Les soeurs Rondoli

2.

Nous prîmes le Rapide un jeudi soir, le 26 juin. On ne va guèredans le Midi à cette époque ; nous étions seuls dans le wagon,et de mauvaise humeur tous les deux, ennuyés de quitter Paris,déplorant d’avoir cédé à cette idée de voyage, regrettant Marly sifrais, la Seine si belle, les berges si douces, les bonnes journéesde flâne dans une barque, les bonnes soirées de somnolence sur larive, en attendant la nuit qui tombe.

Paul se cala dans son coin, et déclara, dès que le train se futmis en route : « C’est stupide d’aller là-bas. »

Comme il était trop tard pour qu’il changeât d’avis, jerépliquai : « Il ne fallait pas venir. »

Il ne répondit point. Mais une envie de rire me prit en leregardant tant il avait l’air furieux. Il ressemble certainement àun écureuil. Chacun de nous d’ailleurs garde dans les traits, sousla ligne humaine, un type d’animal, comme la marque de sa raceprimitive. Combien de gens ont des gueules de bulldog, des têtes debouc, de lapin, de renard, de cheval, de bœuf ! Paul est unécureuil devenu homme. Il a les yeux vifs de cette bête, son poilroux, son nez pointu, son corps petit, fin, souple et remuant, etpuis une mystérieuse ressemblance dans l’allure générale. Quesais-je ? une similitude de gestes, de mouvements, de tenuequ’on dirait être du souvenir.

Enfin nous nous endormîmes tous les deux de ce sommeil bruissantde chemin de fer que coupent d’horribles crampes dans les bras etdans le cou et les arrêts brusques du train.

Le réveil eut lieu comme nous filions le long du Rhône. Etbientôt le cri continu des cigales entrant par la portière, ce criqui semble la voix de la terre chaude, le chant de la Provence,nous jeta dans la figure, dans la poitrine, dans l’âme la gaiesensation du Midi, la saveur du sol brûlé, de la patrie pierreuseet claire de l’olivier trapu au feuillage vert de gris.

Comme le train s’arrêtait encore, un employé se mit à courir lelong du convoi en lançant un Valence sonore, un vrai Valence avecl’accent, avec tout l’accent, un Valence enfin qui nous fit passerde nouveau dans le corps ce goût de Provence que nous avait déjàdonné la note grinçante des cigales.

Jusqu’à Marseille, rien de nouveau.

Nous descendîmes au buffet pour déjeuner.

Quand nous remontâmes dans notre wagon une femme y étaitinstallée.

Paul me jeta un coup d’œil ravi ; et, d’un geste machinal,il frisa sa courte moustache, puis, soulevant un peu sa coiffure,il glissa, comme un peigne, ses cinq doigts ouverts dans sescheveux fort dérangés par cette nuit de voyage. Puis il s’assit enface de l’inconnue.

Chaque fois que je me trouve, soit en route, soit dans le monde,devant un visage nouveau j’ai l’obsession de deviner quelle âme,quelle intelligence, quel caractère se cachent derrière cestraits.

C’était une jeune femme, toute jeune et jolie, une fille du Midiassurément. Elle avait des yeux superbes, d’admirables cheveuxnoirs, ondulés, un peu crêpelés, tellement touffus, vigoureux etlongs, qu’ils semblaient lourds, qu’ils donnaient rien qu’à lesvoir la sensation de leur poids sur la tête. Vêtue avec élégance etun certain mauvais goût méridional, elle semblait un peu commune.Les traits réguliers de sa face n’avaient point cette grâce, cefini des races élégantes, cette délicatesse légère que les filsd’aristocrates reçoivent en naissant et qui est comme la marquehéréditaire d’un sang moins épais.

Elle portait des bracelets trop larges pour être en or, desboucles d’oreilles ornées de pierres transparentes trop grossespour être des diamants ; et elle avait dans toute sa personneun je ne sais quoi de peuple. On devinait qu’elle devait parlertrop fort, crier en toute occasion avec des gestes exubérants.

Le train partit.

Elle demeurait immobile à sa place, les yeux fixés devant elledans une pose renfrognée de femme furieuse. Elle n’avait pas mêmejeté un regard sur nous.

Paul se mit à causer avec moi, disant des choses apprêtées pourproduire de l’effet, étalant une devanture de conversation pourattirer l’intérêt comme les marchands étalent en montre leursobjets de choix pour éveiller le désir.

Mais elle semblait ne pas entendre.

« Toulon ! dix minutes d’arrêt ! Buffet ! » crial’employé.

Paul me fit signe de descendre, et, sitôt sur le quai : «Dis-moi, qui ça peut bien être ? »

Je me mis à rire : « Je ne sais pas, moi. Ça m’est bien égal.»

Il était fort allumé : « Elle est rudement jolie et fraîche, lagaillarde ! Quels yeux ! Mais elle n’a pas l’air content.Elle doit avoir des embêtements ; elle ne fait attention àrien. »

Je murmurai : « Tu perds tes frais. »

Mais il se fâcha : « Je ne fais pas de frais, mon cher ; jetrouve cette femme très jolie, voilà tout. Si on pouvait luiparler ! Mais que lui dire ? Voyons, tu n’as pas uneidée, toi ? Tu ne soupçonnes pas qui ça peut être ?

– Ma foi, non. Cependant je pencherais pour une cabotine quirejoint sa troupe après une fuite amoureuse. »

Il eut l’air froissé, comme si je lui avais dit quelque chose deblessant, et il reprit : « À quoi vois-tu ça ? Moi je luitrouve au contraire l’air très comme il faut. »

Je répondis : « Regarde les bracelets, mon cher, et les bouclesd’oreilles, et la toilette. Je ne serais pas étonné non plus que cefût une danseuse, ou peut-être même une écuyère, mais plutôt unedanseuse. Elle a dans toute sa personne quelque chose qui sent lethéâtre. »

Cette idée le gênait décidément : « Elle est trop jeune, moncher, elle a à peine vingt ans.

– Mais, mon bon, il y a bien des choses qu’on peut faire avantvingt ans, la danse et la déclamation sont de celles-là, sanscompter d’autres encore qu’elle pratique peut-être uniquement.

– Les voyageurs pour l’express de Nice, Vintimille, envoiture ! » criait l’employé.

Il fallait remonter. Notre voisine mangeait une orange.Décidément elle n’était pas d’allure distinguée. Elle avait ouvertson mouchoir sur ses genoux ; et sa manière d’arracher la peaudorée, d’ouvrir la bouche pour saisir les quartiers entre seslèvres, de cracher les pépins par la portière révélait toute uneéducation commune d’habitudes et de gestes.

Elle semblait d’ailleurs plus grinchue que jamais, et elleavalait rapidement son fruit avec un air de fureur tout à faitdrôle.

Paul la dévorait du regard, cherchant ce qu’il fallait fairepour éveiller son attention, pour remuer sa curiosité. Et il seremit à causer avec moi, donnant jour à une procession d’idéesdistinguées, citant familièrement des noms connus. Elle ne prenaitnullement garde à ses efforts.

On passa Fréjus, Saint-Raphaël. Le train courait dans ce jardin,dans ce paradis des roses, dans ce bois d’orangers et decitronniers épanouis qui portent en même temps leurs bouquetsblancs et leurs fruits d’or, dans ce royaume des parfums, danscette patrie des fleurs, sur ce rivage admirable qui va deMarseille à Gênes.

C’est en juin qu’il faut suivre cette côte où poussent, libres,sauvages, par les étroits vallons, sur les pentes des collines,toutes les fleurs les plus belles. Et toujours on revoit des roses,des champs, des plaines, des haies, des bosquets de roses. Ellesgrimpent aux murs, s’ouvrent sur les toits, escaladent les arbres,éclatent dans les feuillages, blanches, rouges, jaunes, petites ouénormes, maigres, avec une robe unie et simple, ou charnues, enlourde et brillante toilette.

Et leur souffle puissant, leur souffle continu épaissit l’air,le rend savoureux et alanguissant. Et la senteur plus pénétranteencore des orangers ouverts semble sucrer ce qu’on respire, enfaire une friandise pour l’odorat.

La grande côte aux rochers bruns s’étend baignée par laMéditerranée immobile. Le pesant soleil d’été tombe en nappe de feusur les montagnes, sur les longues berges de sable, sur la mer d’unbleu dur et figé. Le train va toujours, entre dans les tunnels pourtraverser les caps, glisse sur les ondulations des collines, passeau-dessus de l’eau sur des corniches droites comme des murs ;et une douce, une vague odeur salée, une odeur d’algues qui sèchentse mêle parfois à la grande et troublante odeur des fleurs.

Mais Paul ne voyait rien, ne regardait rien, ne sentait rien. Lavoyageuse avait pris toute son attention.

À Cannes, ayant encore à me parler, il me fit signe de descendrede nouveau.

À peine sortis du wagon, il me prit le bras.

« Tu sais qu’elle est ravissante. Regarde ses yeux. Et sescheveux, mon cher, je n’en ai jamais vu de pareils ! »

Je lui dis : « Allons, calme-toi ; ou bien, attaque si tuas des intentions. Elle ne m’a pas l’air imprenable, bien qu’elleparaisse un peu grognon. »

Il reprit : « Est-ce que tu ne pourrais pas lui parler,toi ? Moi, je ne trouve rien. Je suis d’une timidité stupideau début. Je n’ai jamais su aborder une femme dans la rue. Je lessuis, je tourne autour, je m’approche, et jamais je ne découvre laphrase nécessaire. Une seule fois j’ai fait une tentative deconversation. Comme je voyais de la façon la plus évidente qu’onattendait mes ouvertures, et comme il fallait absolument direquelque chose, je balbutiai : « Vous allez bien, madame ? Elleme rit au nez, et je me suis sauvé. »

Je promis à Paul d’employer toute mon adresse pour amener uneconversation, et, lorsque nous eûmes repris nos places, je demandaigracieusement à notre voisine : « Est-ce que la fumée de tabac vousgêne, madame ? »

Elle répondit : « Non capisco. »

C’était une Italienne ! Une folle envie de rire me saisit.Paul ne sachant pas un mot de cette langue, je devais lui servird’interprète. J’allais commencer mon rôle. Je prononçai, alors, enitalien :

« Je vous demandais, madame, si la fumée du tabac vous gêne lemoins du monde ? »

Elle me jeta d’un air furieux : « Che mi fa ! »

Elle n’avait pas tourné la tête ni levé les yeux sur moi, et jedemeurai fort perplexe, ne sachant si je devais prendre ce «qu’est-ce que ça me fait ? » pour une autorisation, pour unrefus, pour une vraie marque d’indifférence ou pour un simple : «Laissez-moi tranquille. »

Je repris : « Madame, si l’odeur vous gêne le moins dumonde ?… »

Elle répondit alors : « mica » avec une intonation quiéquivalait à : « Fichez-moi la paix ! » C’était cependant unepermission, et je dis à Paul : « Tu peux fumer. » Il me regardaitavec ces yeux étonnés qu’on a quand on cherche à comprendre desgens qui parlent devant vous une langue étrangère. Et il demandad’un air tout à fait drôle :

« Qu’est-ce que tu lui as dit ?

– Je lui ai demandé si nous pouvions fumer ?

– Elle ne sait donc pas le français ?

– Pas un mot.

– Qu’a-t-elle répondu ?

– Qu’elle nous autorisait à faire tout ce qui nous plairait.»

Et j’allumai mon cigare.

Paul reprit : « C’est tout ce qu’elle a dit ?

– Mon cher, si tu avais compté ses paroles, tu aurais remarquéqu’elle en a prononcé juste six, dont deux pour me faire comprendrequ’elle n’entendait pas le français. Il en reste donc quatre. Or,en quatre mots, on ne peut vraiment exprimer une quantité dechoses. »

Paul semblait tout à fait malheureux, désappointé,désorienté.

Mais soudain l’Italienne me demanda de ce même ton mécontent quilui paraissait naturel : « Savez-vous à quelle heure nousarriverons à Gênes ? »

Je répondis : « À onze heures du soir, madame. » Puis, après uneminute de silence, je repris : « Nous allons également à Gênes, monami et moi, et si nous pouvions, pendant le trajet, vous être bonsà quelque chose, croyez que nous en serions très heureux. »

Comme elle ne répondait pas, j’insistai : « Vous êtes seule, etsi vous aviez besoin de nos services… » Elle articula un nouveau «mica » si dur que je me tus brusquement.

Paul demanda :

« Qu’est-ce qu’elle a dit ?

– Elle a dit qu’elle te trouvait charmant. »

Mais il n’était pas en humeur de plaisanterie ; et il mepria sèchement de ne point me moquer de lui. Alors, je traduisis etla question de la jeune femme et ma proposition galante sivertement repoussée.

Il était vraiment agité comme un écureuil en cage. Il dit : « Sinous pouvions savoir à quel hôtel elle descend, nous irions aumême. Tâche donc de l’interroger adroitement, de faire naître unenouvelle occasion de lui parler. »

Ce n’était vraiment pas facile et je ne savais qu’inventer,désireux moi-même de faire connaissance avec cette personnedifficile.

On passa Nice, Monaco, Menton, et le train s’arrêta à lafrontière pour la visite des bagages.

Bien que j’aie en horreur les gens mal élevés qui déjeunent etdînent dans les wagons, j’allai acheter tout un chargement deprovisions pour tenter un effort suprême sur la gourmandise denotre compagne. Je sentais bien que cette fille-là devait être, entemps ordinaire, d’abord aisé. Une contrariété quelconque larendait irritable, mais il suffisait peut-être d’un rien, d’uneenvie éveillée, d’un mot, d’une offre bien faite pour la dérider,la décider et la conquérir.

On repartit. Nous étions toujours seuls tous les trois. J’étalaimes vivres sur la banquette, je découpai le poulet, je disposaiélégamment les tranches de jambon sur un papier, puis j’arrangeaiavec soin tout près de la jeune femme notre dessert : fraises,prunes, cerises, gâteaux et sucreries.

Quand elle vit que nous nous mettions à manger, elle tira à sontour d’un petit sac un morceau de chocolat et deux croissants etelle commença à croquer de ses belles dents aiguës le paincroustillant et la tablette.

Paul me dit à demi-voix :

« Invite-la donc !

– C’est bien mon intention, mon cher, mais le début n’est pasfacile. »

Cependant elle regardait parfois du côté de nos provisions et jesentis bien qu’elle aurait encore faim une fois finis ses deuxcroissants. Je la laissai donc terminer son dîner frugal. Puis jelui demandai.

« Vous seriez tout à fait gracieuse, madame, si vous vouliezaccepter un de ces fruits ? »

Elle répondit encore : « mica ! » mais d’une voix moinsméchante que dans le jour, et j’insistai : « Alors, voulez-vous mepermettre de vous offrir un peu de vin ? Je vois que vousn’avez rien bu. C’est du vin de votre pays, du vin d’Italie, etpuisque nous sommes maintenant chez vous, il nous serait fortagréable de voir une jolie bouche italienne accepter l’offre desFrançais, ses voisins. »

Elle faisait « non » de la tête, doucement, avec la volonté derefuser, et avec le désir d’accepter, et elle prononça encore «mica » mais un « mica » presque poli. Je pris la petite bouteillevêtue de paille à la mode italienne ; j’emplis un verre et jele lui présentai.

« Buvez, lui dis-je, ce sera notre bienvenue dans votre patrie.»

Elle prit le verre d’un air mécontent et le vida d’un seultrait, en femme que la soif torture, puis elle me le rendit sansdire merci.

Alors, je lui présentai les cerises : « Prenez, madame, je vousen prie. Vous voyez bien que vous nous faites grand plaisir. »

Elle regardait de son coin tous les fruits étalés à côté d’elleet elle prononça si vite que j’avais grand’peine à entendre : « Ame non piacciono ne le ciliegie ne le susine ; amo soltanto lefragole.

– Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Paul aussitôt.

– Elle dit qu’elle n’aime ni les cerises ni les prunes, maisseulement les fraises. »

Et je posai sur ses genoux le journal plein de fraises des bois.Elle se mit aussitôt à les manger très vite, les saisissant du boutdes doigts et les lançant, d’un peu loin, dans sa bouche quis’ouvrait pour les recevoir d’une façon coquette et charmante.

Quand elle eut achevé le petit tas rouge que nous avions vu enquelques minutes diminuer, fondre, disparaître sous le mouvementvif de ses mains, je lui demandai : « Et maintenant, qu’est-ce queje peux vous offrir ? »

Elle répondit : « Je veux bien un peu de poulet. »

Et elle dévora certes la moitié de la volaille qu’elle dépeçaità grands coups de mâchoire avec des allures de carnivore. Puis ellese décida à prendre des cerises, qu’elle n’aimait pas, puis desprunes, puis des gâteaux, puis elle dit : « C’est assez », et ellese blottit dans son coin.

Je commençais à m’amuser beaucoup et je voulus la faire mangerencore, multipliant pour la décider les compliments et les offres.Mais elle redevint tout à coup furieuse et me jeta par la figure un« mica » répété si terrible que je ne me hasardai plus à troublersa digestion.

Je me tournai vers mon ami : « Mon pauvre Paul, je crois quenous en sommes pour nos frais. »

La nuit venait, une chaude nuit d’été qui descendait lentement,étendait ses ombres tièdes sur la terre brûlante et lasse. Au loin,de place en place, par la mer, des feux s’allumaient sur les caps,au sommet des promontoires, et des étoiles aussi commençaient àparaître à l’horizon obscurci, et je les confondais parfois avecles phares.

Le parfum des orangers devenait plus pénétrant ; on lerespirait avec ivresse, en élargissant les poumons pour le boireprofondément. Quelque chose de doux, de délicieux, de divinsemblait flotter dans l’air embaumé.

Et tout d’un coup, j’aperçus sous les arbres, le long de lavoie, dans l’ombre toute noire maintenant, quelque chose comme unepluie d’étoiles. On eût dit des gouttes de lumière sautillant,voletant, jouant et courant dans les feuilles, des petits astrestombés du ciel pour faire une partie sur la terre. C’étaient deslucioles, ces mouches ardentes dansant dans l’air parfumé unétrange ballet de feu.

Une d’elles, par hasard, entra dans notre wagon et se mit àvagabonder jetant sa lueur intermittente, éteinte aussitôtqu’allumée. Je couvris de son voile bleu notre quinquet et jeregardais la mouche fantastique aller, venir, selon les caprices deson vol enflammé. Elle se posa, tout à coup, dans les cheveux noirsde notre voisine assoupie après dîner. Et Paul demeurait en extase,les yeux fixés sur ce point brillant qui scintillait comme un bijouvivant sur le front de la femme endormie.

L’Italienne se réveilla vers dix heures trois quarts, portanttoujours dans sa coiffure la petite bête allumée. Je dis, en lavoyant remuer : « Nous arrivons à Gênes, madame. » Elle murmura,sans me répondre, comme obsédée par une pensée fixe et gênante : «Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? »

Puis, tout d’un coup, elle me demanda :

« Voulez-vous que je vienne avec vous ? »

Je demeurai tellement stupéfait que je ne comprenais pas.

« Comment, avec nous ? Que voulez-vous dire ? »

Elle répéta, d’un air de plus en plus furieux :

« Voulez-vous que j’aille avec vous tout de suite ?

– Je veux bien, moi ; mais où désirez-vous aller ? Oùvoulez-vous que je vous conduise ? »

Elle haussa les épaules avec une indifférence souveraine.

« Où vous voudrez ! Ça m’est égal. »

Elle répéta deux fois : « Che mi fa ? »

« Mais, c’est que nous allons à l’hôtel ! »

Elle dit du ton le plus méprisant : « Eh bien ! allons àl’hôtel. »

Je me tournai vers Paul, et je prononçai :

« Elle demande si nous voulons qu’elle vienne avec nous. »

La surprise affolée de mon ami me fit reprendre mon sang-froid.Il balbutia :

« Avec nous ? Où ça ? Pourquoi ?Comment ?

– Je n’en sais rien, moi ! Elle vient de me faire cetteétrange proposition du ton le plus irrité. J’ai répondu que nousallions à l’hôtel ; elle a répliqué : « Eh bien, allons àl’hôtel ! » Elle ne doit pas avoir le sou. C’est égal, elle aune singulière manière de faire connaissance. »

Paul, agité et frémissant, s’écria : « Mais certes oui, je veuxbien, dis-lui que nous l’emmenons où il lui plaira. » Puis ilhésita une seconde et reprit d’une voix inquiète : « Seulement ilfaudra savoir avec qui elle vient ? Est-ce avec toi ou avecmoi ? »

Je me tournai vers l’Italienne qui ne semblait même pas nousécouter, retombée dans sa complète insouciance et je lui dis : «Nous serons très heureux, madame, de vous emmener avec nous.Seulement mon ami désirerait savoir si c’est mon bras ou le sienque vous voulez prendre comme appui ? »

Elle ouvrit sur moi ses grands yeux noirs et répondit avec unevague surprise : « Che mi fa ? »

Je m’expliquai : « On appelle en Italie, je crois, l’ami quiprend soin de tous les désirs d’une femme, qui s’occupe de toutesses volontés et satisfait tous ses caprices, un patito. Lequel denous deux voulez-vous pour votre patito ? »

Elle répondit sans hésiter : « Vous ! »

Je me retournai vers Paul : « C’est moi qu’elle choisit, moncher, tu n’as pas de chance. »

Il déclara, d’un air rageur : « Tant mieux pour toi. »

Puis, après avoir réfléchi quelques minutes : « Est-ce que tutiens à emmener cette grue-là ? Elle va nous faire rater notrevoyage. Que veux-tu que nous fassions de cette femme qui a l’air deje ne sais quoi ? On ne va seulement pas nous recevoir dans unhôtel comme il faut ! »

Mais je commençais justement à trouver l’Italienne beaucoupmieux que je ne l’avais jugée d’abord, et je tenais, oui, je tenaisà l’emmener maintenant. J’étais même ravi de cette pensée, et jesentais déjà ces petits frissons d’attente que la perspective d’unenuit d’amour vous fait passer dans les veines.

Je répondis : « Mon cher, nous avons accepté. Il est trop tardpour reculer. Tu as été le premier à me conseiller de répondre :Oui. »

Il grommela : « C’est stupide ! Enfin, fais comme tuvoudras. »

Le train sifflait, ralentissait ; on arriva.

Je descendis du wagon, puis je tendis la main à ma nouvellecompagne. Elle sauta lestement à terre, et je lui offris mon brasqu’elle eut l’air de prendre avec répugnance. Une fois les bagagesreconnus et réclamés, nous voilà partis à travers la ville. Paulmarchait en silence, d’un pas nerveux.

Je lui dis : « Dans quel hôtel allons-nous descendre ? Ilest peut-être difficile d’aller à la Cité de Paris avec une femme,surtout avec cette Italienne. »

Paul m’interrompit : « Oui avec une Italienne qui a plutôt l’aird’une fille que d’une duchesse. Enfin, cela ne me regarde pas. Agisà ton gré ! »

Je demeurais perplexe. J’avais écrit à la Cité de Paris pourretenir notre appartement, et maintenant… je ne savais plus à quoime décider.

Deux commissionnaires nous suivaient avec les malles. Je repris: « Tu devrais bien aller en avant. Tu dirais que nous arrivons. Tulaisserais, en outre, entendre au patron que je suis avec une…amie, et que nous désirons un appartement tout à fait séparé pournous trois, afin de ne pas nous mêler aux autres voyageurs. Ilcomprendra, et nous nous déciderons d’après sa réponse.

Mais Paul grommela : « Merci, ces commissions et ce rôle ne mevont guère. Je ne suis pas venu ici pour préparer tes appartementset tes plaisirs. »

Mais j’insistai : « Voyons, mon cher, ne te fâche pas. Il vautmieux assurément descendre dans un bon hôtel que dans un mauvais,et ce n’est pas bien difficile d’aller demander au patron troischambres séparées, avec salle à manger.

J’appuyai sur trois, ce qui le décida.

Il prit donc les devants et je le vis entrer sous la grandeporte d’un bel hôtel pendant que je demeurais de l’autre côté de larue, traînant mon Italienne muette, et suivi pas à pas par lesporteurs de colis.

Paul enfin revint, avec un visage aussi maussade que celui de macompagne : « C’est fait, dit-il, on nous accepte ; mais il n’ya que deux chambres. Tu t’arrangeras comme tu pourras.

Et je le suivis, honteux d’entrer en cette compagniesuspecte.

Nous avions deux chambres en effet, séparées par un petit salon.Je priai qu’on nous apportât un souper froid, puis je me tournai,un peu perplexe, vers l’Italienne.

« Nous n’avons pu nous procurer que deux chambres, madame, vouschoisirez celle que vous voudrez. »

Elle répondit par un éternel : « Che mi fa ? » Alors jepris, par terre, sa petite caisse de bois noir, une vraie malle dedomestique, et je la portai dans l’appartement de droite que jechoisis pour elle… pour nous. Une main française avait écrit sur uncarré de papier collé : « Mademoiselle Francesca Rondoli, Gênes.»

Je demandai : « Vous vous appelez Francesca ? »

Elle fit « oui » de la tête, sans répondre.

Je repris : « Nous allons souper tout à l’heure. En attendant,vous avez peut-être envie de faire votre toilette ? »

Elle répondit par un « mica », mot aussi fréquent dans sa boucheque le « che mi fa ». J’insistai : « Après un voyage en chemin defer, il est si agréable de se nettoyer. »

Puis je pensai qu’elle n’avait peut-être pas les objetsindispensables à une femme, car elle me paraissait assurément dansune situation singulière, comme au sortir de quelque aventuredésagréable, et j’apportai mon nécessaire.

J’atteignis tous les petits instruments de propreté qu’ilcontenait : une brosse à ongles, une brosse à dents neuve – carj’en emporte toujours avec moi un assortiment – mes ciseaux, meslimes, des éponges. Je débouchai un flacon d’eau de Cologne, unflacon d’eau de lavande ambrée, un petit flacon de new mown hay,pour lui laisser le choix. J’ouvris ma boîte à poudre de riz oùbaignait la houppe légère. Je plaçai une de mes serviettes fines àcheval sur le pot à eau et je posai un savon vierge auprès de lacuvette.

Elle suivait mes mouvements de son œil large et fâché, sansparaître étonnée ni satisfaite de mes soins.

Je lui dis : « Voilà tout ce qu’il vous faut, je vouspréviendrai quand le souper sera prêt. »

Et je rentrai dans le salon. Paul avait pris possession del’autre chambre et s’était enfermé dedans, je restai donc seul àattendre.

Un garçon allait et venait, apportant les assiettes, les verres.Il mit la table lentement, puis posa dessus un poulet froid etm’annonça que j’étais servi.

Je frappai doucement à la porte de Mlle Rondoli. Elle cria : «Entrez. » J’entrai. Une suffocante odeur de parfumerie me saisit,cette odeur violente, épaisse, des boutiques de coiffeur.

L’Italienne était assise sur sa malle dans une pose de songeusemécontente ou de bonne renvoyée. J’appréciai d’un coup d’œil cequ’elle entendait par faire sa toilette. La serviette était restéepliée sur le pot à eau toujours plein. Le savon intact et secdemeurait auprès de la cuvette vide ; mais on eût dit que lajeune femme avait bu la moitié des flacons d’essence. L’eau deCologne cependant avait été ménagée ; il ne manquait environqu’un tiers de la bouteille ; elle avait fait, parcompensation, une surprenante consommation d’eau de lavande ambréeet de new mown hay. Un nuage de poudre de riz, un vague brouillardblanc semblait encore flotter dans l’air, tant elle s’en étaitbarbouillé le visage et le cou. Elle en portait une sorte de neigedans les cils, dans les sourcils et sur les tempes, tandis que sesjoues en étaient plâtrées et qu’on en voyait des couches profondesdans tous les creux de son visage, sur les ailes du nez, dans lafossette du menton, aux coins des yeux.

Quand elle se leva, elle répandit une odeur si violente quej’eus une sensation de migraine.

Et on se mit à table pour souper. Paul était devenu d’une humeurexécrable. Je n’en pouvais tirer que des paroles de blâme, desappréciations irritées ou des compliments désagréables.

Mlle Francesca mangeait comme un gouffre. Dès qu’elle eut achevéson repas, elle s’assoupit sur le canapé. Cependant, je voyaisvenir avec inquiétude l’heure décisive de la répartition deslogements. Je me résolus à brusquer les choses, et m’asseyantauprès de l’Italienne, je lui baisai la main avec galanterie.

Elle entr’ouvrit ses yeux fatigués, me jeta entre ses paupièressoulevées un regard endormi et toujours mécontent.

Je lui dis : « Puisque nous n’avons que deux chambres,voulez-vous me permettre d’aller avec vous dans la vôtre ?»

Elle répondit : « Faites comme vous voudrez. Ça m’est égal. Chemi fa ? »

Cette indifférence me blessa : « Alors, ça ne vous est pasdésagréable que j’aille avec vous ?

– Ça m’est égal, faites comme vous voudrez.

– Voulez-vous vous coucher tout de suite ?

– Oui, je veux bien ; j’ai sommeil »

Elle se leva, bâilla, tendit la main à Paul qui la prit d’un airfurieux, et je l’éclairai dans notre appartement.

Mais une inquiétude me hantait : « Voici, lui dis-je de nouveau,tout ce qu’il vous faut. »

Et j’eus soin de verser moi-même la moitié du pot à eau dans lacuvette et de placer la serviette près du savon.

Puis je retournai vers Paul. Il déclara dès que je fus rentré :« Tu as amené là un joli chameau ! » Je répliquai en riant : «Mon cher, ne dis pas de mal des raisins trop verts. »

Il reprit, avec une méchanceté sournoise : « Tu verras s’il t’encuira, mon bon. »

Je tressaillis, et cette peur harcelante qui nous poursuit aprèsles amours suspectes, cette peur qui nous gâte les rencontrescharmantes, les caresses imprévues, tous les baisers cueillis àl’aventure, me saisit. Je fis le brave cependant : « Allons donc,cette fille-là n’est pas une rouleuse. »

Mais il me tenait le gredin ! Il avait vu sur mon visagepasser l’ombre de mon inquiétude :

Avec ça que tu la connais ! Je te trouve surprenant !Tu cueilles dans un wagon une Italienne qui voyage seule ;elle t’offre avec un cynisme vraiment singulier d’aller coucheravec toi dans le premier hôtel venu. Tu l’emmènes. Et tu prétendsque ce n’est pas une fille ! Et tu te persuades que tu necours pas plus de danger ce soir que si tu allais passer la nuitdans le lit d’une… d’une femme atteinte de la petite vérole.

Et il riait de son rire mauvais et vexé. Je m’assis, torturéd’angoisse. Qu’allais-je faire ? Car il avait raison. Et uncombat terrible se livrait en moi entre la crainte et le désir.

Il reprit : « Fais ce que tu voudras, je t’aurai prévenu ;tu ne te plaindras point des suites. »

Mais je vis dans son œil une gaieté si ironique, un tel plaisirde vengeance ; il se moquait si gaillardement de moi que jen’hésitai plus. Je lui tendis la main. »Bonsoir, lui dis-je.

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

Et ma foi, mon cher, la victoire vaut le danger. »

Et j’entrai d’un pas ferme dans la chambre de Francesca.

Je demeurai sur la porte, surpris, émerveillé. Elle dormaitdéjà, toute nue, sur le lit. Le sommeil l’avait surprise comme ellevenait de se dévêtir ; et elle reposait dans la pose charmantede la grande femme du Titien.

Elle semblait s’être couchée par lassitude, pour ôter ses bas,car ils étaient restés sur le drap ; puis elle avait pensé àquelque chose, sans doute à quelque chose d’agréable, car elleavait attendu un peu avant de se relever, pour laisser s’achever sarêverie, puis, fermant doucement les yeux, elle avait perduconnaissance. Une chemise de nuit, brodée au col, achetée toutefaite dans un magasin de confection, luxe de débutante, gisait surune chaise.

Elle était charmante, jeune, ferme et fraîche.

Quoi de plus joli qu’une femme endormie ? Ce corps, donttous les contours sont doux, dont toutes les courbes séduisent,dont toutes les molles saillies troublent le cœur, semble fait pourl’immobilité du lit. Cette ligne onduleuse qui se creuse au flanc,se soulève à la hanche, puis descend la pente légère et gracieusede la jambe pour finir si coquettement au bout du pied ne sedessine vraiment avec tout son charme exquis qu’allongée sur lesdraps d’une couche.

J’allais oublier, en une seconde, les conseils prudents de moncamarade ; mais, soudain, m’étant tourné vers la toilette, jevis toutes choses dans l’état où je les avais laissées ; et jem’assis, tout à fait anxieux, torturé par l’irrésolution.

Certes, je suis resté là longtemps, fort longtemps, une heurepeut-être, sans me décider à rien, ni à l’audace ni à la fuite. Laretraite d’ailleurs m’était impossible, et il me fallait soitpasser la nuit sur un siège, soit me coucher à mon tour, à mesrisques et périls.

Quant à dormir ici ou là, je n’y devais pas songer, j’avais latête trop agitée et les yeux trop occupés.

Je remuais sans cesse, vibrant, enfiévré, mal à l’aise, énervé àl’excès. Puis je me fis un raisonnement de capitulard : « Ça nem’engage à rien de me coucher. Je serai toujours mieux, pour mereposer, sur un matelas que sur une chaise. »

Et je me déshabillai lentement ; puis passant par-dessus ladormeuse, je m’étendis contre la muraille, en offrant le dos à latentation.

Et je demeurai encore longtemps, fort longtemps sans dormir.

Mais, tout à coup, ma voisine se réveilla. Elle ouvrit des yeuxétonnés et toujours mécontents, puis s’étant aperçue qu’elle étaitnue, elle se leva et passa tranquillement sa chemise de nuit, avecautant d’indifférence que si je n’avais pas été là.

Alors… ma foi… je profitai de la circonstance, sans qu’elleparût d’ailleurs s’en soucier le moins du monde. Et elle serendormit placidement, la tête posée sur son bras droit.

Et je me mis à méditer sur l’imprudence et la faiblessehumaines. Puis je m’assoupis enfin.

Elle s’habilla de bonne heure, en femme habituée aux travaux dumatin. Le mouvement qu’elle fit en se levant m’éveilla ; et jela guettai entre mes paupières à demi closes.

Elle allait, venait, sans se presser, comme étonnée de n’avoirrien à faire. Puis elle se décida à se rapprocher de la table detoilette et elle vida, en une minute, tout ce qui restait deparfums dans mes flacons. Elle usa aussi de l’eau, il est vrai,mais peu.

Puis quand elle se fut complètement vêtue, elle se rassit sur samalle, et, un genou dans ses mains, elle demeura songeuse.

Je fis alors semblant de l’apercevoir, et je dis : « Bonjour,Francesca. »

Elle grommela, sans paraître plus gracieuse que la veille : «Bonjour. »

Je demandai : « Avez-vous bien dormi ? »

Elle fit oui de la tête sans répondre ; et sautant à terre,je m’avançai pour l’embrasser.

Elle me tendit son visage d’un mouvement ennuyé d’enfant qu’oncaresse malgré lui. Je la pris alors tendrement dans mes bras (levin étant tiré, j’eusse été bien sot de n’en plus boire) et jeposai lentement mes lèvres sur ses grands yeux fâchés qu’ellefermait, avec ennui, sous mes baisers, sur ses joues claires, surses lèvres charnues qu’elle détournait.

Je lui dis : « Vous n’aimez donc pas qu’on vous embrasse ?»

Elle répondit : « Mica. »

Je m’assis sur la malle à côté d’elle, et passant mon bras sousle sien : « Mica ! mica ! mica ! pour tout. Je nevous appellerai plus que mademoiselle Mica. »

Pour la première fois, je crus voir sur sa bouche une ombre desourire, mais il passa si vite que j’ai bien pu me tromper.

« Mais si vous répondez toujours « mica » je ne saurai plus quoitenter pour vous plaire. Voyons, aujourd’hui, qu’est-ce que nousallons faire ? »

Elle hésita comme si une apparence de désir eût traversé satête, puis elle prononça nonchalamment : « Ça m’est égal, ce quevous voudrez.

– Eh bien, mademoiselle Mica, nous prendrons une voiture et nousirons nous promener. »

Elle murmura : « Comme vous voudrez. »

Paul nous attendait dans la salle à manger avec la mine ennuyéedes tiers dans les affaires d’amour. J’affectai une figure ravie etje lui serrai la main avec une énergie pleine d’aveuxtriomphants.

Il demanda : « Qu’est-ce que tu comptes faire ? »

Je répondis : « Mais nous allons d’abord parcourir un peu laville, puis nous pourrons prendre une voiture pour voir quelquecoin des environs. »

Le déjeuner fut silencieux, puis on partit par les rues, pour lavisite des musées. Je traînai à mon bras Francesca de palais enpalais. Nous parcourûmes le palais Spinola, le palais Doria, lepalais Marcello Durazzo, le palais Rouge et le palais Blanc. Ellene regardait rien ou bien levait parfois sur les chefs-d’œuvre sonœil las et nonchalant. Paul exaspéré nous suivait en grommelant deschoses désagréables. Puis une voiture nous promena par la campagne,muets tous les trois.

Puis on rentra pour dîner.

Et le lendemain ce fut la même chose, et le lendemainencore.

Paul, le troisième jour, me dit : « Tu sais, je te lâche, moi,je ne vais pas rester trois semaines à te regarder faire l’amouravec cette grue-là ! »

Je demeurai fort perplexe, fort gêné, car, à ma grande surprise,je m’étais attaché à Francesca d’une façon singulière. L’homme estfaible et bête, entraînable pour un rien, et lâche toutes les foisque ses sens sont excités ou domptés. Je tenais à cette fille queje ne connaissais point, à cette fille taciturne et toujoursmécontente. J’aimais sa figure grogneuse, la moue de sa bouche,l’ennui de son regard ; j’aimais ses gestes fatigués, sesconsentements méprisants, jusqu’à l’indifférence de sa caresse. Unlien secret, ce lien mystérieux de l’amour bestial, cette attachesecrète de la possession qui ne rassasie pas, me retenait prèsd’elle. Je le dis à Paul, tout franchement. Il me traitad’imbécile, puis me dit : « Eh bien, emmène-la. »

Mais elle refusa obstinément de quitter Gênes sans vouloirexpliquer pourquoi. J’employai les prières, les raisonnements, lespromesses ; rien n’y fit.

Et je restai.

Paul déclara qu’il allait partir tout seul. Il fit même samalle, mais il resta également.

Et quinze jours se passèrent encore.

Francesca, toujours silencieuse et d’humeur irritée, vivait àmon côté plutôt qu’avec moi, répondant à tous mes désirs, à toutesmes demandes, à toutes mes propositions par son éternel « che mi fa» ou par son non moins éternel « mica ».

Mon ami ne dérageait plus. À toutes ses colères, je répondais :« Tu peux t’en aller si tu t’ennuies. Je ne te retiens pas. »

Alors il m’injuriait, m’accablait de reproches, s’écriait : «Mais où veux-tu que j’aille maintenant. Nous pouvions disposer detrois semaines, et voilà quinze jours passés ! Ce n’est pas àprésent que je peux continuer ce voyage ? Et puis, comme sij’allais partir tout seul pour Venise, Florence et Rome ! Maistu me le payeras, et plus que tu ne penses. On ne fait pas venir unhomme de Paris pour l’enfermer dans un hôtel de Gênes avec unerouleuse italienne ! »

Je lui disais tranquillement : « Eh bien, retourne à Paris,alors. » Et il vociférait : « C’est ce que je vais faire et pasplus tard que demain. »

Mais le lendemain il restait comme la veille, toujours furieuxet jurant.

On nous connaissait maintenant par les rues, où nous errions dumatin au soir, par les rues étroites et sans trottoirs de cetteville qui ressemble à un immense labyrinthe de pierre, percé decorridors pareils à des souterrains. Nous allions dans ces passagesoù soufflent de furieux courants d’air, dans ces traversesresserrées entre des murailles si hautes, que l’on voit à peine leciel. Des Français parfois se retournaient, étonnés de reconnaîtredes compatriotes en compagnie de cette fille ennuyée aux toilettesvoyantes, dont l’allure vraiment semblait singulière, déplacéeentre nous, compromettante.

Elle allait appuyée à mon bras, ne regardant rien. Pourquoirestait-elle avec moi, avec nous qui paraissions lui donner si peud’agrément ? Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Quefaisait-elle ? Avait-elle un projet, une idée ? Ou bienvivait-elle, à l’aventure, de rencontres et de hasards ? Jecherchais en vain à la comprendre, à la pénétrer, à l’expliquer.Plus je la connaissais, plus elle m’étonnait, m’apparaissait commeune énigme. Certes, elle n’était point une drôlesse, faisantprofession de l’amour. Elle me paraissait plutôt quelque fille depauvres gens, séduite, emmenée, puis lâchée et perdue maintenant.Mais que comptait-elle devenir ? Qu’attendait-elle ? Carelle ne semblait nullement s’efforcer de me conquérir ou de tirerde moi quelque profit bien réel.

J’essayai de l’interroger, de lui parler de son enfance, de safamille. Elle ne me répondit pas. Et je demeurais avec elle, lecœur libre et la chair tenaillée, nullement las de la tenir en mesbras, cette femelle hargneuse et superbe, accouplée comme une bête,pris par les sens ou plutôt séduit, vaincu par une sorte de charmesensuel, un charme jeune, sain, puissant, qui se dégageait d’elle,de sa peau savoureuse, des lignes robustes de son corps.

Huit jours encore s’écoulèrent. Le terme de mon voyageapprochait, car je devais être rentré à Paris le 11 juillet. Paul,maintenant, prenait à peu près son parti de l’aventure, tout enm’injuriant toujours. Quant à moi, j’inventais des plaisirs, desdistractions, des promenades pour amuser ma maîtresse et monami ; je me donnais un mal infini.

Un jour, je leur proposai une excursion à Santa Margarita. Lapetite ville charmante, au milieu de jardins, se cache au piedd’une côte qui s’avance au loin dans la mer jusqu’au village dePortofino. Nous suivions tous trois l’admirable route qui court lelong de la montagne. Francesca soudain me dit : « Demain, je nepourrai pas me promener avec vous. J’irai voir des parents. »

Puis elle se tut. Je ne l’interrogeai pas, sûr qu’elle ne merépondrait point.

Elle se leva en effet, le lendemain, de très bonne heure. Puis,comme je restais couché, elle s’assit sur le pied de mon lit etprononça, d’un air gêné, contrarié, hésitant : « Si je ne suis pasrevenue ce soir, est-ce que vous viendrez me chercher ? »

Je répondis : « Mais oui, certainement. Où faut-il aller ?»

Elle m’expliqua : « Vous irez dans la rue Victor-Emmanuel, puisvous prendrez le passage Falcone et la traverse Saint-Raphaël, vousentrerez dans la maison du marchand de mobilier, dans la cour, toutau fond, dans le bâtiment qui est à droite, et vous demanderez MmeRondoli. C’est là. »

Et elle partit. Je demeurais fort surpris.

En me voyant seul, Paul, stupéfait, balbutia : « Où donc estFrancesca ? » Et je lui racontai ce qui venait de sepasser.

Il s’écria : « Eh bien, mon cher, profite de l’occasion etfilons. Aussi bien voilà notre temps fini. Deux jours de plus ou demoins ne changent rien. En route, en route, fais ta malle. Enroute ! »

Je refusai : « Mais non, mon cher, je ne puis vraiment lâchercette fille d’une pareille façon après être resté près de troissemaines avec elle. Il faut que je lui dise adieu, que je lui fasseaccepter quelque chose ; non, je me conduirais là comme unsaligaud. »

Mais il ne voulait rien entendre, il me pressait, me harcelait.Cependant je ne cédai pas.

Je ne sortis point de la journée, attendait le retour deFrancesca. Elle ne revint point.

Le soir, au dîner, Paul triomphait : « C’est elle qui t’a lâché,mon cher. Ça, c’est drôle, c’est bien drôle. »

J’étais étonné, je l’avoue et un peu vexé. Il me riait au nez,me raillait : « Le moyen n’est pas mauvais, d’ailleurs, bien queprimitif. – Attendez-moi, je reviens. – Est-ce que tu vasl’attendre longtemps ? Qui sait ? Tu auras peut-être lanaïveté d’aller la chercher à l’adresse indiquée : – MadameRondoli, s’il vous plaît ? – Ce n’est pas ici, monsieur. – Jeparie que tu as envie d’y aller ? »

Je protestai : « Mais non, mon cher, et je t’assure que si ellen’est pas revenue demain matin, je pars à huit heures parl’express. Je serai resté vingt-quatre heures. C’est assez : maconscience sera tranquille. »

Je passai toute la soirée dans l’inquiétude, un peu triste, unpeu nerveux. J’avais vraiment au cœur quelque chose pour elle. Àminuit, je me couchai. Je dormis à peine.

J’étais debout à six heures. Je réveillai Paul, je fis ma malle,et nous prenions ensemble, deux heures plus tard, le train pour laFrance.

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