Les soeurs Rondoli

Chapitre 9Un sage

Blérot était mon ami d’enfance, mon plus cher camarade ;nous n’avions rien de secret. Nous étions liés par une amitiéprofonde des cœurs et des esprits, une intimité fraternelle, uneconfiance absolue l’un dans l’autre. Il me disait ses plusdélicates pensées, jusqu’à ces petites hontes de la consciencequ’on ose à peine s’avouer à soi-même. J’en faisais autant pourlui.

J’avais été confident de toutes ses amours. Il l’avait été detoutes les miennes.

Quand il m’annonça qu’il allait se marier, j’en fus blessé commed’une trahison. Je sentis que c’était fini de cette cordiale etabsolue affection qui nous unissait. Sa femme était entre nous.L’intimité du lit établit entre deux êtres, même quand ils ontcessé de s’aimer, une sorte de complicité, d’alliance mystérieuse.Ils sont, l’homme et la femme, comme deux associés discrets qui sedéfient de tout le monde. Mais ce lien si serré que noue le baiserconjugal cesse brusquement du jour où la femme prend un amant.

Je me rappelle comme d’hier toute la cérémonie du mariage deBlérot. Je n’avais pas voulu assister au contrat, ayant peu de goûtpour ces sortes d’événements ; j’allai seulement à la mairieet à l’église.

Sa femme, que je ne connaissais point, était une grande jeunefille, blonde, un peu mince, jolie, avec des yeux pâles, descheveux pâles, un teint pâle, des mains pâles. Elle marchait avecun léger mouvement onduleux, comme si elle eût été portée par unebarque. Elle semblait faire en avançant une suite de longuesrévérences gracieuses.

Blérot en paraissait fort amoureux. Il la regardait sans cesse,et je sentais frémir en lui un désir immodéré de cette femme.

J’allai le voir au bout de quelques jours. Il me dit : « Tu nete figures pas comme je suis heureux. Je l’aime follement.D’ailleurs elle est… elle est… » Il n’acheva pas la phrase, maisposant deux doigts sur sa bouche, il fit un geste qui signifie :divine, exquise, parfaite, et bien d’autres choses encore.

Je demandai en riant : « Tant que ça ? »

Il répondit : « Tout ce que tu peux rêver ! »

Il me présenta. Elle fut charmante, familière comme il faut, medit que la maison était mienne. Mais je sentais bien qu’il n’étaitplus mien, lui, Blérot. Notre intimité était coupée net. C’est àpeine si nous trouvions quelque chose à nous dire.

Je m’en allai. Puis je fis un voyage en Orient. Je revins par laRussie, l’Allemagne, la Suède et la Hollande.

Je ne rentrai à Paris qu’après dix-huit mois d’absence.

Le lendemain de mon arrivée, comme j’errais sur le boulevardpour reprendre l’air de Paris, j’aperçus, venant à moi, un hommefort pâle, aux traits creusés, qui ressemblait à Blérot autantqu’un phtisique décharné peut ressembler à un fort garçon rouge etbedonnant un peu. Je le regardais, surpris, inquiet, me demandant :« Est-ce lui ? » Il me vit, poussa un cri, tendit les bras.J’ouvris les miens, et nous nous embrassâmes en pleinboulevard.

Après quelques allées et venues de la rue Drouot au Vaudeville,comme nous nous disposions à nous séparer, car il paraissait déjàexténué d’avoir marché, je lui dis : « Tu n’as pas l’air bienportant. Es-tu malade ? » Il répondit : « Oui, un peusouffrant. »

Il avait l’apparence d’un homme qui va mourir ; et un flotd’affection me monta au cœur pour ce vieux et si cher ami, le seulque j’aie jamais eu. Je lui serrai les mains.

« Qu’est-ce que tu as donc ? Souffres-tu ?

– Non, un peu de fatigue. Ce n’est rien.

– Que dit ton médecin ?…

– Il parle d’anémie et m’ordonne du fer et de la viande rouge.»

Un soupçon me traversa l’esprit. Je demandai :

« Es-tu heureux ?

– Oui, très heureux.

– Tout à fait heureux ?

– Tout à fait.

– Ta femme ?

– Charmante. Je l’aime plus que jamais. »

Mais je m’aperçus qu’il avait rougi. Il paraissait embarrassécomme s’il eût craint de nouvelles questions. Je lui saisis lebras, je le poussai dans un café vide à cette heure, je le fisasseoir de force, et, les yeux dans les yeux :

« Voyons, mon vieux René, dis-moi la vérité. » Il balbutia : «Mais je n’ai rien à te dire. »

Je repris d’une voix ferme : « Ce n’est pas vrai. Tu es malade,malade de cœur sans doute, et tu n’oses révéler à personne tonsecret. C’est quelque chagrin qui te ronge. Mais tu me le diras àmoi. Voyons, j’attends. »

Il rougit encore, puis bégaya, en tournant la tête :

« C’est stupide !… mais je suis… je suis foutu !…»

Comme il se taisait, je repris : « Ça, voyons, parle. » Alors ilprononça brusquement, comme s’il eût jeté hors de lui une penséetorturante, inavouée encore :

« Eh bien ! j’ai une femme qui me tue… voilà. »

Je ne comprenais pas. – « Elle te rend malheureux. Elle te faitsouffrir jour et nuit ? Mais comment ? En quoi ?»

Il murmura d’une voix faible, comme s’il se fût confessé d’uncrime : « Non… je l’aime trop. »

Je demeurai interdit devant cet aveu brutal. Puis une envie derire me saisit, puis, enfin, je pus répondre :

« Mais il me semble que tu… que tu pourrais… l’aimer moins.»

Il était redevenu très pâle. Il se décida enfin à me parler àcœur ouvert, comme autrefois :

« Non. Je ne peux pas. Et je meurs. Je le sais. Je meurs. Je metue. Et j’ai peur. Dans certains jours, comme aujourd’hui, j’aienvie de la quitter, de m’en aller pour tout à fait, de partir aubout du monde, pour vivre, pour vivre longtemps. Et puis, quand lesoir vient, je rentre à la maison, malgré moi, à petits pas,l’esprit torturé. Je monte l’escalier lentement. Je sonne. Elle estlà, assise dans un fauteuil. Elle me dit : « Comme tu viens tard ».Je l’embrasse. Puis nous nous mettons à table. Je pense tout letemps pendant le repas : « Je vais sortir après le dîner et jeprendrai le train pour aller n’importe où ». Mais quand nousretournons au salon, je me sens tellement fatigué que je n’ai plusle courage de me lever. Je reste. Et puis… et puis… Je succombetoujours… »

Je ne pus m’empêcher de sourire encore. Il le vit et reprit : «Tu ris, mais je t’assure que c’est horrible.

– Pourquoi, lui dis-je, ne préviens-tu pas ta femme ? Àmoins d’être un monstre, elle comprendrait. »

Il haussa les épaules. « Oh ! tu en parles à ton aise. Sije ne la préviens pas, c’est que je connais sa nature. As-tu jamaisentendu dire de certaines femmes :

« Elle en est à son troisième mari ? » Oui, n’est-ce pas,et cela t’a fait sourire, comme tout à l’heure. Et pourtant,c’était vrai. Qu’y faire ? Ce n’est ni sa faute, ni la mienne.Elle est ainsi, parce que la nature l’a faite ainsi. Elle a moncher un tempérament de Messaline. Elle l’ignore, mais je le saisbien, tant pis pour moi. Et elle est charmante, douce, tendre,trouvant naturelles et modérées nos caresses folles qui m’épuisent,qui me tuent. Elle a l’air d’une pensionnaire ignorante. Et elleest ignorante, la pauvre enfant.

» Oh ! je prends chaque jour des résolutions énergiques.Comprends donc que je meurs. Mais il me suffit d’un regard de sesyeux, un de ces regards où je lis le désir ardent de ses lèvres, etje succombe aussitôt, me disant :

» C’est la dernière fois. Je ne veux plus de ces baisersmortels. » Et puis, quand j’ai encore cédé, comme aujourd’hui, jesors, je vais devant moi en pensant à la mort, en me disant que jesuis perdu, que c’est fini.

» J’ai l’esprit tellement frappé, tellement malade, qu’hier j’aiété faire un tour au Père-Lachaise. Je regardais ces tombesalignées comme des dominos. Et je pensais : « Je serai là, bientôt.» Je suis rentré, bien résolu à me dire malade, à la fuir. Je n’aipas pu.

» Oh ! tu ne connais pas cela. Demande à un fumeur que lanicotine empoisonne s’il peut renoncer à son habitude délicieuse etmortelle. Il te dira qu’il a essayé cent fois sans y parvenir. Etil ajouta : « Tant pis, j’aime mieux en mourir. » Je suis ainsi.Quand on est pris dans l’engrenage d’une pareille passion ou d’unpareil vice, il faut y passer tout entier. »

Il se leva, me tendit la main. Une colère tumultueusem’envahissait, une colère haineuse contre cette femme, contre lafemme, contre cet être inconscient, charmant, terrible. Ilboutonnait son paletot pour s’en aller. Je lui jetai brutalementpar la face : « Mais, sacrebleu, donne-lui des amants plutôt que dete laisser tuer ainsi. »

Il haussa encore les épaules, sans répondre, et s’éloigna.

Je fus six mois sans le revoir. Je m’attendais chaque matin àrecevoir une lettre de faire part me priant à son enterrement. Maisje ne voulais point mettre les pieds chez lui, obéissant à unsentiment compliqué, fait de mépris pour cette femme et pour lui,de colère, d’indignation, de mille sensations diverses.

Je me promenais aux Champs-Élysées par un beau jour deprintemps. C’était un de ces après-midi tièdes qui remuent en nousdes joies secrètes, qui nous allument les yeux et versent sur nousun tumultueux bonheur de vivre. Quelqu’un me frappa sur l’épaule.Je me retournai : c’était lui ; c’était lui ; superbe,bien portant, rose, gras, ventru.

Il me tendit les deux mains, épanoui de plaisir, et criant : «Te voilà donc, lâcheur ? »

Je le regardais, perclus de surprise : « Mais… oui. Bigre, mescompliments. Tu as changé depuis six mois. »

Il devint cramoisi, et reprit, en riant faux : « On fait cequ’on peut. »

Je le regardais avec une obstination qui le gênait visiblement.Je prononçai : « Alors… tu es… tu es guéri ? »

Il balbutia très vite : « Oui, tout à fait. Merci. » Puis,changeant de ton : « Quelle chance de te rencontrer, mon vieux.Hein ! on va se revoir maintenant, et souvent j’espère ?»

Mais je ne lâchais point mon idée. Je voulais savoir. Jedemandai : « Voyons, tu te rappelles bien la confidence que tu m’asfaite, voilà six mois… Alors…, alors…, tu résistes maintenant.»

Il articula en bredouillant : « Mettons que je ne t’ai rien dit,et laisse-moi tranquille. Mais tu sais, je te trouve et je tegarde. Tu viens dîner à la maison. »

Une envie folle me saisit soudain de voir cet intérieur, decomprendre. J’acceptai.

Deux heures plus tard, il m’introduisait chez lui.

Sa femme me reçut d’une façon charmante. Elle avait un airsimple, adorablement naïf et distingué qui ravissait les yeux. Seslongues mains, sa joue, son cou étaient d’une blancheur et d’unefinesse exquises ; c’était là de la chair fine et noble, de lachair de race. Et elle marchait toujours avec ce long mouvement dechaloupe comme si chaque jambe, à chaque pas, eût légèrementfléchi.

René l’embrassa sur le front, fraternellement et demanda : «Lucien n’est pas encore arrivé ? »

Elle répondit, d’une voix claire et légère : « Non, pas encore,mon ami. Tu sais qu’il est toujours un peu en retard. »

Le timbre retentit. Un grand garçon parut, fort brun, avec desjoues velues et un aspect d’hercule mondain. On nous présenta l’unà l’autre. Il s’appelait : Lucien Delabarre.

René et lui se serrèrent énergiquement les mains. Et puis on semit à table.

Le dîner fut délicieux, plein de gaieté. René ne cessait de meparler, familièrement, cordialement, franchement, comme autrefois.C’était : « Tu sais, mon vieux. – Dis donc, mon vieux. Écoute, monvieux. » – Puis soudain il s’écriait : « Tu ne te doutes pas duplaisir que j’ai à te retrouver. Il me semble que je renais. »

Je regardais sa femme et l’autre. Ils demeuraient parfaitementcorrects. Il me sembla pourtant une ou deux fois qu’ilséchangeaient un rapide et furtif coup d’œil.

Dès qu’on eut achevé le repas, René se tournant vers sa femme,déclara : « Ma chère amie, j’ai retrouvé Pierre et jel’enlève ; nous allons bavarder le long du boulevard, commejadis. Tu nous pardonneras cette équipée… de garçons. Je te laissed’ailleurs M. Delabarre. »

La jeune femme sourit et me dit, en me tendant la main : « Ne legardez pas trop longtemps. »

Et nous voilà, bras-dessus, bras-dessous, dans la rue. Alors,voulant savoir à tout prix : « Voyons, que s’est-il passé ?Dis-moi ?… » Mais il m’interrompit brusquement, et du tongrognon d’un homme tranquille qu’on dérange sans raison, ilrépondit : « Ah ça ! mon vieux, fiche-moi donc la paix avectes questions ! » Puis il ajouta à mi-voix, comme se parlant àlui-même, avec cet air convaincu des gens qui ont pris une sagerésolution : « C’était trop bête de se laisser crever comme ça, àla fin. »

Je n’insistai pas. Nous marchions vite. Nous nous mîmes àbavarder. Et tout à coup il me souffla dans l’oreille : « Si nousallions voir des filles, hein ? »

Je me mis à rire franchement. « Comme tu voudras. Allons, monvieux. »

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