Les soeurs Rondoli

Chapitre 7Le pain maudit

1.

Le père Taille avait trois filles. Anna, l’aînée, dont on neparlait guère dans la famille, Rose, la cadette, âgée maintenant dedix-huit ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait deprendre son quinzième printemps.

Le père Taille, veuf aujourd’hui, était maître mécanicien dansla fabrique de boutons de M. Lebrument. C’était un brave homme,très considéré, très droit, très sobre, une sorte d’ouvrier modèle.Il habitait rue d’Angoulême, au Havre.

Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieuxétait entré dans une colère épouvantable ; il avait menacé detuer le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d’un grandmagasin de nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de diverscôtés que la petite se rangeait, qu’elle mettait de l’argent surl’État, qu’elle ne courait pas, liée maintenant avec un hommed’âge, un juge au tribunal de commerce, M. Dubois ; et le pères’était calmé.

Il s’inquiétait même de ce qu’elle faisait, demandait desrenseignements sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaientété la revoir ; et quand on lui affirmait qu’elle était dansses meubles et qu’elle avait un tas de vases de couleur sur sescheminées, des tableaux peints sur les murs, des pendules dorées etdes tapis partout, un petit sourire content lui glissait sur leslèvres. Depuis trente ans il travaillait, lui, pour amasser cinq ousix pauvres mille francs ! La fillette n’était pas bête aprèstout !

Or, voilà qu’un matin, le fils Touchard, dont le père étaittonnelier au bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, laseconde. Le cœur du vieux se mit à battre. Les Touchard étaientriches et bien posés ; il avait décidément de la chance dansses filles.

La noce fut décidée, et on résolut qu’on la ferait d’importance.Elle aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa.Cela coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n’étaitpas coutume.

Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pourdéjeuner, au moment où il se mettait à table avec ses deux filles,la porte s’ouvrit brusquement et Anna parut. Elle avait unetoilette brillante, et des bagues, et un chapeau à plume. Elleétait gentille comme un cœur avec tout ça. Elle sauta au cou dupère qui n’eut pas le temps de dire « ouf », puis elle tomba enpleurant dans les bras de ses deux sœurs, puis elle s’assit ens’essuyant les yeux et demanda une assiette pour manger la soupeavec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri jusqu’auxlarmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises : « C’estbien, ça, petite, c’est bien, c’est bien. » Alors elle dit tout desuite son affaire. – Elle ne voulait pas qu’on fît la noce de Roseà Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah mais non. On la feraitchez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Sesdispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé ; ellese chargeait de tout, voilà !

Le vieux répéta : « Ça, c’est bien, petite, c’est bien. » Maisun scrupule lui vint. Les Touchard consentiraient-ils ? Rose,la fiancée, surprise, demanda : « Pourquoi qu’ils ne voudraientpas, donc ? Laisse faire, je m’en charge, je vais en parler àPhilippe, moi. »

Elle en parla à son prétendu, en effet, le jour même ; etPhilippe déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et la mèreTouchard furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûteraitrien. Et ils disaient : « Ça sera bien, pour sûr, vu que monsieurDubois roule sur l’or. »

Alors ils demandèrent la permission d’inviter une amie, MlleFlorence, la cuisinière des gens du premier. Anna consentit àtout.

Le mariage était fixe au dernier mardi du mois.

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