Les soeurs Rondoli

Chapitre 13Suicides

Il ne passe guère de jour sans qu’on lise dans quelque journalle fait divers suivant :

« Dans la nuit de mercredi à jeudi, les habitants de la maisonportant le n° 40 de la rue de… ont été réveillés par deuxdétonations successives. Le bruit partait d’un logement habité parM. X… La porte fut ouverte, et on trouva ce locataire baigné dansson sang, tenant encore à la main le revolver avec lequel ils’était donné la mort.

« M. X… était âgé de cinquante-sept ans, jouissait d’une aisancehonorable et avait tout ce qu’il faut pour être heureux. On ignoreabsolument la cause de sa funeste détermination. »

Quelles douleurs profondes, quelles lésions du cœur, désespoirscachés, blessures brûlantes poussent au suicide ces gens qui sontheureux ? On cherche, on imagine des drames d’amour, onsoupçonne des désastres d’argent et, comme on ne découvre jamaisrien de précis, on met sur ces morts, le mot « Mystère ».

Une lettre trouvée sur la table d’un de ces « suicidés sansraison », et écrite pendant la dernière nuit, auprès du pistoletchargé, est tombée entre nos mains. Nous la croyons intéressante.Elle ne révèle aucune des grandes catastrophes qu’on cherchetoujours derrière ces actes de désespoir ; mais elle montre lalente succession des petites misères de la vie, la désorganisationfatale d’une existence solitaire, dont les rêves sont disparus,elle donne la raison de ces fins tragiques que les nerveux et lessensitifs seuls comprendront.

La voici :

« Il est minuit. Quand j’aurai fini cette lettre, je me tuerai.Pourquoi ? Je vais tâcher de le dire, non pour ceux qui lirontces lignes, mais pour moi-même, pour renforcer mon couragedéfaillant, me bien pénétrer de la nécessité maintenant fatale decet acte qui ne pourrait être que différé.

J’ai été élevé par des parents simples qui croyaient à tout. Etj’ai cru comme eux.

Mon rêve dura longtemps. Les derniers lambeaux viennentseulement de se déchirer.

Depuis quelques années déjà un phénomène se passe en moi. Tousles événements de l’existence qui, autrefois, resplendissaient àmes yeux comme des aurores, me semblent se décolorer. Lasignification des choses m’est apparue dans sa réalitébrutale ; et la raison vraie de l’amour m’a dégoûté même despoétiques tendresses.

Nous sommes les jouets éternels d’illusions stupides etcharmantes toujours renouvelées.

Alors, vieillissant, j’avais pris mon parti de l’horrible misèredes choses, de l’inutilité des efforts, de la vanité des attentes,quand une lumière nouvelle sur le néant de tout m’est apparue cesoir, après dîner.

Autrefois, j’étais joyeux ! Tout me charmait : les femmesqui passent, l’aspect des rues, les lieux que j’habite ; et jem’intéressais même à la forme des vêtements. Mais la répétition desmêmes visions a fini par m’emplir le cœur de lassitude et d’ennui,comme il arriverait pour un spectateur entrant chaque soir au mêmethéâtre.

Tous les jours, à la même heure depuis trente ans, je melève ; et, dans le même restaurant, depuis trente ans, jemange aux mêmes heures les mêmes plats apportés par des garçonsdifférents.

J’ai tenté de voyager ? L’isolement qu’on éprouve en deslieux inconnus m’a fait peur. Je me suis senti tellement seul surla terre, et si petit, que j’ai repris bien vite la route de chezmoi.

Mais alors l’immuable physionomie de mes meubles, depuis trenteans à la même place, l’usure de mes fauteuils que j’avais connusneufs, l’odeur de mon appartement (car chaque logis prend, avec letemps, une odeur particulière), m’ont donné, chaque soir, la nauséedes habitudes et la noire mélancolie de vivre ainsi.

Tout se répète sans cesse et lamentablement. La manière mêmedont je mets en rentrant la clef dans la serrure, la place où jetrouve toujours mes allumettes, le premier coup d’œil jeté dans machambre quand le phosphore s’enflamme, me donnent envie de sauterpar la fenêtre et d’en finir avec ces événements monotones auxquelsnous n’échappons jamais.

J’éprouve chaque jour, en me rasant, un désir immodéré de mecouper la gorge ; et ma figure, toujours la même, que jerevois dans la petite place avec du savon sur les joues, m’aplusieurs fois fait pleurer de tristesse.

Je ne puis même plus me retrouver auprès des gens que jerencontrais jadis avec plaisir, tant je les connais, tant je saisce qu’ils vont me dire et ce que je vais répondre, tant j’ai vu lemoule de leurs pensées immuables, le pli de leurs raisonnements.Chaque cerveau est comme un cirque, où tourne éternellement unpauvre cheval enfermé. Quels que soient nos efforts, nos détours,nos crochets, la limite est proche et arrondie d’une façoncontinue, sans saillies imprévues et sans porte sur l’inconnu. Ilfaut tourner, tourner toujours, par les mêmes idées, les mêmesjoies, les mêmes plaisanteries, les mêmes habitudes, les mêmescroyances, les mêmes écœurements.

Le brouillard était affreux, ce soir. Il enveloppait leboulevard où les becs de gaz obscurcis semblaient des chandellesfumeuses. Un poids plus lourd que d’habitude me pesait sur lesépaules. Je digérais mal, probablement.

Car une bonne digestion est tout dans la vie. C’est elle quidonne l’inspiration à l’artiste, les désirs amoureux aux jeunesgens, des idées claires aux penseurs, la joie de vivre à tout lemonde, et elle permet de manger beaucoup (ce qui est encore le plusgrand bonheur). Un estomac malade pousse au scepticisme, àl’incrédulité, fait germer les songes noirs et les désirs de mort.Je l’ai remarqué fort souvent. Je ne me tuerais peut-être pas sij’avais bien digéré ce soir.

Quand je fus assis dans le fauteuil où je m’assois tous lesjours depuis trente ans, je jetai les yeux autour de moi, et je mesentis saisi par une détresse si horrible que je me crus près dedevenir fou.

Je cherchai ce que je pourrais faire pour échapper àmoi-même ? Toute occupation m’épouvanta comme plus odieuseencore que l’inaction. Alors, je songeai à mettre de l’ordre dansmes papiers.

Voici longtemps que je songeais à cette besogne d’épurer mestiroirs ; car depuis trente ans, je jette pêle-mêle dans lemême meuble mes lettres et mes factures, et le désordre de cemélange m’a souvent causé bien des ennuis. Mais j’éprouve une tellefatigue morale et physique à la seule pensée de ranger quelquechose que je n’ai jamais eu le courage de me mettre à ce travailodieux.

Donc je m’assis devant mon secrétaire et je l’ouvris, voulantfaire un choix dans mes papiers anciens pour en détruire une grandepartie.

Je demeurai d’abord troublé devant cet entassement de feuillesjaunies, puis j’en pris une.

Oh ! ne touchez jamais à ce meuble, à ce cimetière, descorrespondances d’autrefois, si vous tenez à la vie ! Et, sivous l’ouvrez par hasard, saisissez à pleines mains les lettresqu’il contient, fermez les yeux pour n’en point lire un mot, pourqu’une seule écriture oubliée et reconnue ne vous jette d’un seulcoup dans l’océan des souvenirs ; portez au feu ces papiersmortels ; et, quand ils seront en cendres, écrasez-les encoreen une poussière invisible… ou sinon vous êtes perdu… comme je suisperdu depuis une heure !…

Ah ! les premières lettres que j’ai relues ne m’ont pointintéressé. Elles étaient récentes d’ailleurs, et me venaientd’hommes vivants que je rencontre encore assez souvent et dont laprésence ne me touche guère. Mais soudain une enveloppe m’a faittressaillir. Une grande écriture large y avait tracé mon nom ;et brusquement les larmes me sont montées aux yeux. C’était monplus cher ami, celui-là, le compagnon de ma jeunesse, le confidentde mes espérances ; et il m’apparut si nettement, avec sonsourire bon enfant et la main tendue vers moi qu’un frisson mesecoua les os. Oui, oui, les morts reviennent, car je l’aivu ! Notre mémoire est un monde plus parfait que l’univers :elle rend la vie à ce qui n’existe plus !

La main tremblante, le regard brumeux, j’ai relu tout ce qu’ilme disait, et dans mon pauvre cœur sanglotant j’ai senti unemeurtrissure si douloureuse que je me mis à pousser desgémissements comme un homme dont on brise les membres.

Alors j’ai remonté toute ma vie ainsi qu’on remonte un fleuve.J’ai reconnu des gens oubliés depuis si longtemps que je ne savaisplus leur nom. Leur figure seule vivait en moi. Dans les lettres dema mère, j’ai retrouvé les vieux domestiques et la forme de notremaison et les petits détails insignifiants où s’attache l’espritdes enfants.

Oui, j’ai revu soudain toutes les vieilles toilettes de ma mèreavec ses physionomies différentes suivant les modes qu’elle portaitet les coiffures qu’elle avait successivement adoptées. Elle mehantait surtout dans une robe de soie à ramages anciens ; etje me rappelais une phrase, qu’un jour, portant cette robe, ellem’avait dite : « Robert, mon enfant, si tu ne te tiens pas droit,tu seras bossu toute ta vie. »

Puis soudain, ouvrant un autre tiroir, je me retrouvai en facede mes souvenirs d’amour : une bottine de bal, un mouchoir déchiré,une jarretière même, des cheveux et des fleurs desséchées. Alorsles doux romans de ma vie, dont les héroïnes encore vivantes ontaujourd’hui des cheveux tout blancs, m’ont plongé dans l’amèremélancolie des choses à jamais finies. Oh ! les fronts jeunesoù frisent les cheveux dorés, la caresse des mains, le regard quiparle, les cœurs qui battent, ce sourire qui promet les lèvres, ceslèvres qui promettent l’étreinte… Et le premier baiser…, ce baisersans fin qui fait se fermer les yeux, qui anéantit toute penséedans l’incommensurable bonheur de la possession prochaine.

Prenant à pleines mains ces vieux gages des tendresseslointaines, je les couvris de caresses furieuses, et dans mon âmeravagée par les souvenirs, je revoyais chacune à l’heure del’abandon, et je souffrais un supplice plus cruel que toutes lestortures imaginées par toutes les fables de l’enfer.

Une dernière lettre restait. Elle était de moi et dictée decinquante ans auparavant par mon professeur d’écriture. La voici:

« MA PETITE MAMAN CHÉRIE,

« J’ai aujourd’hui sept ans. C’est l’âge de raison, j’en profitepour te remercier de m’avoir donné le jour.

« Ton petit garçon qui t’adore,

« Robert. »

C’était fini. J’arrivais à la source, et brusquement je meretournai pour envisager le reste de mes jours. Je vis lavieillesse hideuse et solitaire, et les infirmités prochaines ettout fini, fini, fini ! Et personne autour de moi.

Mon revolver est là, sur la table… Je l’arme… Ne relisez jamaisvos vieilles lettres. »

Et voilà comment se tuent beaucoup d’hommes dont on fouille envain l’existence pour y découvrir de grands chagrins.

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