Les soeurs Rondoli

Chapitre 12Rencontre

Ce fut un hasard, un vrai hasard. Le baron d’Étraille, fatiguéde rester debout, entra, tous les appartements de la princesseétant ouverts ce soir de fête, dans la chambre à coucher déserte etpresque sombre au sortir des salons illuminés.

Il cherchait un siège où dormir, certain que sa femme nevoudrait point partir avant le jour. Il aperçut dès la porte lelarge lit d’azur à fleurs d’or, dressé au milieu de la vaste pièce,pareil à un catafalque où aurait été enseveli l’amour, car laprincesse n’était plus jeune. Par derrière, une grande tache clairedonnait la sensation d’un lac vu par une haute fenêtre. C’était laglace, immense, discrète, habillée de draperies sombres qu’onlaissait tomber quelquefois, qu’on avait souvent relevées ; etla glace semblait regarder la couche, sa complice. On eût ditqu’elle avait des souvenirs, des regrets, comme ces châteaux quehantent les spectres des morts, et qu’on allait voir passer sur saface unie et vide ces formes charmantes qu’ont les hanches nues desfemmes, et les gestes doux des bras quand ils enlacent.

Le baron s’était arrêté souriant, un peu ému au seuil de cettechambre d’amour. Mais soudain, quelque chose apparut dans la glacecomme si les fantômes évoqués eussent surgi devant lui. Un homme etune femme, assis sur un divan très bas caché dans l’ombre,s’étaient levés. Et le cristal poli, reflétant leurs images, lesmontrait debout et se baisant aux lèvres avant de se séparer.

Le baron reconnut sa femme et le marquis de Cervigné. Il seretourna et s’éloigna en homme fort et maître de lui ; et ilattendit que le jour vînt pour emmener la baronne ; mais il nesongeait plus à dormir.

Dès qu’il fut seul avec elle, il lui dit :

« Madame, je vous ai vue tout à l’heure dans la chambre de laprincesse de Raynes. Je n’ai point besoin de m’expliquer davantage.Je n’aime ni les reproches, ni les violences, ni le ridicule.Voulant éviter ces choses, nous allons nous séparer sans bruit. Leshommes d’affaires régleront votre situation suivant mes ordres.Vous serez libre de vivre à votre guise n’étant plus sous mon toit,mais je vous préviens que si quelque scandale a lieu, comme vouscontinuez à porter mon nom, je serai forcé de me montrer sévère.»

Elle voulut parler ; il l’en empêcha, s’inclina, et rentrachez lui.

Il se sentait plutôt étonné et triste que malheureux. Il l’avaitbeaucoup aimée dans les premiers temps de leur mariage. Cetteardeur s’était peu à peu refroidie, et maintenant il avait souventdes caprices, soit au théâtre, soit dans le monde, tout en gardantnéanmoins un certain goût pour la baronne.

Elle était fort jeune, vingt-quatre ans à peine, petite,singulièrement blonde, et maigre, trop maigre. C’était une poupéede Paris, fine, gâtée, élégante, coquette, assez spirituelle, avecplus de charme que de beauté. Il disait familièrement à son frèreen parlant d’elle : « Ma femme est charmante, provocante,seulement… elle ne vous laisse rien dans la main. Elle ressemble àces verres de champagne où tout est mousse. Quand on a fini partrouver le fond, c’est bon tout de même, mais il y en a trop peu.»

Il marchait dans sa chambre, de long en large, agité et songeantà mille choses. Par moments, des souffles de colère le soulevaientet il sentait des envies brutales d’aller casser les reins dumarquis ou le souffleter au cercle. Puis il constatait que celaserait de mauvais goût, qu’on rirait de lui et non de l’autre, etque ces emportements lui venaient bien plus de sa vanité blesséeque de son cœur meurtri. Il se coucha, mais ne dormit point.

On apprit dans Paris, quelques jours plus tard, que le baron etla baronne d’Étraille s’étaient séparés à l’amiable pourincompatibilité d’humeur. On ne soupçonna rien, on ne chuchota paset on ne s’étonna point.

Le baron, cependant, pour éviter des rencontres qui lui seraientpénibles, voyagea pendant un an, puis il passa l’été suivant auxbains de mer, l’automne à chasser et il revint à Paris pourl’hiver. Pas une fois il ne vit sa femme.

Il savait qu’on ne disait rien d’elle. Elle avait soin, aumoins, de garder les apparences. Il n’en demandait pasdavantage.

Il s’ennuya, voyagea encore, puis restaura son château deVillebosc, ce qui lui demanda deux ans, puis il y reçut ses amis,ce qui l’occupa quinze mois au moins ; puis, fatigué de ceplaisir usé, il rentra dans son hôtel de la rue de Lille, juste sixannées après la séparation.

Il avait maintenant quarante-cinq ans, pas mal de cheveuxblancs, un peu de ventre, et cette mélancolie des gens qui ont étébeaux, recherchés, aimés et qui se détériorent tous les jours.

Un mois après son retour à Paris, il prit froid en sortant ducercle et se mit à tousser. Son médecin lui ordonna d’aller finirl’hiver à Nice.

Il partit donc, un lundi soir, par le rapide.

Comme il se trouvait en retard, il arriva alors que le train semettait en marche. Il y avait une place dans un coupé, il y monta.Une personne était déjà installée sur le fauteuil du fond,tellement enveloppée de fourrures et de manteaux qu’il ne put mêmedeviner si c’était un homme ou une femme. On n’apercevait riend’elle qu’un long paquet de vêtements. Quand il vit qu’il nesaurait rien, le baron, à son tour, s’installa, mit sa toque devoyage, déploya ses couvertures, se roula dedans, s’étendit ets’endormit.

Il ne se réveilla qu’à l’aurore, et tout de suite il regardavers son compagnon. Il n’avait point bougé de toute la nuit et ilsemblait encore en plein sommeil.

M. d’Étraille en profita pour faire sa toilette du matin,brosser sa barbe et ses cheveux, refaire l’aspect de son visage quela nuit change si fort, si fort, quand on atteint un certainâge.

Le grand poète a dit :

Quand on est jeune, on a des matins triomphants !

Quand on est jeune, on a de magnifiques réveils, avec la peaufraîche, l’œil luisant, les cheveux brillants de sève.

Quand on vieillit, on a des réveils lamentables. L’œil terne, lajoue rouge et bouffie, la bouche épaisse, les cheveux en bouillieet la barbe mêlée donnent au visage un aspect vieux, fatigué,fini.

Le baron avait ouvert son nécessaire de voyage et il rajusta saphysionomie en quelques coups de brosse. Puis il attendit.

Le train siffla, s’arrêta. Le voisin fit un mouvement. Il étaitsans doute réveillé. Puis la machine repartit. Un rayon de soleiloblique entrait maintenant dans le wagon et tombait juste entravers du dormeur, qui remua de nouveau, donna quelques coups detête comme un poulet qui sort de sa coquille, et montratranquillement son visage.

C’était une jeune femme blonde, toute fraîche, fort jolie etgrasse. Elle s’assit.

Le baron, stupéfait, la regardait. Il ne savait plus ce qu’ildevait croire. Car vraiment on eût juré que c’était… que c’était safemme, mais sa femme extraordinairement changée… à son avantage,engraissée, oh ! engraissée autant que lui-même, mais enmieux.

Elle le regarda tranquillement, parut ne pas le reconnaître, etse débarrassa avec placidité des étoffes qui l’entouraient.

Elle avait l’assurance calme d’une femme sûre d’elle-même,l’audace insolente du réveil, se sachant, se sentant en pleinebeauté, en pleine fraîcheur.

Le baron perdait vraiment la tête.

Était-ce sa femme ? Ou une autre qui lui aurait ressemblécomme une sœur ? Depuis six ans qu’il ne l’avait vue, ilpouvait se tromper.

Elle bâilla. Il reconnut son geste. Mais de nouveau elle setourna vers lui et le parcourut, le couvrit d’un regard tranquille,indifférent, d’un regard qui ne sait rien, puis elle considéra lacampagne.

Il demeura éperdu, horriblement perplexe. Il attendit, laguettant de côté, avec obstination.

Mais oui, c’était sa femme, morbleu ! Comment pouvait-ilhésiter ? Il n’y en avait pas deux avec ce nez-là ? Millesouvenirs lui revenaient, des souvenirs de caresses, des petitsdétails de son corps, un grain de beauté sur la hanche, un autre audos, en face du premier. Comme il les avait souvent baisés !Il se sentait envahi par une griserie ancienne, retrouvant l’odeurde sa peau, son sourire quand elle lui jetait ses bras sur lesépaules, les intonations douces de sa voix, toutes ses câlineriesgracieuses.

Mais, comme elle était changée, embellie, c’était elle et cen’était plus elle. Il la trouvait plus mûre, plus faite, plusfemme, plus séduisante, plus désirable, adorablement désirable.

Donc cette femme étrangère, inconnue, rencontrée par hasard dansun wagon était à lui, lui appartenait de par la loi. Il n’avaitqu’à dire : « Je veux ».

Il avait jadis dormi dans ses bras, vécu dans son amour. Il laretrouvait maintenant si changée qu’il la reconnaissait à peine.C’était une autre et c’était elle en même temps : c’était uneautre, née, formée, grandie depuis qu’il l’avait quittée ;c’était elle aussi qu’il avait possédée, dont il retrouvait lesattitudes modifiées, les traits anciens plus formés, le souriremoins mignard, les gestes plus assurés. C’étaient deux femmes enune, mêlant une grande part d’inconnu nouveau à une grande part desouvenir aimé. C’était quelque chose de singulier, de troublant,d’excitant, une sorte de mystère d’amour où flottait une confusiondélicieuse. C’était sa femme dans un corps nouveau, dans une chairnouvelle que ses lèvres n’avaient point parcourus.

Et il pensait, en effet, qu’en six années tout change en nous.Seul le contour demeure reconnaissable, et quelquefois même ildisparaît.

Le sang, les cheveux, la peau, tout recommence, tout se reforme.Et quand on est demeuré longtemps sans se voir, on retrouve unautre être tout différent, bien qu’il soit le même et qu’il portele même nom.

Et le cœur aussi peut varier, les idées aussi se modifient, serenouvellent, si bien qu’en quarante ans de vie nous pouvons, parde lentes et constantes transformations, devenir quatre ou cinqêtres absolument nouveaux et différents.

Il songeait, troublé jusqu’à l’âme. La pensée lui vintbrusquement du soir où il l’avait surprise dans la chambre de laprincesse. Aucune fureur ne l’agita. Il n’avait pas sous les yeuxla même femme, la petite poupée maigre et vive de jadis.

Qu’allait-il faire ? Comment lui parler ? Que luidire ? L’avait-elle reconnu, elle ?

Le train s’arrêtait de nouveau. Il se leva, salua et prononça :« Berthe, n’avez-vous besoin de rien. Je pourrais vous apporter…»

Elle le regarda des pieds à la tête et répondit, sansétonnement, sans confusion, sans colère, avec une placideindifférence : « Non – de rien – merci. »

Il descendit et fit quelques pas sur le quai pour se secouercomme pour reprendre ses sens après une chute. Qu’allait-il fairemaintenant ? Monter dans un autre wagon ? Il aurait l’airde fuir. Se montrer galant, empressé ? Il aurait l’air dedemander pardon. Parler comme un maître ? Il aurait l’air d’ungoujat, et puis, vraiment, il n’en avait plus le droit.

Il remonta et reprit sa place.

Elle aussi, pendant son absence, avait fait vivement satoilette. Elle était étendue maintenant sur le fauteuil, impassibleet radieuse.

Il se tourna vers elle et lui dit : « Ma chère Berthe, puisqu’unhasard bien singulier nous remet en présence après six ans deséparation, de séparation sans violence, allons-nous continuer ànous regarder comme deux ennemis irréconciliables ? Noussommes enfermés en tête-à-tête ? Tant pis, ou tant mieux. Moije ne m’en irai pas. Donc n’est-il pas préférable de causer comme…comme… comme… des… amis, jusqu’au terme de notre route ? »

Elle répondit tranquillement : « Comme vous voudrez. »

Alors il demeura court, ne sachant que dire. Puis, ayant del’audace, il s’approcha, s’assis sur le fauteuil du milieu, etd’une voix galante : « Je vois qu’il faut vous faire la cour, soit.C’est d’ailleurs un plaisir, car vous êtes charmante. Vous ne vousfigurez point comme vous avez gagné depuis six ans. Je ne connaispas de femme qui m’ait donné la sensation délicieuse que j’aie eueen vous voyant sortir de vos fourrures, tout à l’heure. Vraiment,je n’aurais pas cru possible un tel changement… »

Elle prononça, sans remuer la tête, et sans le regarder : « Jene vous en dirai pas autant, car vous avez beaucoup perdu. »

Il rougit, confus et troublé, puis avec un sourire résigné : «Vous êtes dure. »

Elle se tourna vers lui : « Pourquoi ? Je constate. Vousn’avez pas l’intention de m’offrir votre amour, n’est-ce pas ?Donc il est absolument indifférent que je vous trouve bien oumal ? Mais je vois que ce sujet vous est pénible. Parlonsd’autre chose. Qu’avez-vous fait depuis que je ne vous ai vu ?»

Il avait perdu contenance, il balbutia : « Moi ? j’aivoyagé, j’ai chassé, j’ai vieilli, comme vous le voyez. Etvous ? »

Elle déclara avec sérénité : « Moi, j’ai gardé les apparencescomme vous me l’aviez ordonné. »

Un mot brutal lui vint aux lèvres. Il ne le dit pas, maisprenant la main de sa femme, il la baisa : « Et je vous enremercie. »

Elle fut surprise. Il était fort vraiment, et toujours maître delui.

Il reprit : « Puisque vous avez consenti à ma première demande,voulez-vous maintenant que nous causions sans aigreur. »

Elle eut un petit geste de mépris. »De l’aigreur ? mais jen’en ai pas. Vous m’êtes complètement étranger. Je chercheseulement à animer une conversation difficile. »

Il la regardait toujours, séduit malgré sa rudesse, sentant undésir brutal l’envahir, un désir irrésistible, un désir demaître.

Elle prononça, sentant bien qu’elle l’avait blessé, ets’acharnant : « Quel âge avez-vous donc aujourd’hui ? Je vouscroyais plus jeune que vous ne paraissez. »

Il pâlit : « J’ai quarante-cinq ans. » Puis il ajouta : « J’aioublié de vous demander des nouvelles de la princesse de Raynes.Vous la voyez toujours ? »

Elle lui jeta un regard de haine : « Oui, toujours. Elle va fortbien – merci. »

Et ils demeurèrent côte à côte, le cœur agité, l’âme irritée.Tout à coup il déclara : « Ma chère Berthe, je viens de changerd’avis. Vous êtes ma femme, et je prétends que vous reveniezaujourd’hui sous mon toit. Je trouve que vous avez gagné en beautéet en caractère, et je vous reprends. Je suis votre mari, c’est mondroit. »

Elle fut stupéfaite, et le regarda dans les yeux pour y lire sapensée. Il avait un visage impassible, impénétrable et résolu.

Elle répondit : « Je suis bien fâchée, mais j’ai desengagements. »

Il sourit : « Tant pis pour vous. La loi me donne la force. J’enuserai. »

On arrivait à Marseille ; le train sifflait, ralentissantsa marche. La baronne se leva, roula ses couvertures avecassurance, puis se tournant vers son mari : « Mon cher Raymond,n’abusez pas d’un tête-à-tête que j’ai préparé. J’ai voulu prendreune précaution, suivant vos conseils, pour n’avoir rien à craindreni de vous ni du monde, quoi qu’il arrive. Vous allez à Nice,n’est-ce pas ?

– J’irai où vous irez.

– Pas du tout. Écoutez-moi, et je vous promets que vous melaisserez tranquille. Tout à l’heure, sur le quai de la gare, vousallez voir la princesse de Raynes et la comtesse Henriot quim’attendent avec leurs maris. J’ai voulu qu’on nous vît ensemble,vous et moi, et qu’on sût bien que nous avons passé la nuit seuls,dans ce coupé. Ne craignez rien. Ces dames le raconteront partout,tant la chose paraîtra surprenante.

» Je vous disais tout à l’heure que, suivant en tous points vosrecommandations, j’avais soigneusement gardé les apparences. Il n’apas été question du reste, n’est-ce pas. Eh bien, c’est pourcontinuer que j’ai tenu à cette rencontre. Vous m’avez ordonnéd’éviter avec soin le scandale, je l’évite, mon cher…, car j’aipeur…, j’ai peur… »

Elle attendit que le train fût complètement arrêté, et comme unebande d’amis s’élançait à sa portière et l’ouvrait, elle acheva:

« J’ai peur d’être enceinte. »

La princesse tendait les bras pour l’embrasser. La baronne luidit montrant le baron stupide d’étonnement et cherchant à devinerla vérité :

« Vous ne reconnaissez donc pas Raymond ? Il est bienchangé, en effet. Il a consenti à m’accompagner pour ne pas melaisser voyager seule. Nous faisons quelquefois des fugues commecela, en bons amis qui ne peuvent vivre ensemble. Nous allonsd’ailleurs nous quitter ici. Il a déjà assez de moi. »

Elle tendait sa main qu’il prit machinalement. Puis elle sautasur le quai au milieu de ceux qui l’attendaient.

Le baron ferma brusquement la portière, trop ému pour dire unmot ou pour prendre une résolution. Il entendait la voix de safemme et ses rires joyeux qui s’éloignaient.

Il ne l’a jamais revue.

Avait-elle menti ? Disait-elle vrai ? Il l’ignoratoujours.

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