Les soeurs Rondoli

Chapitre 6Le mal d’André

La maison du notaire avait façade sur la place. Par derrière, unbeau jardin bien planté s’étendait jusqu’au passage des Piques,toujours désert, dont il était séparé par un mur.

C’est au bout de ce jardin que la femme de Maître Moreau avaitdonné rendez-vous, pour la première fois, au capitaine Sommerivequi la poursuivait depuis longtemps.

Son mari était parti passer huit jours à Paris. Elle se trouvaitdonc libre pour la semaine entière. Le capitaine avait tant prié,l’avait implorée avec des paroles si douces ; elle étaitpersuadée qu’il l’aimait si violemment, elle se sentait elle-mêmesi isolée, si méconnue, si négligée au milieu des contrats donts’occupait uniquement le notaire, qu’elle avait laissé prendre soncœur sans se demander si elle donnerait plus un jour.

Puis, après des mois d’amour platonique, de mains pressées, debaisers rapides volés derrière une porte, le capitaine avaitdéclaré qu’il quitterait immédiatement la ville en demandant sonchangement s’il n’obtenait pas un rendez-vous, un vrai rendez-vous,dans l’ombre des arbres, pendant l’absence du mari.

Elle avait cédé ; elle avait promis.

Elle l’attendait maintenant, blottie contre le mur, le cœurbattant, tressaillant aux moindres bruits.

Tout à coup elle entendit qu’on escaladait le mur, et ellefaillit se sauver. Si ce n’était pas lui ? Si c’était unvoleur ? Mais non ; une voix appelait doucement «Mathilde ». Elle répondit « Étienne ». Et un homme tomba sans lechemin avec un bruit de ferraille.

C’était lui ! quel baiser !

Ils demeurèrent longtemps debout, enlacés, les lèvres unies.Mais tout à coup une pluie fine se mit à tomber, et les gouttesglissant de feuille en feuille faisaient dans l’ombre unfrémissement d’eau. Elle tressaillit lorsqu’elle reçut la premièregoutte sur le cou.

Il lui disait : « Mathilde, ma chérie, mon ange, entrons chezvous. Il est minuit, nous n’avons rien à craindre. Allons chezvous ; je vous supplie. »

Elle répondait : « Non, mon bien-aimé, j’ai peur. Qui sait cequi peut nous arriver. »

Mais il la tenait serrée en ses bras, et lui murmurait dansl’oreille : « Vos domestiques sont au troisième étage, sur laplace. Votre chambre est au premier, sur le jardin. Personne nenous entendra. Je vous aime, je veux t’aimer librement, toutentière, des pieds à la tête. » Et il l’étreignait avec violence,en l’affolant de baisers.

Elle résistait encore, effrayée, honteuse aussi. Mais il lasaisit par la taille, l’enleva et l’emporta, sous la pluie quidevenait terrible.

La porte était restée ouverte ; ils montèrent à tâtonsl’escalier ; puis, lorsqu’ils furent entrés dans la chambre,elle poussa les verrous, pendant qu’il enflammait uneallumette.

Mais elle tomba défaillante dans un fauteuil. Il se mit à sesgenoux, et, lentement, il la dévêtait, ayant commencé par lesbottines et par les bas, pour baiser ses pieds.

Elle disait, haletante : « Non, non, Étienne, je vous ensupplie, laissez-moi rester honnête ; je vous en voudraistrop, après ! c’est si laid, cela, si grossier ! Nepeut-on s’aimer avec les âmes seulement… Étienne. »

Avec une adresse de femme de chambre, et une vivacité d’hommepressé, il déboutonnait, dénouait, dégrafait, délaçait sans repos.Et quand elle voulut se lever et fuir pour échapper à ses audaces,elle sortit brusquement de ses robes, de ses jupes et de son lingetoute nue, comme une main sort d’un manchon.

Éperdue, elle courut vers le lit pour se cacher sous lesrideaux. La retraite était dangereuse. Il l’y suivit. Mais comme ilvoulait la joindre et qu’il se hâtait, son sabre, détaché tropvite, tomba sur le parquet avec un bruit retentissant.

Aussitôt une plainte prolongée, un cri aigu et continu, un crid’enfant partit de la chambre voisine, dont la porte était restéeouverte.

Elle murmura : « Oh ! vous venez de réveiller André ;il ne pourra pas se rendormir. »

Son fils avait quinze mois et il couchait près de sa mère, afinqu’elle pût sans cesse veiller sur lui.

Le capitaine, fou d’ardeur, n’écoutait pas. »Qu’importe ?qu’importe ? Je t’aime ; tu es à moi, Mathilde. »

Mais elle se débattait, désolée, épouvantée. »Non, non !écoute comme il crie ; il va réveiller la nourrice. Si ellevenait, que ferions-nous ? Nous serions perdus ! Étienne,écoute, quand il fait ça, la nuit, son père le prend dans notre litpour le calmer. Il se tait tout de suite, tout de suite, il n’y apas d’autre moyen. Laisse-moi le prendre, Étienne… »

L’enfant hurlait, poussait ces clameurs perçantes qui traversentles murs les plus épais, qu’on entend de la rue en passant près deslogis.

Le capitaine, consterné, se releva, et Mathilde, s’élançant,alla chercher le mioche qu’elle apporta dans sa couche. Il setut.

Étienne s’assit à cheval sur une chaise et roula une cigarette.Au bout de cinq minutes à peine, André dormait. La mère murmura : «Je vais le reporter maintenant. » Et elle alla reposer l’enfantdans son berceau avec des précautions infinies.

Quand elle revint, le capitaine l’attendait les brasouverts.

Il l’enlaça, fou d’amour. Et elle, vaincue enfin, l’étreignant,balbutiait :

« Étienne… Étienne… mon amour ! Oh ! si tu savaiscomme… comme… »

André se remit à crier. Le capitaine furieux, jura : « Nom deDieu de chenapan ! Il ne va pas se taire, ce morveux-là !»

Non, il ne se taisait pas, le morveux, il beuglait.

Mathilde crut entendre remuer au-dessus. C’était la nourrice quivenait sans doute. Elle s’élança, prit son fils, et le rapportadans son lit. Il redevint muet aussitôt.

Trois fois de suite on le recoucha dans son berceau. Trois foisde suite il fallut le reprendre.

Le capitaine Sommerive partit une heure avant l’aurore ensacrant à bouche que veux-tu.

Mais, pour calmer son impatience, Mathilde lui avait promis dele recevoir encore, le soir même.

Il arriva comme la veille, mais plus impatient, plus enflammé,rendu furieux par l’attente.

Il eut soin de poser son sabre avec douceur, sur les deux brasd’un fauteuil ; il ôta ses bottes comme un voleur, et parla sibas que Mathilde ne l’entendait plus. Enfin, il allait êtreheureux, tout à fait heureux, quand le parquet ou quelque meuble,ou peut-être le lit lui-même craqua. Ce fut un bruit sec comme siquelque support s’était brisé, et aussitôt un cri, faible d’abord,puis suraigu, y répondit. André s’était réveillé.

Il glapissait comme un renard. S’il continuait ainsi, certes,toute la maison allait se lever.

La mère affolée s’élança et le rapporta. Le capitaine ne sereleva pas. Il rageait. Alors, tout doucement il étendit la main,prit entre deux doigts un peu de chair du marmot, n’importe où, àla cuisse ou bien au derrière, et il pinça. L’enfant se débattit,hurlant à déchirer les oreilles. Alors le capitaine, exaspéré,pinça plus fort, partout, avec fureur. Il saisissait vivement lebourrelet de peau et le tordait en le serrant violemment, puis lelâchait pour en prendre un autre à côté, puis un autre plus loin,puis encore un autre.

L’enfant poussait des clameurs de poulet qu’on égorge ou dechien qu’on flagelle. La mère éplorée l’embrassait, le caressait,tâchait de le calmer, d’étouffer ses cris sous les baisers. MaisAndré devenait violet comme s’il allait avoir des convulsions, etil agitait ses petits pieds et ses petites mains d’une façoneffrayante et navrante.

Le capitaine dit d’une voix douce : « Essayez donc de lereporter dans son berceau ; il s’apaisera peut-être. » EtMathilde s’en alla vers l’autre chambre avec son enfant dans sesbras.

Dès qu’il fut sorti du lit de sa mère, il cria moins fort ;et dès qu’il fut rentré dans le sien, il se tut, avec quelquessanglots encore, de temps en temps.

Le reste de la nuit fut tranquille ; et le capitaine futheureux.

La nuit suivante, il revint encore. Comme il parlait un peufort, André se réveilla de nouveau et se mit à glapir. Sa mère bienvite l’alla chercher ; mais le capitaine pinça si bien, sidurement et si longtemps que le marmot suffoqua, les yeux tournés,l’écume aux lèvres.

On le remit en son berceau. Il se calma tout aussitôt.

Au bout de quatre jours, il ne pleurait plus pour aller dans lelit maternel.

Le notaire revint le samedi soir. Il reprit sa place au foyer etdans la chambre conjugale.

Il se coucha de bonne heure, étant fatigué du voyage ;puis, dès qu’il eut bien retrouvé ses habitudes et accompliscrupuleusement tous ses devoirs d’homme honnête et méthodique, ils’étonna : « Tiens, mais André ne pleure pas, ce soir. Va donc lechercher un peu, Mathilde, ça me fait plaisir de le sentir entrenous deux. »

La femme aussitôt se leva et alla prendre l’enfant ; maisdès qu’il se vit dans ce lit où il aimait tant s’endormir quelquesjours auparavant, le marmot épouvanté se tordit, et hurla sifurieusement qu’il fallut le reporter en son berceau.

Maître Moreau n’en revenait pas : « Quelle drôle de chose ?Qu’est-ce qu’il a ce soir ? Peut-être qu’il a sommeil ?»

Sa femme répondit : « Il a été toujours comme ça pendant tonabsence. Je n’ai pas pu le prendre une seule fois. »

Au matin, l’enfant réveillé se mit à jouer et à rire en remuantses menottes.

Le notaire attendri accourut, embrassa son produit, puisl’enleva dans ses bras pour le rapporter dans la couche conjugale.André riait, du rire ébauché des petits êtres dont la pensée estvague encore. Tout à coup il aperçut le lit, sa mère dedans ;et sa petite figure heureuse se plissa, décomposée, tandis que descris furieux sortaient de sa gorge et qu’il se débattait comme sion l’eût martyrisé.

Le père, étonné, murmura : « Il a quelque chose, cet enfant »,et d’un mouvement naturel il releva sa chemise.

Il poussa un « ah ! » de stupeur. Les mollets, les cuisses,les reins, tout le derrière du petit étaient marbrés de tachesbleues, grandes comme des sous.

Maître Moreau cria : « Mathilde, regarde, c’est affreux ». Lamère, éperdue, se précipita. Le milieu de chacune des tachessemblait traversé d’une ligne violette où le sang était venumourir. C’était là, certes, quelque maladie effroyable et bizarre,le commencement d’une sorte de lèpre, d’une de ces affectionsétranges où la peau devient tantôt pustuleuse comme le dos descrapauds, tantôt écailleuse comme celui des crocodiles.

Les parents éperdus se regardaient. Maître Moreau s’écria : « Ilfaut aller chercher le médecin. »

Mais Mathilde, plus pâle qu’une morte, contemplait fixement sonfils aussi tacheté qu’un léopard. Et, soudain, poussant un cri, uncri violent, irréfléchi, comme si elle eût aperçu quelqu’un quil’emplissait d’horreur, elle jeta : « Oh ! lemisérable !… »

M. Moreau, surpris, demanda : « Hein ? De quiparles-tu ? Quel misérable ? »

Elle devint rouge jusqu’aux cheveux et balbutia : « Rien… c’est…vois-tu… je devine… c’est… il ne faut pas aller chercher lemédecin… c’est assurément cette misérable nourrice qui pince lepetit pour le faire taire quand il crie. »

Le notaire, exaspéré, alla quérir la nourrice et faillit labattre. Elle nia avec effronterie, mais fut chassée.

Et sa conduite, signalée à la municipalité, l’empêcha de trouverd’autres places.

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