Les soeurs Rondoli

Chapitre 5Mon oncle Sosthène

Mon oncle Sosthène était un libre penseur comme il en existebeaucoup, un libre penseur par bêtise. On est souvent religieux dela même façon. La vue d’un prêtre le jetait en des fureursinconcevables ; il lui montrait le poing, leur faisait descornes, et touchait du fer derrière son dos, ce qui indique déjàune croyance, la croyance au mauvais œil. Or, quand il s’agit decroyances irraisonnées, il faut les avoir toutes ou n’en pas avoirdu tout. Moi qui suis aussi libre penseur, c’est-à-dire un révoltécontre tous les dogmes que fit inventer la peur de la mort, je n’aipas de colère contre les temples, qu’ils soient catholiques,apostoliques, romains, protestants, russes, grecs, bouddhistes,juifs, musulmans. Et puis, moi, j’ai une façon de les considérer etde les expliquer. Un temple, c’est un hommage à l’inconnu. Plus lapensée s’élargit, plus l’inconnu diminue, plus les templess’écroulent. Mais, au lieu d’y mettre des encensoirs, j’y placeraisdes télescopes et des microscopes et des machines électriques.Voilà !

Mon oncle et moi nous différions sur presque tous les points. Ilétait patriote, moi je ne le suis pas, parce que le patriotisme,c’est encore une religion. C’est l’œuf des guerres.

Mon oncle était franc-maçon. Moi, je déclare les francs-maçonsplus bêtes que les vieilles dévotes. C’est mon opinion et je lasoutiens. Tant qu’à avoir une religion, l’ancienne mesuffirait.

Ces nigauds-là ne font qu’imiter les curés. Ils ont pour symboleun triangle au lieu d’une croix. Ils ont des églises qu’ilsappellent des Loges, avec un tas de cultes divers : le riteÉcossais, le rite Français, le Grand-Orient, une série debalivernes à crever de rire.

Puis, qu’est-ce qu’ils veulent ? Se secourir mutuellementen se chatouillant le fond de la main ? Je n’y vois pas demal. Ils ont mis en pratique le précepte chrétien : « Secourez-vousles uns les autres. » La seule différence consiste dans lechatouillement. Mais, est-ce la peine de faire tant de cérémoniespour prêter cent sous à un pauvre diable ? Les religieux, pourqui l’aumône et le secours sont un devoir et un métier, tracent entête de leurs épîtres trois lettres : J.M.J. Les francs-maçonsposent trois points en queue de leur nom. Dos à dos, compères.

Mon oncle me répondait : « Justement nous élevons religioncontre religion. Nous faisons de la libre pensée l’arme qui tuerale cléricalisme. La franc-maçonnerie est la citadelle où sontenrôlés tous les démolisseurs de divinités.

Je ripostais : « Mais, mon bon oncle (au fond je disais : «vieille moule »), c’est justement ce que je vous reproche. Au lieude détruire, vous organisez la concurrence : ça fait baisser lesprix, voilà tout. Et puis encore, si vous n’admettiez parmi vousque des libres penseurs, je comprendrais ; mais vous receveztout le monde. Vous avez des catholiques en masse, même des chefsdu parti. Pie IX fut des vôtres, avant d’être pape. Si vous appelezune Société ainsi composée une citadelle contre le cléricalisme, jela trouve faible, votre citadelle. »

Alors, mon oncle, clignant de l’œil, ajoutait : « Notrevéritable action, notre action la plus formidable a lieu enpolitique. Nous sapons, d’une façon continue et sûre, l’espritmonarchique. »

Cette fois j’éclatais. »Ah ! oui, vous êtes desmalins ! Si vous me dites que la franc-maçonnerie est uneusine à élections, je vous l’accorde ; qu’elle sert de machineà faire voter pour les candidats de toutes nuances, je ne le nieraijamais ; qu’elle n’a d’autre fonction que de berner le bonpeuple, de l’enrégimenter pour le faire aller à l’urne comme onenvoie au feu les soldats, je serai de votre avis ; qu’elleest utile, indispensable même à toutes les ambitions politiquesparce qu’elle change chacun de ses membres en agent électoral, jevous crierai : « C’est clair comme le soleil ! » Mais si vousme prétendez qu’elle sert à saper l’esprit monarchique, je vous risau nez.

« Considérez-moi un peu cette vaste et mystérieuse associationdémocratique, qui a eu pour grand maître, en France, le princeNapoléon sous l’Empire ; qui a pour grand maître, enAllemagne, le prince héritier ; en Russie le frère duczar ; dont font partie le roi Humbert et le prince deGalles ; et toutes les caboches couronnées du globe !»

Cette fois mon oncle me glissait dans l’oreille : « C’estvrai ; mais tous ces princes servent nos projets sans s’endouter.

– Et réciproquement, n’est-ce pas ? »

Et j’ajoutais en moi : « Tas de niais ! »

Et il fallait voir mon oncle Sosthène offrir à dîner à unfranc-maçon.

Ils se rencontraient d’abord et se touchaient les mains avec unair mystérieux tout à fait drôle, on voyait qu’ils se livraient àune série de pressions secrètes. Quand je voulais mettre mon oncleen fureur, je n’avais qu’à lui rappeler que les chiens aussi ontune manière toute franc-maçonnique de se reconnaître.

Puis mon oncle emmenait son ami dans les coins, comme pour luiconfier des choses considérables ; puis, à table, face à face,ils avaient une façon de se considérer, de croiser leurs regards,de boire avec un coup d’œil comme pour se répéter sans cesse : «Nous en sommes, hein ! »

Et penser qu’ils sont ainsi des millions sur la terre quis’amusent à ces simagrées ! J’aimerais encore mieux êtrejésuite.

Or il y avait dans notre ville un vieux jésuite qui était labête noire de mon oncle Sosthène. Chaque fois qu’il le rencontraitou seulement s’il l’apercevait de loin, il murmurait : « Crapule,va ! » Puis, me prenant le bras, il me confiait dans l’oreille: « Tu verras que ce gredin-là me fera du mal un jour ou l’autre.Je le sens. »

Mon oncle disait vrai. Et voici comment l’accident se produisitpar ma faute.

Nous approchions de la semaine sainte. Alors, mon oncle eutl’idée d’organiser un dîner gras pour le vendredi, mais un vraidîner, avec andouille et cervelas. Je résistai tant que jepus ; je disais : « Je ferai gras comme toujours ce jour-là,mais tout seul, chez moi. C’est idiot, votre manifestation.Pourquoi manifester ? En quoi cela vous gêne-t-il que des gensne mangent pas de viande ? »

Mais mon oncle tint bon. Il invita trois amis dans le premierrestaurant de la ville ; et comme c’était lui qui payait, jene refusai pas non plus de manifester.

Dès quatre heures, nous occupions une place en vue au caféPénélope, le mieux fréquenté, et mon oncle Sosthène, d’une voixforte, racontait notre menu.

À six heures, on se mit à table. À dix heures, on mangeaitencore et nous avions bu, à cinq, dix-huit bouteilles de vin fin,plus quatre de champagne. Alors mon oncle proposa ce qu’il appelaitla « tournée de l’archevêque ». On plaçait en ligne, devant soi,six petits verres qu’on remplissait avec des liqueursdifférentes ; puis il les fallait vider coup sur coup pendantqu’un des assistants comptait jusqu’à vingt. C’était stupide ;mais mon oncle Sosthène trouvait cela « de circonstance ».

À onze heures, il était gris comme un chantre. Il le fallutemporter en voiture et mettre au lit, et déjà on pouvait prévoirque sa manifestation anticléricale allait tourner en uneépouvantable indigestion.

Comme je rentrais à mon logis, gris moi-même, mais d’une ivressegaie, une idée machiavélique, et qui satisfaisait tous mesinstincts de scepticisme, me traversa la tête.

Je rajustai ma cravate, je pris un air désespéré, et j’allaisonner comme un furieux à la porte du vieux jésuite. Il étaitsourd ; il me fit attendre. Mais comme j’ébranlais toute lamaison à coups de pied, il parut enfin, en bonnet de coton, à safenêtre, et demanda : « Qu’est-ce qu’on me veut ? »

Je criai : « Vite, vite, mon révérend père, ouvrez-moi ;c’est un malade désespéré qui réclame votre saint ministère !»

Le pauvre bonhomme passa tout de suite un pantalon et descenditsans soutane. Je lui racontai d’une voix haletante, que mon oncle,le libre penseur, saisi soudain d’un malaise terrible qui faisaitprévoir une très grave maladie, avait été pris d’une grande peur dela mort, et qu’il désirait le voir, causer avec lui, écouter sesconseils, connaître mieux les croyances, se rapprocher de l’Église,et, sans doute, se confesser, puis communier, pour franchir, enpaix avec lui-même, le redoutable pas.

Et j’ajoutai d’un ton frondeur : « Il le désire, enfin. Si celane lui fait pas de bien cela ne lui fera toujours pas de mal. »

Le vieux jésuite, effaré, ravi, tout tremblant, me dit : «Attendez-moi une minute, mon enfant, je viens. » Mais j’ajoutai : «Pardon, mon révérend père, je ne vous accompagnerai pas, mesconvictions ne me le permettent point. J’ai même refusé de venirvous chercher ; aussi je vous prierai de ne pas avouer quevous m’avez vu, mais de vous dire prévenu de la maladie de mononcle par une espèce de révélation. »

Le bonhomme y consentit et s’en alla, d’un pas rapide, sonner àla porte de mon oncle Sosthène. La servante qui soignait le maladeouvrit bientôt et je vis la soutane noire disparaître dans cetteforteresse de la libre pensée.

Je me cachai sous une porte voisine pour attendre l’événement.Bien portant, mon oncle eût assommé le jésuite, mais je le savaisincapable de remuer un bras, et je me demandais avec une joiedélirante quelle invraisemblable scène allait se jouer entre cesdeux antagonistes ? Quelle lutte ? quelleexplication ? quelle stupéfaction ? quelbrouillamini ? et quel dénouement à cette situation sansissue, que l’indignation de mon oncle rendrait plus tragiqueencore !

Je riais tout seul à me tenir les côtes ; je me répétais àmi-voix : « Ah ! la bonne farce, la bonne farce ! »

Cependant il faisait froid, et je m’aperçus que le jésuiterestait bien longtemps. Je me disais : « Ils s’expliquent. »

Une heure passa, puis deux, puis trois. Le révérend père nesortait point. Qu’était-il arrivé ? Mon oncle était-il mort desaisissement en le voyant ? Ou bien avait-il tué l’homme ensoutane ? Ou bien s’étaient-ils entre-mangés ? Cettedernière supposition me sembla peu vraisemblable, mon oncle meparaissant en ce moment incapable d’absorber un gramme denourriture de plus. Le jour se leva.

Inquiet, et n’osant pas entrer à mon tour, je me rappelai qu’unde mes amis demeurait juste en face. J’allai chez lui ; je luidis la chose, qui l’étonna et le fit rire, et je m’embusquai à safenêtre.

À neuf heures, il prit ma place, et je dormis un peu. À deuxheures, je le remplaçai à mon tour. Nous étions démesurémenttroublés.

À six heures, le jésuite sortit d’un air pacifique et satisfait,et nous le vîmes s’éloigner d’un pas tranquille.

Alors honteux et timide, je sonnai à mon tour à la porte de mononcle. La servante parut. Je n’osai l’interroger et je montai, sansrien dire.

Mon oncle Sosthène, pâle, défait, abattu, l’œil morne, les brasinertes, gisait dans son lit. Une petite image de piété étaitpiquée au rideau avec une épingle.

On sentait fortement l’indigestion dans la chambre.

Je dis : « Eh bien, mon oncle, vous êtes couché ? Ça ne vadonc pas ? »

Il répondit d’une voix accablée : « Oh ! mon pauvre enfant,j’ai été bien malade, j’ai failli mourir.

– Comment ça, mon oncle ?

– Je ne sais pas ; c’est bien étonnant. Mais ce qu’il y ade plus étrange, c’est que le père jésuite qui sort d’ici, tu sais,ce brave homme que je ne pouvais souffrir, eh bien, il a eu unerévélation de mon état, et il est venu me trouver. »

Je fus pris d’un effroyable besoin de rire. « Ah !vraiment ?

– Oui, il est venu. Il a entendu une voix qui lui disait de selever et de venir parce que j’allais mourir. C’est une révélation.»

Je fis semblant d’éternuer pour ne pas éclater. J’avais envie deme rouler par terre.

Au bout d’une minute, je repris d’un ton indigné, malgré desfusées de gaieté : « Et vous l’avez reçu, mon oncle, vous ? unlibre penseur ? un franc-maçon ? Vous ne l’avez pas jetédehors ? »

Il parut confus, et balbutia : « Écoute donc, c’était siétonnant, si étonnant, si providentiel ! Et puis il m’a parléde mon père. Il a connu mon père autrefois.

– Votre père, mon oncle ?

– Oui, il paraît qu’il a connu mon père.

– Mais ce n’est pas une raison pour recevoir un jésuite.

– Je le sais bien, mais j’étais malade, si malade ! Et ilm’a soigné avec un grand dévouement toute la nuit. Il a étéparfait. C’est lui qui m’a sauvé. Ils sont un peu médecin, cesgens-là.

– Ah ! il vous a soigné toute la nuit. Mais vous m’avez dittout de suite qu’il sortait seulement d’ici.

– Oui, c’est vrai. Comme il s’était montré excellent à monégard, je l’ai gardé à déjeuner. Il a mangé là auprès de mon lit,sur une petite table, pendant que je prenais une tasse de thé.

– Et… il a fait gras ? »

Mon oncle eut un mouvement froissé, comme si je venais decommettre une grosse inconvenance, et il ajouta :

« Ne plaisante pas, Gaston, il y a des railleries déplacées. Cethomme m’a été en cette occasion plus dévoué qu’aucun parent ;j’entends qu’on respecte ses convictions. »

Cette fois, j’étais atterré ; je répondis néanmoins : «Très bien, mon oncle. Et après le déjeuner, qu’avez-vousfait ?

– Nous avons joué une partie de bésigue, puis il a dit sonbréviaire, pendant que je lisais un petit livre qu’il avait surlui, et qui n’est pas mal écrit du tout.

– Un livre pieux, mon oncle ?

– Oui et non, ou plutôt non, c’est l’histoire de leurs missionsdans l’Afrique centrale. C’est plutôt un livre de voyage etd’aventures. C’est très beau ce qu’ils ont fait là, ces hommes.»

Je commençais à trouver que ça tournait mal. Je me levai : «Allons, adieu, mon oncle, je vois que vous quittez lafranc-maçonnerie pour la religion. Vous êtes un renégat. »

Il fut encore un peu confus et murmura : « Mais la religion estune espèce de franc-maçonnerie. »

Je demandai : « Quand revient-il, votre jésuite ? » Mononcle balbutia : « Je… je ne sais pas, peut-être demain… ce n’estpas sûr. »

Et je sortis absolument abasourdi.

Elle a mal tourné, ma farce ! Mon oncle est convertiradicalement. Jusque-là, peu m’importait. Clérical ou franc-maçon,pour moi c’est bonnet blanc et blanc bonnet mais le pis, c’estqu’il vient de tester, oui de tester, et de me déshériter,monsieur, en faveur du père jésuite.

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