Les soeurs Rondoli

Chapitre 8Le cas de Mme Luneau

Le juge de paix, gros, avec un œil fermé et l’autre à peineouvert, écoute les plaignants d’un air mécontent. Parfois il pousseune sorte de grognement qui fait préjuger son opinion, et ilinterrompt d’une voix grêle comme celle d’un enfant, pour poser desquestions.

Il vient de régler l’affaire de M. Joly contre M. Petitpas, ausujet de la borne d’un champ qui aurait été déplacée par mégardepar le charretier de M. Petitpas, en labourant.

Il appelle l’affaire d’Hippolyte Lacour, sacristain etquincailler, contre Mme Céleste-Césarine Luneau, veuved’Anthime-Isidore.

Hippolyte Lacour a quarante-cinq ans ; grand, maigre,portant des cheveux longs et rasé comme un homme d’église, il parled’une voix lente, traînante et chantante.

Mme Luneau semble avoir quarante ans. Charpentée en lutteur,elle gonfle de partout sa robe étroite et collante. Ses hanchesénormes supportent une poitrine débordante par devant, et, parderrière, des omoplates grasses comme des seins. Son cou largesoutient une tête aux traits saillants, et sa voix pleine, sansêtre grave, pousse des notes qui font vibrer les vitres et lestympans. Enceinte, elle présente en avant un ventre énorme commeune montagne.

Les témoins à décharge attendent leur tour.

M. le juge de paix attaque la question.

« Hippolyte Lacour, exposez votre réclamation. »

Le plaignant prend la parole.

« Voilà, monsieur le juge de paix. Il y aura neuf mois à laSaint-Michel que Mme Luneau est venue me trouver, un soir, commej’avais sonné l’Angelus, et elle m’exposa sa situation par rapportà sa stérilité…

LE JUGE DE PAIX. – Soyez plus explicite, je vous prie.

HIPPOLYTE. – Je m’éclaircis, monsieur le juge. Or, qu’ellevoulait un enfant et qu’elle me demandait ma participation. Je nefis pas de difficultés, et elle me promit cent francs. La choseaccordée et réglée, elle refuse aujourd’hui sa promesse. Je laréclame devant vous, monsieur le juge de paix.

LE JUGE DE PAIX. – Je ne vous comprends pas du tout. Vous ditesqu’elle voulait un enfant ? Comment ? Quel genred’enfant ? Un enfant pour l’adopter ?

HIPPOLYTE. – Non, monsieur le juge, un neuf.

LE JUGE DE PAIX. – Qu’entendez-vous par ces mots : « Un neuf» ?

HIPPOLYTE. – J’entends un enfant à naître, que nous aurionsensemble, comme si nous étions mari et femme.

LE JUGE DE PAIX. – Vous me surprenez infiniment. Dans quel butpouvait-elle vous faire cette proposition anormale ?

HIPPOLYTE. – Monsieur le juge, le but ne m’apparut pas aupremier abord et je fus aussi un peu intercepté. Comme je ne faisrien sans me rendre compte de tout, je voulus me pénétrer de sesraisons et elle me les énuméra.

Or, son époux, Anthime-Isidore, que vous avez connu comme vouset moi, était mort la semaine d’avant, avec tout son bien en retourà sa famille. Donc, la chose la contrariant, vu l’argent, elle s’enfut trouver un législateur qui la renseigna sur le cas d’unenaissance dans les dix mois. Je veux dire que si elle accouchaitdans les dix mois après l’extinction de feu Anthime-Isidore, leproduit était considéré comme légitime et donnait droit àl’héritage.

Elle se résolut sur-le-champ à courir les conséquences et elles’en vint me trouver à la sortie de l’église comme j’ai eul’honneur de vous le dire, vu que je suis père légitime de huitenfants, tous viables, dont mon premier est épicier à Caen,département du Calvados, et uni en légitime mariage àVictoire-Elisabeth Rabou…

LE JUGE DE PAIX. – Ces détails sont inutiles. Revenez aufait.

HIPPOLYTE. – J’y entre, monsieur le juge. Donc elle me dit : «Si tu réussis, je te donnerai cent francs dès que j’aurai faitconstater la grossesse par le médecin. »

Or, je me mis en état, monsieur le juge, d’être à même de lasatisfaire. Au bout de six semaines ou deux mois, en effet,j’appris avec satisfaction la réussite. Mais ayant demandé les centfrancs, elle me les refusa. Je les réclamai de nouveau à diversesreprises sans obtenir un radis. Elle me traita même de flibustieret d’impuissant, dont la preuve du contraire est de laregarder.

LE JUGE DE PAIX. – Qu’avez-vous à dire, femme Luneau ?

MADAME LUNEAU. – Je dis, monsieur le juge de paix, que cet hommeest un flibustier !

LE JUGE DE PAIX. – Quelle preuve apportez-vous à l’appui decette assertion ?

MADAME LUNEAU (rouge, suffoquant, balbutiant). – Quellepreuve ? quelle preuve ? Je n’en ai pas eu une, depreuve, de vraie, de preuve que l’enfant n’est pas à lui. Non, pasà lui, monsieur le juge, j’en jure sur la tête de mon défunt mari,pas à lui.

LE JUGE DE PAIX. – À qui est-il donc, dans ce cas ?

MADAME LUNEAU (bégayant de colère). – Je sais ti, moi, je saisti ? À tout le monde, pardi. Tenez, v’là mes témoins, monsieurle juge ; les v’là tous. Ils sont six. Tirez-leur desdépositions, tirez-leur. Ils répondront…

LE JUGE DE PAIX. – Calmez-vous, madame Luneau, calmez-vous etrépondez froidement. Quelles raisons avez-vous de douter que cethomme soit le père de l’enfant que vous portez ?

MADAME LUNEAU. – Quelles raisons ? J’en ai cent pour une,cent, deux cents, cinq cents, dix mille, un million et plus, deraisons. Vu qu’après lui avoir fait la proposition que vous savezavec promesse de cent francs, j’appris qu’il était cocu, sauf votrerespect, monsieur le juge, et que les siens n’étaient pas à lui,ses enfants, pas à lui, pas un.

HIPPOLYTE LACOUR (avec calme). – C’est des menteries.

MADAME LUNEAU (exaspérée). – Des menteries ! desmenteries ! Si on peut dire. À preuve que sa femme s’est faitrencontrer par tout le monde, que je vous dis, par tout le monde.Tenez, v’là mes témoins, m’sieur le juge de paix. Tirez-leur desdépositions.

HIPPOLYTE LACOUR (froidement). – C’est des menteries.

MADAME LUNEAU. – Si on peut dire ! Et les rouges, c’est-iltoi qui les as faits, les rouges ?

LE JUGE DE PAIX. – Pas de personnalités, s’il vous plaît, ou jeserai contraint de sévir.

MADAME LUNEAU. – Donc, la doutance m’étant venue sur sescapacités, je me dis, comme on dit, que deux précautions valentmieux qu’une, et je comptai mon affaire à Césaire Lepic, que voilà,mon témoin ; qu’il me dit : « À votre disposition, madameLuneau », et qu’il m’a prêté son concours pour le cas où Hippolyteaurait fait défaut. Mais vu qu’alors ça fut connu des autrestémoins que je voulais me prémunir, il s’en est trouvé plus decent, si j’avais voulu, monsieur le juge.

Le grand que vous voyez là, celui qui s’appelle LucasChandelier, m’a juré alors que j’avais tort de donner les centfrancs à Hippolyte Lacour, vu qu’il n’avait pas fait plus quel’s’autres qui ne réclamaient rien.

HIPPOLYTE. – Fallait point me les promettre, alors. Moi j’aicompté, monsieur le juge. Avec moi, pas d’erreur : chose promise,chose tenue.

MADAME LUNEAU (hors d’elle). – Cent francs ! centfrancs ! Cent francs pour ça, flibustier, cent francs !Ils ne m’ont rien demandé, eusse, rien de rien. Tiens, les v’là,ils sont six. Tirez-leur des dépositions, monsieur le juge de paix,ils répondront pour sûr, ils répondront. (À Hippolyte.) «Guette-les donc, flibustier, s’ils te valent pas. Ils sont six,j’en aurais eu cent, deux cents, cinq cents, tant que j’auraisvoulu, pour rien, flibustier !

HIPPOLYTE. – Quand y en aurait cent mille !….

MADAME LUNEAU. – Oui, cent mille, si j’avais voulu…

HIPPOLYTE. – Je n’en ai pas moins fait mon devoir… ça ne changepas nos conventions.

MADAME LUNEAU (tapant à deux mains sur son ventre). – Eh bien,prouve que c’est toi, prouve-le, prouve-le, flibustier. J’t’endéfie !

HIPPOLYTE (avec calme). – C’est p’t-être pas plus moi qu’unautre. Ça n’empêche que vous m’avez promis cent francs pour mapart. Fallait pas vous adresser à tout le monde ensuite. Ça nechange rien. J’l’aurais bien fait tout seul.

MADAME LUNEAU. – C’est pas vrai ! Flibustier !Interpellez mes témoins, monsieur le juge de paix. Ils répondrontpour sûr.

Le juge de paix appelle les témoins à décharge. Ils sont six,rouges, les mains ballantes, intimidés.

LE JUGE DE PAIX. – Lucas Chandelier, avez-vous lieu de présumerque vous soyez le père de l’enfant que Mme Luneau porte dans sonflanc ?

LUCAS CHANDEL.IER. – Oui, m’sieu.

LE JUGE DE PAIX. – Célestin-Pierre Sidoine, avez-vous lieu deprésumer que vous soyez le père de l’enfant que Mme Luneau portedans son flanc ?

CÉLESTIN-PIERRE SIDOINE. – Oui, m’sieu.

(Les quatre autres témoins déposent identiquement de la mêmefaçon.)

Le juge de paix, après s’être recueilli prononce :

« Attendu que si Hippolyte Lacour a lieu de s’estimer le père del’enfant que réclamait Mme Luneau, les nommés Lucas Chandelier,etc., etc., ont des raisons analogues, sinon prépondérantes, deréclamer la même paternité ;

« Mais attendu que Mme Luneau avait primitivement invoquél’assistance de Hippolyte Lacour, moyennant une indemnité convenueet consentie de cent francs ;

« Attendu pourtant que si on peut estimer entière la bonne foidu sieur Lacour, il est permis de contester son droit strict des’engager d’une pareille façon, étant donné que le plaignant estmarié, et tenu par la loi à rester fidèle à son épouselégitime ;

« Attendu, en outre, etc., etc., etc.,

« Condamne Mme Luneau à vingt-cinq francs de dommages-intérêtsenvers le sieur Hippolyte Lacour, pour perte de temps etdétournement insolite. »

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