Les soeurs Rondoli

Chapitre 10Le parapluie

Madame Oreille était économe. Elle savait la valeur d’un sou etpossédait un arsenal de principes sévères sur la multiplication del’argent. Sa bonne, assurément, avait grand mal à faire danserl’anse du panier ; et M. Oreille n’obtenait sa monnaie depoche qu’avec une extrême difficulté. Ils étaient à leur aise,pourtant, et sans enfants ; mais Mme Oreille éprouvait unevraie douleur à voir les pièces blanches sortir de chez elle.C’était comme une déchirure pour son cœur ; et, chaque foisqu’il lui avait fallu faire une dépense de quelque importance, bienqu’indispensable, elle dormait fort mal la nuit suivante.

Oreille répétait sans cesse à sa femme :

« Tu devrais avoir la main plus large, puisque nous ne mangeonsjamais nos revenus. »

Elle répondait :

« On ne sait jamais ce qui peut arriver. Il vaut mieux avoirplus que moins. »

C’était une petite femme de quarante ans, vive, ridée, propre etsouvent irritée.

Son mari, à tout moment, se plaignait des privations qu’elle luifaisait endurer. Il en était certaines qui lui devenaientparticulièrement pénibles, parce qu’elles atteignaient savanité.

Il était commis principal au Ministère de la guerre, demeuré làuniquement pour obéir à sa femme, pour augmenter les rentesinutilisées de la maison.

Or, pendant deux ans, il vint au bureau avec le même parapluierapiécé qui donnait à rire à ses collègues. Las enfin de leursquolibets, il exigea que Mme Oreille lui achetât un nouveauparapluie. Elle en prit un de huit francs cinquante, article deréclame d’un grand magasin. Les employés, en apercevant cet objetjeté dans Paris par milliers, recommencèrent leurs plaisanteries,et Oreille en souffrit horriblement. Le parapluie ne valait rien.En trois mois, il fut hors de service, et la gaieté devint généraledans le Ministère. On fit même une chanson qu’on entendait du matinau soir, du haut en bas de l’immense bâtiment.

Oreille, exaspéré, ordonna à sa femme de lui choisir un nouveauriflard, en soie fine, de vingt francs, et d’apporter une facturejustificative.

Elle en acheta un de dix-huit francs, et déclara, rouged’irritation, en le remettant à son époux :

« Tu en as là pour cinq ans au moins. »

Oreille, triomphant, obtint un vrai succès au bureau.

Lorsqu’il rentra le soir, sa femme, jetant un regard inquiet surle parapluie, lui dit :

« Tu ne devrais pas le laisser serré avec l’élastique, c’est lemoyen de couper la soie. C’est à toi d’y veiller, parce que je net’en achèterai pas un de sitôt. »

Elle le prit, dégrafa l’anneau et secoua les plis. Mais elledemeura saisie d’émotion. Un trou rond, grand comme un centime, luiapparut au milieu du parapluie. C’était une brûlure decigare !

Elle balbutia :

« Qu’est-ce qu’il a ? »

Son mari répondit tranquillement, sans regarder :

« Qui, quoi ? Que veux-tu dire ? »

La colère l’étranglait maintenant ; elle ne pouvait plusparler :

« Tu… tu… tu as brûlé… ton… ton… parapluie. Mais tu… tu… tu esdonc fou !… Tu veux nous ruiner ! »

Il se retourna, se sentant pâlir :

« Tu dis ?

– Je dis que tu as brûlé ton parapluie. Tiens !… »

Et, s’élançant vers lui comme pour le battre, elle lui mitviolemment sous le nez la petite brûlure circulaire.

Il restait éperdu devant cette plaie, bredouillant :

« Ça, ça… qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas, moi !Je n’ai rien fait, rien, je te le jure. Je ne sais pas ce qu’il a,moi, ce parapluie ! »

Elle criait maintenant :

« Je parie que tu as fait des farces avec lui dans ton bureau,que tu as fait le saltimbanque, que tu l’as ouvert pour le montrer.»

Il répondit :

« Je l’ai ouvert une seule fois pour montrer comme il étaitbeau. Voilà tout. Je te le jure. »

Mais elle trépignait de fureur, et elle lui fit une de cesscènes conjugales qui rendent le foyer familial plus redoutablepour un homme pacifique qu’un champ de bataille où pleuvent lesballes.

Elle ajusta une pièce avec un morceau de soie coupé sur l’ancienparapluie, qui était de couleur différente ; et, le lendemainOreille partit, d’un air humble, avec l’instrument raccommodé. Ille posa dans son armoire et n’y pensa plus que comme on pense àquelque mauvais souvenir.

Mais à peine fut-il rentré, le soir, sa femme lui saisit sonparapluie dans les mains, l’ouvrit pour constater son état, etdemeura suffoquée devant un désastre irréparable. Il était cribléde petits trous provenant évidemment de brûlures, comme si on eûtvidé dessus la cendre d’une pipe allumée. Il était perdu, perdusans remède.

Elle contemplait cela sans dire un mot, trop indignée pour qu’unson pût sortir de sa gorge. Lui aussi, il constatait le dégât et ilrestait stupide, épouvanté, consterné.

Puis ils se regardèrent ; puis il baissa les yeux ;puis il reçut par la figure l’objet crevé qu’elle lui jetait ;puis elle cria, retrouvant sa voix dans un emportement de fureur:

« Ah ! canaille ! canaille ! Tu en as faitexprès ! Mais tu me le payeras ! Tu n’en auras plus…»

Et la scène recommença. Après une heure de tempête, il put enfins’expliquer. Il jura qu’il n’y comprenait rien ; que cela nepouvait provenir que de malveillance ou de vengeance.

Un coup de sonnette le délivra. C’était un ami qui devait dînerchez eux.

Mme Oreille lui soumit le cas. Quant à acheter un nouveauparapluie, c’était fini, son mari n’en aurait plus.

L’ami argumenta avec raison :

– Alors, madame, il perdra ses habits, qui valent certesdavantage.

La petite femme, toujours furieuse, répondit :

« Alors il prendra un parapluie de cuisine, je ne lui endonnerai pas un nouveau en soie. »

À cette pensée, Oreille se révolta.

« Alors je donnerai ma démission, moi ! Mais je n’irai pasau Ministère avec un parapluie de cuisine. »

L’ami reprit :

« Faites recouvrir celui-là, ça ne coûte pas très cher. »

Mme Oreille, exaspérée, balbutiait :

« Il faut au moins huit francs pour le faire recouvrir. Huitfrancs et dix-huit, cela fait vingt-six ! Vingt-six francspour un parapluie, mais c’est de la folie ! c’est de ladémence ! »

L’ami, bourgeois pauvre, eut une inspiration :

« Faites-le payer par votre Assurance. Les compagnies payent lesobjets brûlés, pourvu que le dégât ait eu lieu dans votre domicile.»

À ce conseil, la petite femme se calma net ; puis, aprèsune minute de réflexion, elle dit à son mari :

« Demain, avant de te rendre à ton Ministère, tu iras dans lesbureaux de La Maternelle faire constater l’état de ton parapluie etréclamer le payement. »

M. Oreille eut un soubresaut.

« Jamais de la vie je n’oserai ! C’est dix-huit francs deperdus, voilà tout. Nous n’en mourrons pas. »

Et il sortit le lendemain avec une canne. Il faisait beau,heureusement.

Restée seule à la maison, Mme Oreille ne pouvait se consoler dela perte de ses dix-huit francs. Elle avait le parapluie sur latable de la salle à manger, et elle tournait autour, sans parvenirà prendre une résolution.

La pensée de l’Assurance lui revenait à tout instant, mais ellen’osait pas non plus affronter les regards railleurs des messieursqui la recevraient, car elle était timide devant le monde,rougissant pour un rien, embarrassée dès qu’il lui fallait parler àdes inconnus.

Cependant le regret des dix-huit francs la faisait souffrircomme une blessure. Elle n’y voulait plus songer, et sans cesse lesouvenir de cette perte la martelait douloureusement. Que fairecependant ? Les heures passaient ; elle ne se décidait àrien. Puis, tout à coup, comme les poltrons qui deviennent crânes,elle prit sa résolution :

« J’irai, et nous verrons bien ! »

Mais il lui fallait d’abord préparer le parapluie pour que ledésastre fût complet et la cause facile à soutenir. Elle prit uneallumette sur la cheminée et fit, entre les baleines, une grandebrûlure, large comme la main ; puis elle roula délicatement cequi restait de la soie, le fixa avec le cordelet élastique, mit sonchâle et son chapeau, et descendit d’un pied pressé vers la rue deRivoli où se trouvait l’Assurance.

Mais, à mesure qu’elle approchait, elle ralentissait le pas.Qu’allait-elle dire ? Qu’allait-on lui répondre ?

Elle regardait les numéros des maisons. Elle en avait encorevingt-huit. Très bien ! elle pouvait réfléchir. Elle allait demoins en moins vite. Soudain elle tressaillit. Voici la porte, surlaquelle brille en lettres d’or : « La Maternelle, Compagnied’assurances contre l’incendie. » Déjà ! Elle s’arrêta uneseconde, anxieuse, honteuse, puis passa, puis revint, puis passa denouveau, puis revint encore.

Elle se dit enfin :

« Il faut y aller, pourtant. Mieux vaut plus tôt que plus tard.»

Mais, en pénétrant dans la maison, elle s’aperçut que son cœurbattait.

Elle entra dans une vaste pièce avec des guichets tout autour,et, par chaque guichet, on apercevait une tête d’homme dont lecorps était masqué par un treillage.

Un monsieur parut, portant des papiers. Elle s’arrêta et, d’unepetite voix timide :

« Pardon, monsieur, pourriez-vous me dire où il faut s’adresserpour se faire rembourser les objets brûlés. »

Il répondit, avec un timbre sonore :

« Premier, à gauche. Au bureau des sinistres. »

Ce mot l’intimida davantage encore ; et elle eut envie dese sauver, de ne rien dire, de sacrifier ses dix-huit francs. Maisà la pensée de cette somme, un peu de courage lui revint, et ellemonta, essoufflée, s’arrêtant à chaque marche.

Au premier, elle aperçut une porte, elle frappa. Une voix clairecria :

« Entrez ! »

Elle entra, et se vit dans une grande pièce où trois messieurs,debout, décorés, solennels, causaient.

Un d’eux lui demanda :

« Que désirez-vous, madame ? »

Elle ne trouvait plus ses mots, elle bégaya :

« Je viens… je viens… pour… pour un sinistre. »

Le monsieur, poli, montra un siège.

« Donnez-vous la peine de vous asseoir, je suis à vous dans uneminute. »

Et, retournant vers les deux autres, il reprit laconversation.

« La Compagnie, messieurs, ne se croit pas engagée envers vouspour plus de quatre cent mille francs. Nous ne pouvons admettre vosrevendications pour les cent mille francs que vous prétendez nousfaire payer en plus. L’estimation d’ailleurs… »

Un des deux autres l’interrompit :

« Cela suffit, monsieur, les tribunaux décideront. Nous n’avonsplus qu’à nous retirer. »

Et ils sortirent après plusieurs saluts cérémonieux.

Oh ! si elle avait osé partir avec eux, elle l’auraitfait ; elle aurait fui, abandonnant tout ! Mais lepouvait-elle ? Le monsieur revint et, s’inclinant :

« Qu’y a-t-il pour votre service, madame ? »

Elle articula péniblement :

« Je viens pour… pour ceci. »

Le directeur baissa les yeux, avec un étonnement naïf, versl’objet qu’elle lui tendait.

Elle essayait, d’une main tremblante, de détacher l’élastique.Elle y parvint après quelques efforts, et ouvrit brusquement lesquelette loqueteux du parapluie.

L’homme prononça, d’un ton compatissant :

« Il me paraît bien malade. »

Elle déclara avec hésitation :

« Il m’a coûté vingt francs. »

Il s’étonna :

« Vraiment ! Tant que ça.

– Oui, il était excellent. Je voulais vous faire constater sonétat.

– Fort bien ; je vois. Fort bien. Mais je ne saisis pas enquoi cela peut me concerner. »

Une inquiétude la saisit. Peut-être cette compagnie-là nepayait-elle pas les menus objets, et elle dit :

« Mais… il est brûlé… »

Le monsieur ne nia pas :

« Je le vois bien. »

Elle restait bouche béante, ne sachant plus que dire ;puis, soudain, comprenant son oubli, elle prononça avecprécipitation :

« Je suis Mme Oreille. Nous sommes assurés à la Maternelle, etje viens vous réclamer le prix de ce dégât. »

Elle se hâta d’ajouter dans la crainte d’un refus positif :

« Je demande seulement que vous le fassiez recouvrir. »

Le directeur, embarrassé, déclara :

« Mais… madame… nous ne sommes pas marchands de parapluies. Nousne pouvons nous charger de ces genres de réparations. »

La petite femme sentait l’aplomb lui revenir. Il fallait lutter.Elle lutterait donc ! Elle n’avait plus peur ; elle dit:

« Je demande seulement le prix de la réparation. Je la feraibien faire moi-même. »

Le monsieur semblait confus.

« Vraiment, madame, c’est bien peu. On ne nous demande jamaisd’indemnité pour des accidents d’une si minime importance. Nous nepouvons rembourser, convenez-en, les mouchoirs, les gants, lesbalais, les savates, tous les petits objets qui sont exposés chaquejour à subir des avaries par la flamme. »

Elle devint rouge, sentant la colère l’envahir :

« Mais, monsieur, nous avons eu, au mois de décembre dernier, unfeu de cheminée qui nous a causé au moins pour cinq cents francs dedégâts ; M. Oreille n’a rien réclamé à la compagnie ;aussi il est bien juste aujourd’hui qu’elle me paye monparapluie ! »

Le directeur, devinant le mensonge, dit en souriant :

« Vous avouerez, madame, qu’il est bien étonnant que M. Oreille,n’ayant rien demandé pour un dégât de cinq cents francs, vienneréclamer une réparation de cinq ou six francs pour un parapluie.»

Elle ne se troubla point et répliqua :

« Pardon, monsieur, le dégât de cinq cents francs concernait labourse de M. Oreille, tandis que le dégât de dix-huit francsconcerne la bourse de Mme Oreille, ce qui n’est pas la même chose.»

Il vit qu’il ne s’en débarrasserait pas et qu’il allait perdresa journée, et il demanda avec résignation :

« Veuillez me dire alors comment l’accident est arrivé. »

Elle sentit la victoire et se mit à raconter :

« Voilà, monsieur : j’ai dans mon vestibule une espèce de choseen bronze où l’on pose les parapluies et les cannes. L’autre jourdonc, en rentrant, je plaçai dedans celui-là. Il faut vous direqu’il y a juste au-dessus une planchette pour mettre les bougies etles allumettes. J’allonge le bras et je prends quatre allumettes.J’en frotte une ; elle rate. J’en frotte une autre ; elles’allume et s’éteint aussitôt. J’en frotte une troisième ;elle en fait autant. »

Le directeur l’interrompit pour placer un mot d’esprit :

« C’étaient donc des allumettes du gouvernement ? »

Elle ne comprit pas et continua :

« Ça se peut bien. Toujours est-il que la quatrième prit feu etj’allumai ma bougie ; puis je rentrai dans ma chambre pour mecoucher. Mais au bout d’un quart d’heure, il me sembla qu’onsentait le brûlé. Moi j’ai toujours peur du feu. Oh ! si nousavons jamais un sinistre, ce ne sera pas ma faute ! Surtoutdepuis le feu de cheminée dont je vous ai parlé, je ne vis pas. Jeme relève donc, je sors, je cherche, je sens partout comme un chiende chasse, et je m’aperçois enfin que mon parapluie brûle. C’estprobablement une allumette qui était tombée dedans. Vous voyez dansquel état ça l’a mis… »

Le directeur en avait pris son parti ; il demanda :

« À combien estimez-vous le dégât ? »

Elle demeura sans parole, n’osant pas fixer un chiffre. Puiselle dit, voulant être large :

« Faites-le réparer vous-même. Je m’en rapporte à vous. »

Il refusa :

« Non, madame, je ne peux pas. Dites-moi combien vousdemandez.

– Mais… il me semble… que… Tenez, monsieur, je ne veux pasgagner sur vous, moi… nous allons faire une chose. Je porterai monparapluie chez un fabricant qui le recouvrira en bonne soie, ensoie durable, et je vous apporterai la facture. Ça vousva-t-il ?

– Parfaitement, madame ; c’est entendu. Voici un mot pourla caisse, qui remboursera votre dépense. »

Et il tendit une carte à Mme Oreille, qui la saisit, puis seleva et sortit en remerciant, ayant hâte d’être dehors, de craintequ’il ne changeât d’avis.

Elle allait maintenant d’un pas gai par la rue, cherchant unmarchand de parapluies qui lui parût élégant. Quand elle eut trouvéune boutique d’allure riche, elle entra et dit, d’une voix assurée:

« Voici un parapluie à recouvrir en soie, en très bonne soie.Mettez-y ce que vous avez de meilleur. Je ne regarde pas au prix.»

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