avaient fondé ce repas régulier, une vingtaine d’annéesauparavant, en le baptisant : « le Célibat ». Ils étaient alorsquatorze bien décidés à ne jamais prendre femme. Ils restaientquatre maintenant. Trois étaient morts, et les sept autres mariés.Ces quatre-là tenaient bon ; et ils observaientscrupuleusement, autant qu’il était en leur pouvoir, les règlesétablies au début de cette curieuse association. Ils s’étaientjuré, les mains dans les mains, de détourner de ce qu’on appelle ledroit chemin toutes les femmes qu’ils pourraient, de préférencecelle des amis, de préférence encore celle des amis les plusintimes. Aussi, dès que l’un d’eux quittait la société pour fonderune famille, il avait soin de se fâcher d’une façon définitive avectous ses anciens compagnons. Ils devaient, en outre, à chaquedîner, s’entre-confesser, se raconter avec tous les détails et lesnoms, et les renseignements les plus précis, leurs dernièresaventures. D’où cette espèce de dicton devenu familier entre eux:

« Mentir comme un célibataire. »

Ils professaient, en outre, le mépris le plus complet pour laFemme, qu’ils traitaient de « Bête à plaisir ». Ils citaient à toutinstant Schopenhauer, leur dieu ; réclamaient lerétablissement des harems et des tours, avaient fait broder sur lelinge de table, qui servait au dîner du Célibat, ce précepte ancien: « Mulier, perpetuus infans », et, au-dessous, le vers d’Alfred deVigny :

La femme, enfant malade et douze fois impure !

De sorte qu’à force de mépriser les femmes, ils ne pensaientqu’à elles, ne vivaient que pour elles, tendaient vers elles tousleurs efforts, tous leurs désirs. Ceux d’entre eux qui s’étaientmariés, les appelaient vieux galantins, les plaisantaient et lescraignaient. C’était juste au moment de boire le champagne quedevaient commencer les confidences au dîner du Célibat. Ce jour-là,ces vieux, car ils étaient vieux à présent, et plus ilsvieillissaient, plus ils se racontaient de surprenantes bonnesfortunes, ces vieux furent intarissables. Chacun des quatre, depuisun mois, avait séduit au moins une femme par jour ; et quellesfemmes ! Les plus jeunes, les plus nobles, les plus riches,les plus belles ! Quand ils eurent terminé leurs récits, l’und’eux, celui qui, ayant parlé le premier, avait dû, ensuite,écouter les autres, se leva. »Maintenant que nous avons fini deblaguer, dit-il, je me propose de vous raconter, non pas madernière, mais ma première aventure, j’entends la première aventurede ma vie, ma première chute (car c’est une chute) dans les brasd’une femme. Oh ! je ne veux pas vous narrer mon… commentdirai-je ?… mon tout premier début, non.

Le premier fossé sauté (je dis fossé au figuré) n’a riend’intéressant. Il est généralement boueux, et on s’en relève un peusali avec une charmante illusion de moins, un vague dégoût, unepointe de tristesse. Cette réalité de l’amour, la première foisqu’on la touche, répugne un peu ; on la rêvait tout autre,plus délicate, plus fine. Il vous en reste une sensation morale etphysique d’écœurement comme lorsqu’on a mis la main, par hasard, endes choses poisseuses, et qu’on n’a pas d’eau pour se laver. On abeau frotter, ça reste.

« Oui, mais comme on s’y accoutume bien, et vite ! Je tecrois, qu’on s’y fait. Cependant… cependant, pour ma part, j’aitoujours regretté de n’avoir pas pu donner de conseils au Créateurau moment où il a organisé cette chose-là. Qu’est-ce que j’auraisimaginé ; je ne le sais pas au juste ; mais je crois queje l’aurais arrangée autrement. J’aurais cherché une combinaisonplus convenable et plus poétique, oui, plus poétique.

« Je trouve que le bon Dieu s’est montré vraiment trop… trop…naturaliste. Il a manqué de poésie dans son invention.

« Donc, ce que je veux vous raconter, c’est ma première femme dumonde, la première femme du monde que j’ai séduite. Pardon, je veuxdire la première femme du monde qui m’a séduit. Car, au début,c’est nous qui nous laissons prendre, tandis que, plus tard… c’estla même chose.

C’était une amie de ma mère, une femme charmante d’ailleurs. Cesêtres-là, quand ils sont chastes, c’est généralement par bêtise, etquand ils sont amoureux, ils sont enragés. On nous accuse de lescorrompre ! Ah bien oui ! Avec elles, c’est toujours lelapin qui commence, et jamais le chasseur. Oh ! elles n’ontpas l’air d’y toucher, je le sais, mais elles y touchent ;elles font de nous ce qu’elles veulent sans que celaparaisse ; et puis elles nous accusent de les avoir perdues,déshonorées, avilies, que sais-je ?

Celle dont je parle nourrissait assurément une furieuse envie dese faire avilir par moi. Elle avait peut-être trente-cinqans ; j’en comptais à peine vingt-deux. Je ne songeais pasplus à la séduire que je ne pensais à me faire trappiste. Or, unjour, comme je lui rendais visite, et que je considérais avecétonnement son costume, un peignoir du matin considérablementouvert, ouvert comme une porte d’église quand on sonne la messe,elle me prit la main, la serra, vous savez, la serra comme ellesserrent dans ces moments-là, et avec un soupir demi-pâmé, cessoupirs qui viennent d’en bas, elle me dit : « Oh ! ne meregardez pas comme ça, mon enfant. »

Je devins plus rouge qu’une tomate et plus timide encore qued’habitude, naturellement. J’avais bien envie de m’en aller, maiselle me tenait la main, et ferme… Elle la posa sur sa poitrine, unepoitrine bien nourrie ; et elle me dit :

« Tenez, sentez mon cœur, comme il bat. » Certes, il battait.Moi, je commençais à saisir, mais je ne savais comment m’y prendre,ni par où commencer. J’ai changé depuis.

Comme je demeurais toujours une main appuyée sur la grassedoublure de son cœur, et l’autre main tenant mon chapeau, et commeje continuais à la regarder avec un sourire confus, un sourireniais, un sourire de peur, elle se redressa soudain, et, d’une voixirritée : « Ah çà, que faites-vous, jeune homme, vous êtes indécentet malappris. » Je retirai ma main bien vite, je cessai de sourire,et je balbutiai des excuses, et je me levai, et je m’en allaiabasourdi, la tête perdue.

Mais j’étais pris, je rêvai d’elle. Je la trouvais charmante,adorable ; je me figurai que je l’aimais, que je l’avaistoujours aimée, je résolus d’être entreprenant, témérairemême !

Quand je la revis, elle eut pour moi un petit sourire encoulisse. Oh ! ce petit sourire, comme il me troubla. Et sapoignée de main fut longue, avec une insistance significative.

À partir de ce jour je lui fis la cour, paraît-il. Du moins ellem’affirma depuis que je l’avais séduite, captée, déshonorée, avecun rare machiavélisme, une habileté consommée, une persévérance demathématicien, et des ruses d’Apache.

Mais une chose me troublait étrangement. En quel lieus’accomplirait mon triomphe ? J’habitais dans ma famille, etma famille, sur ce point, se montrait intransigeante. Je n’avaispas l’audace nécessaire pour franchir, une femme au bras, une ported’hôtel en plein jour ; je ne savais à qui demanderconseil.

Or, mon amie, en causant avec moi d’une façon badine, m’affirmaque tout jeune homme devait avoir une chambre en ville. Noushabitions à Paris. Ce fut un trait de lumière, j’eus unechambre ; elle y vint.

Elle y vint un jour de novembre. Cette visite que j’aurais vouludifférer me troubla beaucoup parce que je n’avais pas de feu. Et jen’avais pas de feu parce que ma cheminée fumait. La veillejustement j’avais fait une scène à mon propriétaire, un anciencommerçant, et il m’avait promis de venir lui-même avec le fumiste,avant deux jours, pour examiner attentivement les travaux àexécuter.

Dès qu’elle fut entrée, je lui déclarai : « Je n’ai pas de feu,parce que ma cheminée fume. » Elle n’eut même pas l’air dem’écouter, elle balbutia : « Ça ne fait rien, j’en ai… » Et commeje demeurais surpris, elle s’arrêta toute confuse ; puisreprit : « Je ne sais plus ce que je dis… je suis folle… je perdsla tête… Qu’est-ce que je fais, Seigneur ! Pourquoi suis-jevenue, malheureuse ! Oh ! quelle honte ! quellehonte !… » Et elle s’abattit en sanglotant dans mes bras.

Je crus à ses remords et je lui jurai que je la respecterais.Alors elle s’écroula à mes genoux en gémissant : « Mais tu ne voisdonc pas que je t’aime, que tu m’as vaincue, affolée ! »

Aussitôt je crus opportun de commencer les approches. Mais elletressaillit, se releva, s’enfuit jusque dans une armoire pour secacher, en criant : « Oh ! ne me regardez pas, non, non. Cejour me fait honte. Au moins si tu ne me voyais pas, si nous étionsdans l’ombre, la nuit, tous les deux. Y songes-tu ? Quelrêve ! Oh ! ce jour. »

Je me précipitai sur la fenêtre, je fermai les contrevents, jecroisai les rideaux, je pendis un paletot sur un filet de lumièrequi passait encore ; puis, les mains étendues pour ne pastomber sur les chaises, le cœur palpitant, je la cherchai, je latrouvai.

Ce fut un nouveau voyage, à deux, à tâtons, les lèvres unies,vers l’autre coin où se trouvait mon alcôve. Nous n’allions pasdroit, sans doute, car je rencontrai d’abord la cheminée, puis lacommode, puis enfin ce que nous cherchions.

Alors j’oubliai tout dans une extase frénétique, Ce fut uneheure de folie, d’emportement, de joie surhumaine ; puis, unedélicieuse lassitude nous ayant envahis, nous nous endormîmes, auxbras l’un de l’autre.

Et je rêvai. Mais voilà que dans mon rêve il me sembla qu’onm’appelait, qu’on criait au secours ; puis je reçus un coupviolent ; j’ouvris les yeux !….

Oh !… Le soleil couchant, rouge, magnifique, entrant toutentier par ma fenêtre grande ouverte, semblait nous regarder dubord de l’horizon, illuminait d’une lueur d’apothéose mon littumultueux, et, couchée dessus, une femme éperdue, qui hurlait, sedébattait, se tortillait, s’agitait des pieds et des mains poursaisir un bout de drap, un coin de rideau, n’importe quoi, tandisque, debout au milieu de la chambre, effarés, côte à côte, monpropriétaire en redingote, flanqué du concierge et d’un fumistenoir comme un diable, nous contemplait avec des yeux stupides.

Je me dressai furieux, prêt à lui sauter au collet, et je criai: « Que faites-vous chez moi, nom de Dieu ! »

Le fumiste, pris d’un rire irrésistible, laissa tomber la plaquede tôle qu’il portait à la main. Le concierge semblait devenufou ; et le propriétaire balbutia : « Mais, monsieur,c’était…, c’était…, pour la cheminée… la cheminée… » Je hurlai : «Fichez le camp, nom de Dieu ! »

Alors il retira son chapeau d’un air confus et poli, et, s’enallant à reculons, murmura : « Pardon, monsieur, excusez-moi, sij’avais cru vous déranger, je ne serais pas venu. Le conciergem’avait affirmé que vous étiez sorti. Excusez-moi. » Et ilspartirent.

Depuis ce temps-là, voyez-vous, je ne ferme jamais lesfenêtres ; mais je pousse toujours les verrous.

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