Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

Chapitre 11OÙ IOURI TROUVE QU’IL A ENCORE DE LA CHANCE DANS SES MALHEURS

 

À trente verstes environ à l’ouest del’embouchure de la Néva, le golfe de Finlande se rétrécit au pointde n’avoir plus que quatorze verstes de largeur. C’est ici qu’estla baie de Cronstadt. La ville est bâtie sur une île, l’île deKotline, qui a une longueur de onze verstes et une largeur de deux.C’est une forteresse qui sert de station à la flotte de laBaltique.

C’est non loin du débarcadère où viennents’attacher les bateaux qui font le service de Petrograd àCronstadt, que nous retrouvons Iouri pénétrant dans untraktir à matelots où, quelques heures auparavant, avantde se rendre chez la Kouliguine, il avait suivi trois marinsdébarquant d’une chaloupe qui semblait venir en droite ligne dutrois-mâts-barque dont il s’était évadé avec un empressement quilui avait été si cruellement reproché depuis.

Il avait alors été assez heureux poursurprendre la conversation de ces hommes qui, en effet,appartenaient à l’équipage en question… Il avait appris le nom dubâtiment qu’il ignorait encore : le Dago.

Allait-il retrouver ces hommes ? C’étaitbeaucoup compter sur la chance. D’abord, il était fort tard et tousles traktirs allaient fermer, du moins ceux qui ne s’étaient pointarrangés avec la police. De fait le cabaret s’était vidé. Seule, setrouvait là une bonne vieille qui n’avait plus qu’un œil poursurveiller l’entrée de la clientèle, car l’autre s’était refermésur un demi-sommeil.

La « baba » finit tout de même parse soulever à l’appel réitéré de Iouri et lui servit, moyennanttriple prix, un peu de vodka qu’elle tenait en réserve. Laconversation s’engagea et, comme Iouri se montra fort généreux, ilapprit que ses hommes étaient sortis une première fois pour dînerdans un cabaret du port, renommé pour sa soupe au poisson, puisétaient revenus, puis étaient repartis, mais qu’il avait la plusgrande chance de les retrouver dans un bouge où des demoisellesvenues de Riga, toutes bottées de cuir rouge, dansaient chaque soirdans le plus grand secret.

Pour pénétrer dans cet endroit mystérieux, ilfallait passer par une certaine peréoulok à l’extrémité delaquelle, sur la droite, on trouvait une porte épaisse qui nes’ouvrait que si on frappait quatre coups d’une certaine façon. La« baba » indiqua cette façon à Iouri et lui donna,par-dessus le marché, un bon conseil :

– Prends garde à tes roubles, petitpère !

Iouri lui souhaita une bonne nuit et sedirigea vers la peréoulok. Il trouva la porte et frappa comme illui avait été indiqué. On lui ouvrit et, toujours à la faveur deses roubles, il put pénétrer dans une salle assez étroite, basse deplafond et très enfumée, où la société se trouvait fort entasséeautour des tables qui supportaient un nombre incroyable debouteilles de champagne.

La marque n’en était pas de première qualité,mais là on ne buvait que du champagne.

Cependant, la clientèle n’était pointabsolument « reluisante ». Elle était formée à peu prèsentièrement de gens de mer de la dernière catégorie. Mais, dans lestemps de guerre, c’est souvent ceux qui paraissent les plusmisérables qui ont leurs poches les mieux garnies.

Iouri s’occupa beaucoup moins du spectacle quede chercher ses hommes.

Il finit par les découvrir à une petite table,écrasés dans un coin de muraille et bousculés sur leurs chaises parl’incessant va-et-vient des clients, des serviteurs et desdanseuses.

Leurs figures de brique cuite attestaientqu’ils avaient, au courant de la soirée, passablement contrevenuaux lois récentes contre la consommation de l’alcool, et cependantleur aspect ne laissait point que d’être assez mélancolique.

Ils avaient ces visages rudes au front bas età la mâchoire carrée, aux yeux clairs que l’on rencontre dans lesports des provinces baltiques, en Esthonie ou en Courlande, deRevel à Libau.

Et, quand ils s’interpellaient, ils sedonnaient des noms à consonance allemande. L’un d’eux, quis’appelait Wolmar, paraissait plus particulièrement triste et ne sedéridait point aux mornes plaisanteries que tentaient, àintervalles assez espacés, ses deux compagnons.

Iouri, par une savante manœuvre de flanc,était arrivé à se rapprocher d’eux. Puis, un très patient mouvementtournant le plaça derrière le trio, assez près pour qu’il pûtentendre ce que ces gens se disaient au milieu du tumulte général…Comme il était dissimulé dans l’encoignure d’une porte quiconduisait aux cuisines, il n’avait pas à craindre d’être reconnutout de suite.

Car ces hommes le connaissaient. Il avait déjàeu affaire à eux lors de sa prise de corps à Viborg ; et, plusparticulièrement, Wolmar avait été chargé de le mettre auxfers.

Or, Iouri ne tarda point de se rendre compteque cette sombre humeur qui était répandue sur des physionomiescependant enflammées par l’alcool leur venait de ce qu’un certainIouri avait quitté certaine cale sans leur permission.

– Eh ! Wenden ! rentre un instanttes sottes plaisanteries, grognait Wolmar… Tu es aussi coupable quemoi ! et il t’en cuira comme à moi, quand on découvrira le potaux roses… J’ai eu tort assurément de ne point visiter de plus prèsle cadenas quand je l’ai mis aux fers, mais toi tu étais de quartsur le pont quand il s’est échappé de la cale, et si tu n’avais pasété en train de te nettoyer le gosier au genièvre, tu l’auraisaperçu et tout ceci ne serait pas arrivé !…

– Quoi ? tout ceci ? Quoi ?tout ceci ? répliqua Wenden… Il n’y a pas de tout ceci,puisqu’il n’est encore rien arrivé du tout !… Personne quenous ne sait que le petit père s’est enfui ! et il sera bientemps après tout de nous faire du mauvais sang quand l’affaireéclatera… voilà mon avis !…

– Tout de même, reprit le troisième quirépondait au nom de Gordsh et qui fumait une pipe si courte qu’ilavait l’air d’en avoir avalé le tuyau… tout de même quand lecapitaine apprendra la chose, il faut s’attendre…

– Certes ! certes ! mais leprincipal, après tout, est que Karataëf (Doumine) n’en sacherien !…

– Comment veux-tu qu’il n’en sache rien ?Il faudra bien qu’on le lui apprenne !…

– Ça n’est pas moi qui m’en charge !soupira Wolmar.

– C’est nous qui irons aux fers ! ce nesera pas la première fois… émit Wenden, qui, décidément, étaitplein de philosophie…

– Je crains plus terrible que ça pourvous !… déclara Gordsh en s’entourant d’un nuage de fumée.

– Pourquoi, pour nous ?T’imagines-tu t’en tirer comme ça avec des félicitations ?…protesta Wolmar. Tu en es aussi… C’est à nous trois que l’hommeavait été confié… À ta place, je ne serais pas plus tranquille pourta peau que pour la mienne !…

– Mettez les panneaux ! v’làKarataëf !…

– C’est pas trop tôt ! fit Gordsh, jecroyais qu’il ne viendrait plus !…

Wolmar s’était déjà levé et faisait signe àKarataëf.

Iouri, en apercevant ce dernier, s’enfonçaencore dans son ombre et se laissa à peu près écraser sansprotester par deux énormes joyeux garçons qui le cachaient àKarataëf.

Doumine (donnons-lui son vrai nom) s’assit àla table des matelots et il y eut entre eux une assez longueconversation à voix basse dont Iouri ne put saisir un mot.

Mais il vit très bien Doumine glisser uneenveloppe à Wolmar.

C’étaient là sans doute les ordres qu’ilsattendaient et que Doumine était allé chercher on ne savait où…

Iouri aurait donné cher pour avoir cetteenveloppe-là… Or, ce n’était point l’argent qui lui manquait… Cefut avec une grande satisfaction qu’il vit enfin Doumine se leveret quitter la salle… Allait-il maintenant se lever et se montreraux trois compères ?… et entrer en conversation avec euximmédiatement ?… Il en eut assez l’envie, trouvant qu’aumilieu de tout ce monde, il se trouverait personnellement ensécurité… beaucoup plus en sécurité que s’il abordait le groupedans quelque coin obscur du port où ceux-ci pourraient disposer dupauvre Iouri à leur gré…

Et, déjà, il se rapprochait de la table quevenait de quitter Doumine quand les trois matelots, se levant toutà coup, la quittèrent à leur tour.

Ils gagnaient déjà la porte en jouant descoudes et en écrasant les pieds des clients, qui protestaient deleur mieux, mais inutilement… Ce fut Iouri qui s’était levé, luiaussi et les suivait, qui reçut les horions sans protester…

Son dessein était de se faire reconnaîtreavant qu’ils fussent sortis et de commencer les pourparlers tout desuite. Il avait pensé que ces gens étaient en faute et redoutaientun prochain châtiment. S’il les payait assez cher, ils nedemanderaient peut-être pas mieux que de déserter leur bord aprèsavoir livré la lettre, bien entendu !

Cependant, un événement se passa qui modifiadu tout au tout un plan qui avait les plus grandes chances deréussir à cause de sa simplicité.

Dans le passage qui conduisait à la porte desortie, dans le moment même que Iouri allait mettre la main surl’épaule de Wolmar, Iouri entendit soudain la voix deDoumine :

– Ah ! je vous ai attendus pour vous direqu’il n’y a qu’elle que l’on doit débarquer… quant auIouri, gardez-le aux fers jusqu’à nouvel ordre ! Vous merépondez de lui sur vos trois têtes !…

– Oui ! oui ! Karataëf ! c’estentendu ! c’est bien entendu comme cela… répondirent lesautres.

– Et toi, n’égare pas ma lettre, tu entends,Wolmar !

– Oh ! à quoi penses-tu là ? Envoilà des précautions !… Crois-tu que nous ne savons pas à quinous avons affaire ?… Tu peux compter sur nous !…absolument sur nous !…

Après quoi, ils sortirent tous les quatreensemble, en même temps que quelques autres clients, parmi lesquelsIouri passa inaperçu… Du reste, il faisait noir dans l’endroit oùils se trouvaient, comme dans un four.

Ainsi donc, elle était encore àbord ! et peut-être y étaient-elles toutes lesdeux ! Après ce qu’il venait d’entendre, Iouri ne pouvait plusdouter que l’une d’elles au moins ne fût restée à bord duDago…

C’était le grand-duc qui avait euraison ! Et la Kouliguine aussi avait eu raison de reprocher àIouri d’avoir quitté son bateau… Quant à Doumine, il était alléchercher des ordres, tout simplement !… Et maintenant, oùallait-on débarquer les jeunes femmes ?

Pour le savoir, il fallait retourner sur letrois-mâts-barque, Là était le devoir que lui avait, du reste,indiqué assez brutalement Hélène, avec l’écrasant égoïsme d’unefemme habituée à vaincre tous les obstacles et à disposer à son grédu dévouement passionné de ses amis ou de ses esclaves…

Karataëf avait quitté à nouveau les matelotset le groupe de ces derniers glissait maintenant dans la solitudedes quais, Iouri les suivait, étouffant le bruit de ses pas. Dureste, les trois gars étaient si préoccupés par ce que venait deleur dire Karataëf qu’ils ne pouvaient apercevoir une ombre surleur piste… Ils sacraient tout haut contre leur mauvais sort…

– Tu as entendu ! tu as entendu ce qu’ila dit !… sur nos trois têtes !… nous répondons de Iourisur nos trois têtes ! Il est bon, lui, avec nos troistêtes ! grognait Gordsh…

– Il croit peut-être que nous n’y tenonspas ! faisait Wenden.

– Oui ! oui ! je sens que tout celava très mal finir pour nous ! Ça n’est pas ton avis,Wolmar ?

– C’est si bien mon avis, répondit Wolmar, queje vais vous dire à ce propos quelque chose tout à l’heure…

– Pourquoi pas tout de suite ?…

– Parce que nous serons mieux dans la chaloupepour parler de choses et d’autres…

Ils firent encore quelques pas. Ils étaientarrivés a la jetée de bois où leur embarcation était attachée.C’était une forte norvégienne munie d’un moteur à pétrole.

Ils descendirent un escalier et Wolmar avaitdéjà un pied dans la barque quand Gordsh l’arrêta par cesmots :

– Eh bien ! pars si tu veux, moi, jereste !

– De quoi, tu restes ?

– Il a raison ! déclara Wenden… Moi nonplus, je ne retourne pas à bord !… pour ce qui nousattend ! Je tiens à ma peau… Le Karataëf est terrible !le capitaine le craint comme le choléra !… S’il découvre quele Iouri est parti, nous serons pendus dans l’heure. C’est aussisûr que me voilà ici…

– Qui donc prétend que nous retournerons àbord ? exprima Wolmar d’une voix sourde… C’est moi qui ai leplus à craindre, dans toute cette histoire… Vous pouvez avoirconfiance en moi : ce que j’avais à vous dire, c’estceci ; qu’il ne faut ni retourner à bord, ni rester àCronstadt, car ici Karataëf aurait tôt fait de nous rattraper…filons sur Petrograd ! là, on peut se cacher !…

– Oui, certes, cela vaut mieux !… Tu saisoù nous pourrons nous cacher ? dis un peu…

– Non ! mais on trouvera bien un coin.Quoi qu’il arrive, on sera toujours mieux qu’ici !

– Et alors, qu’allons-nous faire de la lettrede Karataëf ? interrogea Wenden, que toute cette combinaisonne satisfaisait pas encore.

– Ah ! bien, petit père, on ne peutpourtant pas la mettre à la poste.

– Nous sommes frais ! Nous sommes fraissi Karataëf nous remet la main dessus !… et il nous remettrasûrement là main dessus !… à Petrograd ou ailleurs, je te ledis !…

– Misère de misère ! Et tout cela, c’estla faute à Wolmar Tu ne pouvais donc pas y faire attention aucadenas, petit père ?

– Qu’est-ce que vous voulez que je vousdise ? Vous me soûlez avec votre cadenas !… Tu pouvaisbien surveiller le pont, toi !…

– Ah ! cette vache malsaine qui s’estsauvée ! Quel porc sauvage ! je souhaite qu’il soit noyé,assurément !

– Oui ! oui ! il est bien avancémaintenant ! Il a voulu nous jouer un tour ! il nouscause de l’ennui… et il s’est noyé !… ça luiapprendra !…

– Enfin ! qu’est-ce qu’on fait ?demanda Wenden en rallumant sa pipe… Restons-nous ici ?Allons-nous à Petrograd ? Rentrons-nous à bord ?

– Mes petits pères, on retourne àbord ! fit une voix derrière eux dans l’ombre…

Et, soudain, une figure se montra dans laflamme de l’allumette de Gordsh. Il y eut trois cris et troisbondissements.

– Eh bien ! eh bien ! ne m’étranglezpas ! ne m’étouffez pas ! je vous dis que je retourne àbord avec vous !

– Lui ! c’est lui !…

– Iouri ! ah ! pas d’erreur !c’est le Iouri !

– Ah bien ! ah bien ! ahbien !…

– Ah ! on ne te lâche plus, cecoup-ci !

– Wolmar ! c’est malheureux que toutesles boutiques soient fermées, sans ça t’irais acheter un cadenastout neuf…

… Et quelques autres facéties joyeuses ettempétueuses… Gordsh ne pouvait que répéter :

– Ah ! bien ! ah !bien !…

– L’étouffe pas ! tu vois bien que tul’étouffes ! fit Wolmar à Wenden qui tenait Iouri serré à lagorge.

– Comment que ça se fait que tu te trouveslà ? finit par demander Wolmar qui traduisait en langagenormal la stupéfaction enchantée de tous.

– Je vais vous dire ! émit Iouri, quandil put respirer. J’étais là-haut, à côté de vous, chez lesdanseuses et j’ai entendu vos plaintes rapport à moi ! Ça m’afait une telle peine que j’ai pensé tout de suite que ce ne seraitpas gentil de vous laisser dans un ennui pareil !

– Ah bien ! ah bien ! soupiraGordsh, et tu nous as suivis jusqu’ici !…

– Bien sûr ! pour retourner à bord avecvous, tout simplement !…

– Tout simplement !… Ah bien ! àfond de cale ?

– Oui, oui, à fond de cale ! aux ferstout simplement ! Comme vous voyez ! moi, je suis un bongarçon, vous savez !…

Ils restèrent un instant silencieux, à leregarder. Ah ! ils étaient bien contents de le retrouver, maisils ne comprenaient pas !…

– Oui ! oui ! as pas peur ! onte garde !… Tiens-le bien, fit Wolmar à Wenden, pendant que jevais dire un mot à Gordsh.

Et les deux hommes, remontant deux marchesderrière Iouri et Wenden, se consultèrent, puis ilsredescendirent.

– C’est fini ! demanda Wenden, qu’est-cequ’il y a de décidé !

– Il y a de décidé que l’affaire me paraîttrès louche, répondit Wolmar… et que maintenant, puisque noustenons le bonhomme et que nous ne le lâcherons plus, nous dironstout ce qui s’est passé au capitaine, sitôt notre retour àbord !…

– Vous avez bien tort ! fit entendreIouri. Si le capitaine apprend que vous m’avez laissé fuir et quej’ai pu, pendant que j’étais en liberté, faire des choses qui nesont peut-être pas dans son programme, il ne vous pardonneracertainement pas !…

– Il a raison ! dit Wenden… Puisque nousavons le bonheur de le « ravoir », faisons comme si rienne s’était passé ! c’est beaucoup plus sûr !…

Gordsh fut également de cet avis, mais Wolmarne se décidait pas…

– On va parler de ça en route, dit-il… fautréfléchir !

Iouri dit :

– Écoutez ! si vous me ramenez àbord ! si vous me jetez à fond de cale et si vous me remettezaux fers sans rien dire au capitaine, il y a cinq cents roublespour chacun de vous !…

– Tu plaisantes ! s’écria Wenden.

– Je plaisante si peu que si vous me laissezfouiller dans ma poche… je vous montre les quinze centsroubles !… je n’ai du reste que ça : toute ma fortune, jevous la donne !…

– S’il en est ainsi, tu n’as pas besoin denous la donner, nous allons la prendre !… dit Gordsh.

– Si vous voulez ! si vous voulez !moi, ce que j’en faisais, c’était pour vous éviter de mevoler ! Pure délicatesse, ma parole ! mais si ça vousfait plaisir ! volez-moi ! Non ! pas dans cettepoche-là !… dans l’autre !… dans l’autre !…oui !… là !…

Ils trouvèrent les quinze cents roubles… Leurfièvre était grande, les papiers tremblaient dans leurs mains.Gordsh craqua une allumette et constata que c’étaient de vrais bonsbillets et il y en avait exactement pour quinze centsroubles !…

– Tu n’en as plus ? interrogea Wolmar,d’une voix menaçante…

– Non ! non ! plus un kopeck !vous pouvez me fouiller ! je n’ai plus rien !…

Ils s’assurèrent de cela encore !…

– Et maintenant que nous voici d’accord,partons ! commanda Iouri, nous allons être enretard !…

– Une affaire comme celle-là estextraordinaire ! déclarait Gordsh (qui ne fut démenti parpersonne). On le raconterait qu’on ne le croirait pas !… etcependant Iouri est là !… et les quinze cents roublesaussi !…

– Et maintenant, je suis sûr que vous ne direzrien au capitaine ! exprima Iouri.

– Et pourquoi cela donc ? demandaWolmar.

– Parce que si vous dites quoi que ce soit aucapitaine, moi je lui dis que vous m’avez pris mes quinze centsroubles ! Alors, il voudra vous les prendre ! ou tout aumoins les partager.

– C’est sûr ! s’écria Wenden ! il nefaut rien dire ! non ! non !…

– Eh bien ! c’est entendu nous ne dironsrien !… acquiesça définitivement Wolmar…

– Absolument rien, je le jure ! prononçaGordsh en enlevant son bout de pipe de sa bouche et en crachantdans la mer pour donner plus de force à son serment.

– Embarque ! ordonna Wolmar…

Ils embarquèrent tous… Ils étaient maintenantcomme des fous. Et ils démarrèrent en chantant, et en gesticulant,en se donnant de grandes claques dans le dos et sur les cuisses àse casser les os.

Iouri était assis sur un paquet de cordes àcôté de Wolmar. Il tira celui-ci par le bas de sa touloupe, pourqu’il lui prêtât attention !…

– Dis donc, toi ! souffla Iouri…écoute-moi bien !… et surtout, n’aie l’air de rien ! tume comprendras, parce que tu es le plus intelligent, je t’ai jugéainsi tout de suite !… Écoute donc ! j’ai encore del’argent.

– Combien ? demanda l’autre entre sesdents.

– J’ai encore mille roubles dans une pochesecrète. Ils sont à toi si tu veux !

– Va, va, je t’écoute ! ne parle pas sifort, mon oreille est bonne.

– Ces mille roubles, je te les donne si tu mepasses la lettre que t’a remise Karataëf…

– Ça, je ne peux pas ! répondit tout desuite et très énergiquement, presque en sourdine, l’intelligentWolmar.

– Tu ne peux pas ?

– Je ne peux pas te donner la lettre, maisfais attention que je peux prendre les mille roubles !

– Tu ne peux pas les prendre tout seul !Vous êtes trois, ça ne vous fera jamais à chacun que trois centtrente-trois roubles, et encore il vous restera des kopecks qui neferont pas un chiffre rond et pour lesquels vous vous disputerez aucouteau ! Ça fera du bruit ! ça se saura !songes-y !… Enfin, je te répète qu’il y a mille roubles pourtoi tout seul si tu me donnes la lettre…

– Et moi, je te répète, espèce de damné,d’entêté, que je ne peux pas monter à bord sans donner la lettre aucapitaine.

– Bien, bien ! réfléchis, c’est tonaffaire !

Et ils ne se dirent plus rien jusqu’au momentoù ils abordèrent le Dago. Mais Iouri put remarquer queWolmar qui, avant qu’il lui eût parlé en particulier, partageait lagaîté de ses compagnons, était devenu, soudain, fort maussade.Évidemment, il pensait aux mille roubles.

L’abordage se fit tout à fait endouceur ; Wolmar et Gordsh montèrent d’abord par l’échelle decorde qui pendait aux flancs du Dago. Il y eut unconciliabule discret avec un gabier de garde qui s’éloigna avecWolmar. Gordsh fit un signe à Wenden et bientôt Iouri d’abord,Gordsh derrière lui, arrivaient sur le pont.

Deux minutes plus tard, Iouri était à fond decale, la même qu’il connaissait si bien. Les trois matelotsl’entouraient. Cette fois, ils prirent le plus grand soin de lemettre aux fers soigneusement et le cadenas fonctionna dans desconditions normales, ce dont chacun voulut s’assurer.

Iouri les remercia dans des termes touchants.Quant à Gordsh, au moment de le quitter, il voulut absolumentembrasser Iouri, comme c’est l’habitude, quand on s’estime.

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