Les soeurs Rondoli

Chapitre 3Le petit fût

Maître Chicot, l’aubergiste d’Épreville, arrêta son tilburydevant la ferme de la mère Magloire. C’était un grand gaillard dequarante ans, rouge et ventru, et qui passait pour malicieux.

Il attacha son cheval au poteau de la barrière, puis il pénétradans la cour. Il possédait un bien attenant aux terres de lavieille, qu’il convoitait depuis longtemps. Vingt fois il avaitessayé de les acheter, mais la mère Magloire s’y refusait avecobstination.

« J’y sieus née, j’y mourrai, » disait-elle.

Il la trouva épluchant des pommes de terre devant sa porte. Âgéede soixante-douze ans, elle était sèche, ridée, courbée, maisinfatigable comme une jeune fille. Chicot lui tapa dans le dos avecamitié, puis s’assit près d’elle sur un escabeau.

« Eh bien ! la mère, et c’te santé, toujoursbonne ?

– Pas trop mal, et vous, maît’ Prosper ?

– Eh ! eh ! quéques douleurs ; sans ça, ce s’raità satisfaction.

– Allons, tant mieux ! »

Et elle ne dit plus rien. Chicot la regardait accomplir sabesogne. Ses doigts crochus, noués, durs comme des pattes de crabe,saisissaient à la façon de pinces les tubercules grisâtres dans unemanne, et vivement elle les faisait tourner, enlevant de longuesbandes de peau sous la lame d’un vieux couteau qu’elle tenait del’autre main. Et, quand la pomme de terre était devenue toutejaune, elle la jetait dans un seau d’eau. Trois poules hardies s’envenaient l’une après l’autre jusque dans ses jupes ramasser lesépluchures, puis se sauvaient à toutes pattes, portant au bec leurbutin.

Chicot semblait gêné, hésitant, anxieux, avec quelque chose surla langue qui ne voulait pas sortir. À la fin, il se décida :

« Dites donc, mère Magloire…

– Qué qu’i a pour votre service ?

– C’te ferme, vous n’ voulez toujours point m’ lavendre ?

– Pour ça non. N’y comptez point. C’est dit, c’est dit, n’yr’venez pas.

– C’est qu’ j’ai trouvé un arrangement qui f’rait notre affaireà tous les deux.

– Qué qu’ c’est ?

– Le v’là. Vous m’ la vendez, et pi vous la gardez tout d’ même.Vous n’y êtes point ? Suivez ma raison. »

La vieille cessa d’éplucher ses légumes et fixa sur l’aubergisteses yeux vifs sous leurs paupières fripées.

Il reprit :

« Je m’explique. J’ vous donne, chaque mois, cent cinquantefrancs. Vous entendez bien : chaque mois j’ vous apporte ici, avecmon tilbury, trente écus de cent sous. Et pi n’y a rien de changéde plus, rien de rien ; vous restez chez vous, vous n’ vousoccupez point de mé, vous n’ me d’vez rien. Vous n’ faites queprendre mon argent. Ça vous va-t-il ? »

Il la regardait d’un air joyeux, d’un air de bonne humeur.

La vieille le considérait avec méfiance, cherchant le piège.Elle demanda :

« Ça, c’est pour mé ; mais pour vous, c’te ferme, ça n’vous la donne point ? »

Il reprit :

« N’ vous tracassez point de ça. Vous restez tant que l’ bonDieu vous laissera vivre. Vous êtes chez vous. Seulement vousm’ferez un p’tit papier chez l’ notaire pour qu’après vous ça merevienne. Vous n’avez point d’éfants, rien qu’ des neveux que vousn’y tenez guère. Ça vous va-t-il ? Vous gardez votre bienvotre vie durant, et j’ vous donne trente écus de cent sous parmois. C’est tout gain pour vous. »

La vieille demeurait surprise, inquiète, mais tentée. Ellerépliqua :

« Je n’ dis point non. Seulement, j’ veux m’ faire une raisonlà-dessus. Rev’nez causer d’ ça dans l’ courant d’ l’autre semaine.J’ vous f’rai une réponse d’ mon idée. »

Et maître Chicot s’en alla, content comme un roi qui vient deconquérir un empire.

La mère Magloire demeura songeuse. Elle ne dormit pas la nuitsuivante. Pendant quatre jours, elle eut une fièvre d’hésitation.Elle flairait bien quelque chose de mauvais pour elle là-dedans,mais la pensée des trente écus par mois, de ce bel argent sonnantqui s’en viendrait couler dans son tablier, qui lui tomberait commeça du ciel, sans rien faire, la ravageait de désir.

Alors elle alla trouver le notaire et lui conta son cas. Il luiconseilla d’accepter la proposition de Chicot, mais en demandantcinquante écus de cent sous au lieu de trente, sa ferme valant, aubas mot, soixante mille francs.

« Si vous vivez quinze ans, disait le notaire, il ne la payeraencore, de cette façon, que quarante-cinq mille francs. »

La vieille frémit à cette perspective de cinquante écus de centsous par mois ; mais elle se méfiait toujours, craignant millechoses imprévues, des ruses cachées, et elle demeura jusqu’au soirà poser des questions, ne pouvant se décider à partir. Enfin elleordonna de préparer l’acte, et elle rentra troublée comme si elleeût bu quatre pots de cidre nouveau.

Quand Chicot vint pour savoir la réponse, elle se fit longtempsprier, déclarant qu’elle ne voulait pas, mais rongée par la peurqu’il ne consentît point à donner les cinquante pièces de centsous. Enfin, comme il insistait, elle énonça ses prétentions.

Il eut un sursaut de désappointement et refusa.

Alors, pour le convaincre, elle se mit à raisonner sur la duréeprobable de sa vie.

« Je n’en ai pas pour pu de cinq à six ans pour sûr. Me v’là surmes soixante-treize, et pas vaillante avec ça. L’aut’e soir, jecrûmes que j’allais passer. Il me semblait qu’on me vidait l’corps, qu’il a fallu me porter à mon lit. »

Mais Chicot ne se laissait pas prendre.

« Allons, allons, vieille pratique, vous êtes solide comme l’clocher d’ l’église. Vous vivrez pour le moins cent dix ans. C’estvous qui m’enterrerez, pour sûr. »

Tout le jour fut encore perdu en discussions. Mais, comme lavieille ne céda pas, l’aubergiste, à la fin, consentit à donner lescinquante écus.

Ils signèrent l’acte le lendemain. Et la mère Magloire exigeadix écus de pot de vin.

Trois ans s’écoulèrent. La bonne femme se portait comme uncharme. Elle paraissait n’avoir pas vieilli d’un jour, et Chicot sedésespérait. Il lui semblait, à lui, qu’il payait cette rentedepuis un demi-siècle, qu’il était trompé, floué, ruiné. Il allaitde temps en temps rendre visite à la fermière, comme on va voir, enjuillet, dans les champs, si les blés sont mûrs pour la faux. Ellele recevait avec une malice dans le regard. On eût dit qu’elle sefélicitait du bon tour qu’elle lui avait joué ; et ilremontait bien vite dans son tilbury en murmurant :

« Tu ne crèveras donc point, carcasse ! »

Il ne savait que faire. Il eût voulu l’étrangler en la voyant.Il la haïssait d’une haine féroce, sournoise, d’une haine de paysanvolé.

Alors il chercha des moyens.

Un jour enfin, il s’en revint la voir en se frottant les mains,comme il faisait la première fois lorsqu’il lui avait proposé lemarché.

Et, après avoir causé quelques minutes :

« Dites donc, la mère, pourquoi que vous ne v’nez point dîner àla maison, quand vous passez à Épreville ? On en jase ;on dit comme ça que j’ sommes pu amis, et ça me fait deuil. Voussavez, chez mé, vous ne payerez point. J’ suis pas regardant à undîner. Tant que le cœur vous en dira, v’nez sans retenue, ça m’fera plaisir. »

La mère Magloire ne se le fit point répéter, et le surlendemain,comme elle allait au marché dans sa carriole conduite par son valetCélestin, elle mit sans gêne son cheval à l’écurie chez maîtreChicot, et réclama le dîner promis.

L’aubergiste, radieux, la traita comme une dame, lui servit dupoulet, du boudin, de l’andouille, du gigot et du lard aux choux.Mais elle ne mangea presque rien, sobre depuis son enfance, ayanttoujours vécu d’un peu de soupe et d’une croûte de painbeurrée.

Chicot insistait, désappointé. Elle ne buvait pas non plus. Ellerefusa de prendre du café.

Il demanda :

« Vous accepterez toujours bien un p’tit verre.

– Ah ! pour ça, oui. Je ne dis pas non. »

Et il cria de tous ses poumons, à travers l’auberge :

« Rosalie, apporte la fine, la surfine, le fil-en-dix. »

Et la servante apparut, tenant une longue bouteille ornée d’unefeuille de vigne en papier.

Il emplit deux petits verres.

« Goûtez ça, la mère, c’est de la fameuse. »

Et la bonne femme se mit à boire tout doucement, à petitesgorgées, faisant durer le plaisir. Quand elle eut vidé son verre,elle l’égoutta, puis déclara :

« Ça, oui, c’est de la fine. »

Elle n’avait point fini de parler que Chicot lui en versait unsecond coup. Elle voulut refuser, mais il était trop tard, et ellele dégusta longuement, comme le premier.

Il voulut alors lui faire accepter une troisième tournée, maiselle résista. Il insistait :

« Ça, c’est du lait, voyez-vous ; mé j’en bois dix, douze,sans embarras. Ça passe comme du sucre. Rien au ventre, rien à latête ; on dirait que ça s’évapore sur la langue. Y a rien demeilleur pour la santé ! »

Comme elle en avait bien envie, elle céda, mais elle n’en pritque la moitié du verre.

Alors Chicot, dans un élan de générosité, s’écria :

« T’nez, puisqu’elle vous plaît, j’ vas vous en donner un p’titfût, histoire de vous montrer que j’ sommes toujours une paired’amis. »

La bonne femme ne dit pas non, et s’en alla, un peu grise.

Le lendemain, l’aubergiste entra dans la cour de la mèreMagloire, puis tira du fond de sa voiture une petite barriquecerclée de fer. Puis il voulut lui faire goûter le contenu, pourprouver que c’était bien la même fine ; et quand ils en eurentencore bu chacun trois verres, il déclara, en s’en allant :

« Et puis, vous savez, quand n’y en aura pu, y en aencore ; n’ vous gênez point. Je n’ suis pas regardant. Pû tôtque ce sera fini, pu que je serai content. »

Et il remonta dans son tilbury.

Il revint quatre jours plus tard. La vieille était devant saporte, occupée à couper le pain de la soupe.

Il s’approcha, lui dit bonjour, lui parla dans le nez, histoirede sentir son haleine. Et il reconnut un souffle d’alcool. Alorsson visage s’éclaira.

« Vous m’offrirez bien un verre de fil ? » dit-il.

Et ils trinquèrent deux ou trois fois.

Mais bientôt le bruit courut dans la contrée que la mèreMagloire s’ivrognait toute seule. On la ramassait tantôt dans sacuisine, tantôt dans sa cour, tantôt dans les chemins des environs,et il fallait la rapporter chez elle, inerte comme un cadavre.

Chicot n’allait plus chez elle, et, quand on lui parlait de lapaysanne, il murmurait avec un visage triste :

« C’est-il pas malheureux, à son âge, d’avoir pris c’ t’habitude-là ? Voyez-vous, quand on est vieux, y a pas deressource. Ça finira bien par lui jouer un mauvais tour !»

Ça lui joua un mauvais tour, en effet. Elle mourut l’hiversuivant, vers la Noël, étant tombée, soûle, dans la neige.

Et maître Chicot hérita de la ferme, en déclarant :

« C’te manante, si alle s’était point boissonnée, alle en avaitbien pour dix ans de plus. »

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