Les soeurs Rondoli

Chapitre 14Décoré

Des gens naissent avec un instinct prédominant, une vocation ousimplement un désir éveillé, dès qu’ils commencent à parler, àpenser.

M. Sacrement n’avait, depuis son enfance, qu’une idée en tête,être décoré. Tout jeune il portait des croix de la Légion d’honneuren zinc comme d’autres enfants portent un képi et il donnaitfièrement la main à sa mère, dans la rue, en bombant sa petitepoitrine ornée du ruban rouge et de l’étoile de métal.

Après de pauvres études il échoua au baccalauréat, et, nesachant plus que faire, il épousa une jolie fille, car il avait dela fortune.

Ils vécurent à Paris comme vivent des bourgeois riches, allantdans leur monde, sans se mêler au monde, fiers de la connaissanced’un député qui pouvait devenir ministre, et amis de deux chefs dedivision.

Mais la pensée entrée aux premiers jours de sa vie dans la têtede M. Sacrement ne le quittait plus et il souffrait d’une façoncontinue de n’avoir point le droit de montrer sur sa redingote unpetit ruban de couleur.

Les gens décorés qu’il rencontrait sur le boulevard luiportaient un coup au cœur. Il les regardait de coin avec unejalousie exaspérée. Parfois, par les longs après-midi dedésœuvrement, il se mettait à les compter. Il se disait : « Voyons,combien j’en trouverai de la Madeleine à la rue Drouot. »

Et il allait lentement, inspectant les vêtements, l’œil exercé àdistinguer de loin le petit point rouge. Quand il arrivait au boutde sa promenade, il s’étonnait toujours des chiffres : « Huitofficiers, et dix-sept chevaliers. Tant que ça ! C’est stupidede prodiguer les croix d’une pareille façon. Voyons si j’entrouverai autant au retour. »

Et il revenait à pas lents, désolé quand la foule pressée despassants pouvait gêner ses recherches, lui faire oublierquelqu’un.

Il connaissait les quartiers où on en trouvait le plus. Ilsabondaient au Palais-Royal. L’avenue de l’Opéra ne valait pas larue de la Paix ; le côté droit du boulevard était mieuxfréquenté que le gauche.

Ils semblaient aussi préférer certains cafés, certains théâtres.Chaque fois que M. Sacrement apercevait un groupe de vieuxmessieurs à cheveux blancs arrêtés au milieu du trottoir, et gênantla circulation, il se disait : « Voici des officiers de la Légiond’honneur ! » Et il avait envie de les saluer.

Les officiers (il l’avait souvent remarqué) ont une autre allureque les simples chevaliers. Leur port de tête est différent. Onsent bien qu’ils possèdent officiellement une considération plushaute, une importance plus étendue.

Parfois aussi une rage saisissait M. Sacrement, une fureurcontre tous les gens décorés ; et il se sentait pour eux unehaine de socialiste.

Alors, en rentrant chez lui, excité par la rencontre de tant decroix, comme l’est un pauvre affamé après avoir passé devant lesgrandes boutiques de nourriture, il déclarait d’une voix forte : «Quand donc, enfin, nous débarrassera-t-on de ce salegouvernement ? » Sa femme surprise, lui demandait : «Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? »

Et il répondait : « J’ai que je suis indigné par les injusticesque je vois commettre partout. Ah ! que les communards avaientraison ! »

Mais il ressortait après son dîner, et il allait considérer lesmagasins de décorations. Il examinait tous ces emblèmes de formesdiverses, de couleurs variées. Il aurait voulu les posséder tous,et, dans une cérémonie publique, dans une immense salle pleine demonde, pleine de peuple émerveillé, marcher en tête d’un cortège,la poitrine étincelante, zébrée de brochettes alignées l’une surl’autre, suivant la forme de ses côtes, et passer gravement, leclaque sous le bras, luisant comme un astre au milieu dechuchotements admiratifs, dans une rumeur de respect.

Il n’avait, hélas ! aucun titre pour aucune décoration.

Il se dit : « La Légion d’honneur est vraiment par tropdifficile pour un homme qui ne remplit aucune fonction publique. Sij’essayais de me faire nommer officier d’Académie ! »

Mais il ne savait comment s’y prendre. Il en parla à sa femmequi demeura stupéfaite.

« Officier d’Académie ? Qu’est-ce que tu as fait pourcela ? »

Il s’emporta : « Mais comprends donc ce que je veux dire. Jecherche justement ce qu’il faut faire. Tu es stupide par moments.»

Elle sourit : « Parfaitement, tu as raison. Mais je ne sais pas,moi ? »

Il avait une idée : « Si tu en parlais au député Rosselin, ilpourrait me donner un excellent conseil. Moi, tu comprends que jen’ose guère aborder cette question directement avec lui. C’estassez délicat, assez difficile ; venant de toi, la chosedevient toute naturelle. »

Mme Sacrement fit ce qu’il demandait. M. Rosselin promit d’enparler au Ministre. Alors Sacrement le harcela. Le député finit parlui répondre qu’il fallait faire une demande et énumérer sestitres.

Ses titres ? Voilà. Il n’était même pas bachelier.

Il se mit cependant à la besogne et commença une brochuretraitant : « Du droit du peuple à l’instruction. » Il ne la putachever par pénurie d’idées.

Il chercha des sujets plus faciles et en aborda plusieurssuccessivement. Ce fut d’abord : « L’instruction des enfants parles yeux. » Il voulait qu’on établît dans les quartiers pauvres desespèces de théâtres gratuits pour les petits enfants. Les parentsles y conduiraient dès leur plus jeune âge, et on leur donneraitlà, par le moyen d’une lanterne magique, des notions de toutes lesconnaissances humaines. Ce seraient de véritables cours. Le regardinstruirait le cerveau, et les images resteraient gravées dans lamémoire, rendant pour ainsi dire visible la science.

Quoi de plus simple que d’enseigner ainsi l’histoireuniverselle, la géographie, l’histoire naturelle, la botanique, lazoologie, l’anatomie, etc., etc. ?

Il fit imprimer ce mémoire et en envoya un exemplaire à chaquedéputé, dix à chaque ministre, cinquante au président de laRépublique, dix également à chacun des journaux parisiens, cinq auxjournaux de province.

Puis il traita la question des bibliothèques des rues, voulantque l’État fît promener par les rues des petites voitures pleinesde livres, pareilles aux voitures des marchandes d’oranges. Chaquehabitant aurait droit à dix volumes par mois en location, moyennantun sou d’abonnement.

« Le peuple, disait M. Sacrement, ne se dérange que pour sesplaisirs. Puisqu’il ne va pas à l’instruction ! il faut quel’instruction vienne à lui, etc. »

Aucun bruit ne se fit autour de ces essais. Il adressa cependantsa demande. On lui répondit qu’on prenait note, qu’on instruisait.Il se crut sûr du succès ; il attendit. Rien ne vint.

Alors il se décida à faire des démarches personnelles. Ilsollicita une audience du ministre de l’instruction publique, et ilfut reçu par un attaché de cabinet tout jeune et déjà grave,important même, et qui jouait, comme d’un piano, d’une série depetits boutons blancs pour appeler les huissiers et les garçons del’antichambre ainsi que les employés subalternes. Il affirma ausolliciteur que son affaire était en bonne voie et il lui conseillade continuer ses remarquables travaux.

Et M. Sacrement se remit à l’œuvre.

M. Rosselin, le député, semblait maintenant s’intéresserbeaucoup à son succès, et il lui donnait même une foule de conseilspratiques excellents. Il était décoré d’ailleurs, sans qu’on sûtquels motifs lui avaient valu cette distinction.

Il indiqua à Sacrement des études nouvelles à entreprendre, ille présenta à des Sociétés savantes qui s’occupaient de points descience particulièrement obscurs, dans l’intention de parvenir àdes honneurs. Il le patronna même au ministère.

Or, un jour, comme il venait déjeuner chez son ami (il mangeaitsouvent dans la maison depuis plusieurs mois) il lui dit tout basen lui serrant les mains : « Je viens d’obtenir pour vous unegrande faveur. Le comité des travaux historiques vous charge d’unemission. Il s’agit de recherches à faire dans diversesbibliothèques de France. »

Sacrement, défaillant, n’en put manger ni boire. Il partit huitjours plus tard.

Il allait de ville en ville, étudiant les catalogues, fouillanten des greniers bondés de bouquins poudreux, en proie à la hainedes bibliothécaires.

Or, un soir, comme il se trouvait à Rouen il voulut allerembrasser sa femme qu’il n’avait point vue depuis unesemaine ; et il prit le train de neuf heures qui devait lemettre à minuit chez lui.

Il avait sa clef. Il entra sans bruit, frémissant de plaisir,tout heureux de lui faire cette surprise. Elle s’était enfermée,quel ennui ! Alors il cria à travers la porte : « Jeanne,c’est moi ! »

Elle dut avoir grand’peur, car il l’entendit sauter du lit etparler seule comme dans un rêve. Puis elle courut à son cabinet detoilette, l’ouvrit et le referma, traversa plusieurs fois sachambre dans une course rapide, nu-pieds, secouant les meubles dontles verreries sonnaient. Puis, enfin, elle demanda : « C’est bientoi, Alexandre ? »

Il répondit : « Mais oui, c’est moi, ouvre donc ! »

La porte céda, et sa femme se jeta sur son cœur en balbutiant :« Oh ! quelle terreur ! quelle surprise ! quellejoie ! »

Alors, il commença à se dévêtir, méthodiquement, comme ilfaisait tout. Et il reprit, sur une chaise, son pardessus qu’ilavait l’habitude d’accrocher dans le vestibule. Mais, soudain, ildemeura stupéfait. La boutonnière portait un ruban rouge !

Il balbutia : « Ce… ce… ce paletot est décoré ! »

Alors sa femme, d’un bond, se jeta sur lui, et lui saisissantdans les mains le vêtement : « Non… tu te trompes… donne-moi ça.»

Mais il le tenait toujours par une manche, ne le lâchant pas,répétant dans une sorte d’affolement : « Hein ?…Pourquoi ?… Explique-moi ?… À qui ce pardessus ?… Cen’est pas le mien, puisqu’il porte la Légion d’honneur ? »

Elle s’efforçait de le lui arracher, éperdue, bégayant : «Écoute… écoute… donne-moi ça… Je ne peux pas te dire… c’est unsecret… écoute. »

Mais il se fâchait, devenait pâle : « Je veux savoir comment cepaletot est ici. Ce n’est pas le mien. »

Alors, elle lui cria dans la figure : « Si, tais-toi, jure-moi…écoute… eh bien ! tu es décoré ! »

Il eut une telle secousse d’émotion qu’il lâcha le pardessus etalla tomber dans un fauteuil.

« Je suis… tu dis… je suis… décoré.

– Oui… c’est un secret, un grand secret… »

Elle avait enfermé dans une armoire le vêtement glorieux, etrevenait vers son mari, tremblante et pâle. Elle reprit : « Oui,c’est un pardessus neuf que je t’ai fait faire. Mais j’avais juréde ne te rien dire. Cela ne sera pas officiel avant un mois ou sixsemaines. Il faut que ta mission soit terminée. Tu ne devais lesavoir qu’à ton retour. C’est M. Rosselin qui a obtenu ça pour toi…»

Sacrement, défaillant, bégayait : « Rosselin… décoré… Il m’afait décorer… moi… lui… ah !… »

Et il fut obligé de boire un verre d’eau.

Un petit papier blanc gisait par terre, tombé de la poche dupardessus. Sacrement le ramassa, c’était une carte de visite. Illut : « Rosselin – député. »

« Tu vois bien », dit la femme.

Et il se mit à pleurer de joie.

Huit jours plus tard l’Officiel annonçait que M. Sacrement étaitnommé chevalier de la Légion d’honneur, pour servicesexceptionnels.

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