Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

III – FUITE

 

Elle ne revint à la réalité des choses quelorsque l’auto s’arrêta devant leur villa et que Pierre lui eutdit :

– Fais rapidement une malle. Nouspartons !

La malle était faite dix minutes plus tard etils quittaient ces lieux divins où ils avaient passé tant de moisde bonheur et d’où ils s’enfuyaient comme ils avaient dû fuirautrefois l’île fortunée du lac Saïma.

– Ne nous arrêterons-nous donc jamais ?soupira-t-elle. Quand donc notre bonheur cessera-t-il d’être mauditdes hommes ?

Mais elle eut honte aussitôt de songémissement. Elle demanda pardon du fond de son cœur à celle quil’avait si ostensiblement protégée ce jour-là même.

Elle demanda à Pierre :

– Où allons-nous ?

– L’auto nous conduira à Rome. Là, nousprendrons des billets pour la France, mais, pour lesdépister, nous nous arrêterons à Gênes. À Gênes, nousprendrons des billets pour l’Argentine, mais nous nous arrêterons àGibraltar. À Gibraltar, nous prendrons un bateau qui nous conduiraen Angleterre.

– C’est parfait ainsi ! dit-elle. ÀLondres, nous serons en sûreté. Personne ne viendra nous chercherlà-bas et on peut si facilement vivre inconnus dans Londres !…Mon chéri ! mon chéri ! Tu as dû tout promettre,n’est-ce pas ? J’ai bien compris que tu allais tout luipromettre quand tu m’as demandé de te laisser entrer seul dans lapièce où il t’attendait.

– Oui, je lui ai tout promis. Il avait sur luiune image de la Vierge de Kazan. Il m’a fait jurer sur l’icônesainte que j’accepterais le trône et que je ne les fuirais plus, etque je resterais à leur disposition !… Un homme comme lui nepouvait imaginer qu’un Romanof se parjurerait sur la Vierge deKazan ! J’ai juré !

– Tu as bien fait de jurer, mon chéri !Ceci n’a aucune importance, je t’assure ! Leur Vierge deKazan, c’est une vierge à eux, au nom de laquelle ils commettenttous les crimes ! Tu n’as rien à faire avec la Vierge deKazan, toi ! C’est la Vierge des vieux boïards, et tu es unhomme nouveau ! Moi, j’ai une Vierge qui est bien pluspuissante que la Vierge de Kazan ! c’est la Vierged’Ekaterinof ! Celle-là, elle ne m’a jamais fait défaut !Chaque fois que je l’ai appelée, elle est venue ! C’est ellequi nous a donné le petit Jean, c’est elle qui nous l’a rendu… Jesuis bien tranquille, va ! Elle saura nous protéger contre laVierge de Kazan !… Je suis sûre qu’elle ne nous quittera pasde tout le voyage !

Et elle embrassa Pierre.

Le lendemain soir, ils prenaient le train àRome.

Le surlendemain, ils prenaient le train àGênes.

Si la Vierge d’Ekaterinof ne les quittait pas,il y avait un certain personnage qui les suivait bien aussi. Ilss’en aperçurent le second jour de leur voyage en mer.

En vérité, ils ne pouvaient être sûrs de cela,mais la coïncidence qui mettait à côté d’eux, sur le même paquebot,une espèce de type tatare qu’ils avaient déjà remarqué dans letrain les inquiétait avec raison.

C’était un de ces personnages à yeux« retroussés » et à pommettes saillantes, grand, fort etcarré des épaules, légèrement voûté que l’on rencontrait assezcommunément au temps de paix, dans les palaces et les grandsrestaurants des principales villes de l’empire, sous la livrée dumaître d’hôtel. Serviteurs obséquieux et dévoués, têtus, esclavesde la consigne, propres aux plus rudes travaux et aux entreprisesles plus délicates, sachant tenir un secret d’autant mieux qu’ilsgardent un silence presque absolu, faisant entendre par signesqu’ils ont compris.

Quand le regard tranquille du Tatarerencontrait celui de Pierre ou de Prisca, il n’insistaitjamais.

On voyait l’homme s’éloigner lentement d’unpas pesant et solide.

Dans l’état d’esprit où se trouvaient Pierreet Prisca, c’était tout à fait impressionnant.

Était-ce là quelque idée de Rostopof ?C’était possible.

Le vieux général devait avoir pris sesprécautions, en dépit de sa belle confiance dans un sermentprononcé sur l’image de la Vierge de Kazan.

Pierre et Prisca furent assez heureux àGibraltar pour débarquer sans avoir aperçu le Tatare. L’escale denuit les avait favorisés.

Ils descendirent dans un hôtel de la rueprincipale qui parcourt la ville de bout en bout. Tout le mondeétait obligé de passer par là, sous leurs fenêtres. Ils passèrentleur journée derrière leurs volets à regarder le mouvement de lamer et à s’assurer qu’ils n’apercevaient pas leur homme.

Vers l’heure du dîner, ils se réjouissaient den’avoir rien vu de suspect quand passa « la retraite ».C’était la musique et un piquet de la garnison qui parcouraient larue principale, selon la vieille mode, précédés d’une bichesoigneusement « pomponnée » et retenue par des rubans quetenait un soldat écossais aux mollets nus.

La petite bête était si jolie, si fière de sepromener dans un tel apparat avec un accompagnement aussi éclatantde tambours et de trompettes et de fifres, que Pierre entr’ouvritun volet pour la faire admirer au petit Jean, qui lui envoya desbaisers.

Mais le volet fut rabattu presque aussitôt parPrisca, qui venait de reconnaître le Tatare :

– Mon Dieu ! fit-elle, je le reconnaismaintenant ! C’est l’ancien schwitzar desKhirkof !… Je me rappelle que la comtesse Nératof,quand nous allions chez les Khirkof, disait toujours que cethomme-là lui faisait peur, qu’il avait des mains d’assassin !Je l’avais toujours vu dans sa livrée de « schwitzar »,galonné sur toutes les coutures, voilà pourquoi je ne l’ai pasreconnu tout de suite.

Pierre voulut la rassurer, mais l’argument del’éternelle coïncidence ne servait plus de rien.

Alors, Pierre dit :

– Écoute ! si c’est cela, ne nousdésespérons pas ! Nous savons maintenant à qui nous avonsaffaire… Ou l’on pourra s’entendre ou je te jure bien qu’il ne noussuivra pas longtemps !

Pierre était si résolu en disant cela et sonfront marquait une volonté si définitive d’en finir quePrisca ne s’y trompa point.

– Rien ne nous presse d’arriver à Londres,fit-elle. Le principal est d’y arriver seuls. Lâchons toutes lescorrespondances de paquebots ou de trains que cet homme peutsurveiller et allons tranquillement nous enfermer une semaine oudeux dans un coin de l’Espagne où personne n’aura l’idée de venirnous chercher ! Nous verrons ce que fera le Tatare, s’il aperdu notre piste, nous aviserons !

– Tu as raison, répondit Pierre. Qu’il tâchedonc de perdre notre piste. C’est le dernier bien que je luisouhaite !

Une heure après, après des précautionsenfantines, ils prenaient le petit steamer qui faisait le servicede la baie et les débarquait dans la solitude d’Algésiras.

Pierre avait parcouru le bateau en tous senspour s’assurer que le Tatare n’était pas là. Il ne l’avait pastrouvé.

Algésiras, avec sa plage et ses rues désertes,Algésiras où le passage d’un étranger ne pouvait passer inaperçuétait ce qu’il fallait à Pierre. Sans doute ne pouvait-il s’ycacher, mais l’autre non plus ! Si l’autre venait lepoursuivre jusque-là, il le saurait tout de suite et « soncompte était bon ».

Le lendemain matin, Pierre dormait encorequand Prisca se leva.

La première personne qu’elle vit, traversantla cour de l’hôtel, fut le Tatare.

Il venait d’arriver par le premier service debateau de Gibraltar.

Elle s’habilla à la hâte, prit dans le tiroirde la table de nuit le revolver et descendit.

Le Tatare était sous la porte. Assurément, ilne se cachait point d’eux. Au contraire, il semblait dire par saprésence ostensible :

« Sachez qu’il est inutile de nous fuir.Vous n’y parviendrez pas ! Où que vous alliez, nous voussuivrons partout. Ivan Andréïevitch a juré sur la Vierge de Kazan.Il nous appartient ! »

En passant à côté de lui, elle lui adressa laparole en russe et le pria de la suivre.

Il lui obéit immédiatement. Elle marchait sansse presser et avec un calme souverain. Le Tatare suivait à distancerespectueuse.

Il vint et ôta son chapeau melon et écouta cequ’elle avait à lui dire, les yeux à terre, en domestique de grandemaison, bien stylé.

– Vous nous suivez depuis l’Italie, luidit-elle, je vous connais ! Vous êtes l’ancien schwitzar deKhirkof. Vous êtes maintenant au service du général Rostopof. Vousnous gênez. Voici mille roubles pour que nous ne vous rencontrionsplus jamais sur notre chemin ! Les acceptez-vous ?

Il secoua la tête.

Alors, Prisca pâlit et sortit sonrevolver.

– Tu ne voleras plus mon enfant !s’écria-t-elle.

Et elle allait l’abattre quand l’autre se jetaà genoux, leva les mains dans un geste de supplication :

– Je vous jure, barinia, que je ne suis plusau service du prince général ! Le prince général m’a, aucontraire, chassé de chez lui parce que je n’ai pas voulu voler lepetit enfant de Son Altesse ! Je suis partout Son Altesse,dans l’espérance que Son Altesse voudra bien me prendre à sonservice !

Disant cela, le Tatare avait les yeux pleinsde larmes.

Elle lui ordonna de se relever et l’amena àPierre, qui fut stupéfait de la voir rentrer avec le Tatare.

Celui-ci se jeta de nouveau à genoux, réitérases supplications et ses offres de service.

Ce géant pleurait à fendre l’âme comme unenfant de six ans. Pierre l’interrogea longuement. Il était restévingt-cinq ans chez les Khirkof jusqu’à la mort du vieux.

Alors le général Rostopof, l’oncle de Khirkof,l’avait pris chez lui ; tout cela paraissait exact. Il donnades détails sur les ordres qu’il avait reçus d’aller chercherl’enfant que devait lui remettre la servante. Voler le fils d’unRomanof ; il se serait plutôt fait couper les mains ! Ildonnerait sa vie pour Ivan Andréïevitch ! « toute laRussie donnerait sa vie pour IvanAndréïevitch ! »

Pierre connaissait cette race. Il le crut oufit semblant de le croire :

– C’est bien ! Je te prends avecmoi ! Tu ne sais pas écrire ?

– Non, monseigneur !

– Eh bien, je veux que tu ne saches plusparler. Plus un mot, jamais, à personne ! Tu es muet pourtoujours !

Le Tatare acquiesça à ce programme avec unejoie sacrée. Le jour même, il commençait son service.

– S’il dit vrai, nous ne pouvions trouver unplus discret serviteur, fit Pierre ; s’il ment, il vaut mieuxqu’il soit avec nous, car il ne pourra échapper à notresurveillance. Mais, crois-moi, il ne ment pas ! Ils sont commeça !

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