Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

ÉPILOGUE

I – LES JARDINS DU TASSE

 

On était au mois de décembre. Jamais la saisonn’avait été plus douce, de Sorrente au Pausilippe. La baie deNaples était un enchantement. Les jardins qui sont entre Sorrenteet Castellamare étaient chargés de fruits d’or. La légende veut quece soit sur ce coin de terre bénie que le Tasse, dans lerecueillement et au centre de la beauté, écrivit les plus bellespages de sa Jérusalem délivrée. Prisca, qui habitait cetendroit divin depuis plusieurs mois avec son Pierre et le petitenfant qui leur était né, n’évoquait point tant de littérature.

Le bambino était beau comme les anges deRaphaël. Elle l’appelait Jean, à la française, bien qu’il fût néd’Ivan. Quant à Ivan, elle continuait à l’appeler Pierre. La Russieétait oubliée. On n’en parlait plus. Ils étaient dans le Paradisterrestre qu’ils avaient retrouvé ! et cela au centre d’unmonde transformé en un enfer.

Ils vivaient en dehors de tout. Ils étaient« déracinés » dans l’idéal. C’était la sainte famille auxpremiers jours du monde. Dieu les récompensait d’avoir conçu sanspéché, car leur amour qui avait navigué sur des flots de sang étaitresté immaculé.

Cela dura jusqu’au jour où il se passa quelquechose de nouveau.

Cette chose nouvelle fut un peu d’ombre, quePrisca découvrit certain soir aux yeux de Pierre. Il venait derentrer d’une promenade à Castellamare. Il n’était point plus tôtdescendu de cheval et il ne l’avait pas encore embrassée qu’elleavait déjà aperçu cela : l’ombre dans le regard ! Et ilavait beau dire en riant et en ouvrant bien les yeux qu’iln’éprouvait aucun souci et qu’il ne lui était rien arrivé et que sapromenade avait été merveilleuse et que sa santé était parfaite,elle ne s’y trompa pas. On ne trompe point l’amour.

Elle embrassa frénétiquement son petit Jean enlui disant :

– Ton père ne m’aime plus ! Il me cachequelque chose !

Pierre rit comme un fou.

– Tu ris trop fort, Pierre !

Cependant, il se montra si tendre et si gaiqu’elle essaya d’oublier l’ombre qu’elle avait vue dans le regardde Pierre.

Quand Pierre revint de sa promenade, lelendemain soir, elle le fixa longuement.

– Ça n’est pas parti, dit-elle. Décidément,ces promenades du soir ne te réussissent pas. Je t’accompagneraidemain !

Elle l’accompagna à cheval. Ils allèrentjusqu’à Pompéi et revinrent lentement dans la douceur du soir de lacampagne napolitaine.

Elle lui disait :

– Mon Pierre, je lis dans ton âme comme jeregarde dans une onde pure. Le moindre nuage qui passe se reflètepour moi dans tes yeux comme sur la glace d’une fontaine. Depuisdeux jours, il y a un nuage au ciel !

Il ne répondit pas.

– Tu ne réponds pas ! Tu ne répondspas ! Tu vois bien qu’il y a quelque chose !

– Rien en dehors de ceci ; que je t’aimeet qu’il n’y a que toi au monde, et Jean !

– Comme tu as dit cela !

– Je ne sais plus que dire, envérité !

Ce soir-là encore, elle embrassa le petit Jeanavec frénésie. Et Pierre aussi se mit à l’embrasser violemment.Elle remarqua cela, poussa un soupir et se détourna.

Elle était prête à éclater en sanglots.

La nuit, elle ne dormit pas. Elle s’aperçutque Pierre non plus ne dormait pas.

– À quoi penses-tu ! Quand auras-tu finide me faire souffrir avec ton silence ?

– Tu as raison, dit-il tout à coup, il vautmieux que tu saches tout !

Elle ferma les yeux, elle était dans l’attentede quelque chose d’effrayant, mais ce qu’elle entendit était plusépouvantable que tout :

– On m’offre l’empire !fit-il.

Il n’eut pas besoin de répéter. Elle avaitcompris. Elle ne bougea pas plus qu’une morte.

– Ils sont fous ! ajouta-t-il tout desuite, inquiet à son tour de son silence.

Il était seul maintenant à parler. Il disaitdes choses comme ceci :

– L’empire à moi ! Tu penses !… Jeleur ai dit qu’ils rêvaient !… Venir comme cela, toutsimplement vous dire ; « Tu es empereur, ont’attend ! » J’ai ri ! Qu’est-ce que tu voulais queje leur dise ! J’ai ri. Et je suis parti !…

– Tu ne les as vus qu’une seule fois, cesgens-là ? interrogea la voix lointaine, la voix mourante dePrisca.

– Non, je les ai vus deux fois !

– Ah !

Et puis, tout à coup, elle eut une criseterrible de larmes.

Il l’entourait de ses bras, la consolait, luijurait qu’il ne pensait qu’à elle…

– Laisse-moi pleurer ! fit-elle. Notrebonheur est fini ! Encore une fois ! Encore unefois !… Tu es retourné les voir !…

– Il a fallu que je retourne lesvoir !

– Oui ! Oui ! Ah ! mon Pierreadoré !… mon pauvre enfant ! ils ne te lâcherontplus ! Tu leur appartiens ! Et tu le sais bien !tu y es retourné !

– Je te jure qu’il le fallait,Prisca !

– Mais je ne te fais aucun reproche !…Est-ce que j’existe, moi, devant une chose pareille ?… MonDieu ! je ne sais même pas si j’ai le droit depleurer !…

Elle se leva, passa un peignoir avec desgestes de folle et se jeta hors de la chambre.

Il courut derrière elle, dans la crainte dupire. Il la rejoignit près de la rampe qui surplombe la mer deSorrente. Elle disait ; « Mon enfant ! » etelle frissonnait.

La pensée du petit Jean lui avait rendu unelueur de raison.

Il comprit encore cela.

Alors, il la prit doucement par la main, luifit traverser le jardin, la fit rentrer dans la maison. Elle lesuivait comme en un rêve. Il la conduisit auprès du berceau oùreposait le petit Jean.

Il étendit la main sur l’enfant.

– Sur la tête de cet enfant… dit-il.

Mais il ne put achever. Elle lui avait pris lamain, la lui serrait dans son délire, dans une exaltation dedouleur inexprimable.

– Non ! non ! Je ne veux pas !je ne veux pas ! Ne jure rien ! ça lui porteraitmalheur !… Pierre ! Pierre ! mon enfant ni moin’avons rien à faire dans cette affreuse chose !… Nous nesommes rien ! nous ne sommes rien ! Oublie-nous !nous ne sommes rien ! Rien ! rien !…

Et elle s’écarta en sanglotant, enrâlant :

– Rien ! rien !

Le petit Jean se mit à pleurer. Alors elles’accrocha à son berceau comme une femme qui se noie à uneépave :

– Je n’ai plus que toi ! je n’ai plus quetoi ! Oh ! mon amour !…

Elle avait pris l’enfant, elle l’étreignaitsur son sein. Elle le couvrait de ses larmes. Elle n’écoutait mêmeplus ce que lui disait Pierre…

Et cependant Pierre jurait qu’il avaitrenvoyé ces gens-là comme ils étaient venus !

Elle s’endormit de faiblesse et d’épuisementau petit jour, sur ce coin de parquet où elle s’était écroulée avecson enfant.

Ce fut lui qui alla les étendre tous deux surla couche maternelle.

Et il les veilla longtemps, le cœur déchiré etle front lourd.

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