Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

II – UN COUP DE ROSTOPOF

 

Le lendemain, Prisca ne posa aucune question àPierre.

Elle était d’une pâleur de cire et luisouriait comme les martyrs, dans le cirque, souriaient à leur Dieu.Elle s’occupa de donner tous ses soins à Jean et se montra d’uneaffection, d’une tendresse sublimes envers Pierre.

Lui non plus ne reparla pas de ces chosesterribles.

Le soir, il désira la voir venir avec lui à lapromenade, ainsi qu’elle avait fait la veille. Mais elle s’y refusadoucement, alléguant que l’enfant avait besoin d’elle. Alors, ilpartit seul.

Quand il eut refermé la porte de l’enclos,elle mit une main sur son cœur. Elle avait espéré, elle avait étésûre, un instant, qu’il ne sortirait pas. Et il étaitparti ! Il était retourné voir ces gens-là !

Elle ne douta plus du grand malheur.

Elle eut un gémissement désespéré vers lerivage, vers la mer qui n’avait jamais été aussi tranquille, versle ciel qui n’avait jamais été aussi pur et elle se voila les yeuxpour ne plus rien voir de ce qu’éclairait la lumière dujour !

Et quand elle rouvrit les yeux, la nuitl’entourait.

Et Pierre n’était pas rentré !

Elle alla déposer Jean dans son berceau. Elleresta penchée sur ce berceau. Elle n’avait plus de larmes. Elleétait comme détruite. Elle se passa la main sur le visage. Il luisembla qu’elle avait essuyé de la cendre. Cependant une flammeencore la ranima quand elle entendit la voix de Pierre. Elledescendit comme une automate. Elle vit tout de suite que Pierreavait une figure horriblement fatiguée.

Il s’assit avec une lassitude extrême. Il nelui cacha pas qu’il les avait encore vus, une dernière fois,pour leur donner congé. Et il fit le geste de quelqu’un quidîne. Il ne mangeait rien. Elle le regardait.

– Ils sont terribles ! dit-il encore, etils sont laids ! J’espère bien ne plus les rencontrerjamais !… Si j’ai voulu les revoir encore, c’est qu’ilsm’avaient menacé de me faire couper les vivres, tucomprends !

– Oh ! ciel ! si ce n’est quecela ! jeta-t-elle. Oh ! mon Pierre !

Elle allait ajouter :

– Je travaillerai.

Mais elle ne dit plus rien. Elle avait peur decet espoir immense qui revenait l’assiéger.

– Viens, lui dit Pierre, viens dans mes bras,Prisca ! Tu as douté de moi ! Tu m’as fait cruellementsouffrir. Je te pardonne. Sache que rien ne pourra jamais nousséparer, ni la pauvreté ni rien !

Ils fondirent leur âme dans un mêmesanglot.

Comme ils pénétraient dans là chambre quiprécédait la leur et où reposait à l’ordinaire le petit Jean, ilsaperçurent tout de suite le berceau vide.

D’abord, ils n’y attachèrent pointd’importance, imaginant que la « nounou sèche » avaitpris l’enfant avec elle, mais ce fut en vain qu’ils l’appelèrent.Celle-ci était absente ou était partie en emportant l’enfant, carl’enfant lui-même resta introuvable.

Ce que nous rapportons froidement ici, cetterecherche du petit Jean par le père affolé et la mère délirante,fut une chose qu’il serait impossible de dépeindre, tant ledésespoir qui l’accompagna semblait dépasser les bornes de ladouleur humaine.

Pierre cria d’une voix rauque :

– Ce sont eux qui nous l’ontvolé !

Elle avait compris. Elle savait de qui ilparlait.

– Oui, oui ! ce sont eux ! Ils ontvoulu se venger de toi ! Mais il faudra bien qu’ils nous lerendent, ou, je les tuerai tous de ma main, je leur arracherai lecœur avec mes dents !

Il avait couru à sa chambre et armait unrevolver. Elle le regardait faire en répétantmachinalement :

– Vite ! vite ! et moi aussi je veuxun revolver ! et moi aussi je veux un revolver pour les tuertous ! tous ! tous !

Pierre reprenait peu à peu son sang-froid etessayait de la calmer :

– Tu comprends. Nous savons où il est,maintenant ! Ils ne lui feront pas de mal, va ! Ils ontseulement voulu me faire peur ! Ils m’avaient dit que j’avaistort de les repousser !… que je m’en repentiraisbientôt !… qu’ils n’étaient pas gens à se laisser traiter dela sorte !… Maintenant, je les comprends… Voilà ce qu’ilspréparaient !… Ce sont des misérables !… Mais tuentends, j’aurai l’enfant tout de suite ! tout desuite !

– Ah oui ! tout de suite ! il fautbien ! Ce soir même, si, je ne l’ai pas, je seraimorte !… Comment ne suis-je pas déjà morte ?

Ils se trouvaient sur la route et elle criaitsi atrocement, appelant : « Jean ! où es-tu, monpetit Jean ?… » que les propriétés voisines se vidaientet que l’on accourait de partout au-devant d’eux.

Elle demandait à tous :

– Vous n’avez pas vu mon enfant ? On mel’a volé !

Personne ne l’avait vu, et nul ne savait quelui répondre ; mais en voyant pleurer cette mère, tout lemonde pleurait…

Il suppliait qu’on leur trouvât une voiture,un cheval, des bicyclettes… Les chevaux sur lesquels ils faisaientleur promenade appartenaient à un manège de Castellamare.

Ils couraient déjà du côté de Castellamarequand une auto passa à toute vitesse sur la route, remontant versNaples. Du plus loin qu’ils l’aperçurent, ils crièrent vers lechauffeur et se mirent au milieu de là route pour qu’il fût forcéde s’arrêter.

L’auto était vide. Pierre vida ses poches dansles mains du chauffeur qui consentit à conduire ces fous àTorre-del-Greco !

– C’est là qu’ils sont ? demanda la voixtremblante de Prisca.

– Oui ! Tu vois, ça n’est pas loin !Dans dix minutes, nous y serons !… Et puis, nous allonspeut-être rencontrer les misérables et le petit sur notrechemin !…

Prisca priait tout haut pour son petit. Ellene disait que deux mots, toujours les mêmes : « MonDieu ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! » mais elle avaittout mis là dedans, tout ce qu’elle pouvait promettre sur la terreet dans le ciel.

Et elle dévorait de ses yeux agrandisfantastiquement la route éclairée par les phares.

Le moindre groupe rencontré, elle défaillaitd’espérance, elle se mettait les poings sur la bouche pour ne pascrier et on n’entendait plus que les sourds : « MonDieu ! Mon Dieu ! » qui roulaient au fond de sagorge.

Ils passaient alors sur la falaise deCastellamare, bien connue pour être le rendez-vous de tous lesdésespérés, de tous ceux qui ont besoin d’une mort prompte et quivouent à l’avance leur cadavre au flot des mers…

Là, sur cette grève, était la tombe deGraziella sur laquelle pleura un poète. Il y faudrait creuser aussibientôt la tombe de Prisca ! Pas plus tard que ce soir,assurément, si elle revenait de Torre-del-Greco les brasvides ! Elle tendrait ses bras vides au-dessus de l’abîme etelle sauterait dans la mer avec un grand cri d’amour à Pierre.

Une phrase de Pierre frappa sesoreilles :

– S’ils ne me rendent pas l’enfant tout desuite, je brûle la cervelle à Rostopof !…

– Ah ! mon Dieu ! c’est le généralRostopof ! Alors tout est fini ! tout est fini !fini ! fini ! Jamais il ne voudra nous rendre notreenfant !…

– Tais-toi ! tu es folle !…

– Ah ! oui ! folle !folle ! Ah ! je te dis que je lui mangerai le cœur à cemonstre !…

Elle était effrayante à voir.

– Il rendra Jean tout de suite, répéta-t-il.Il a voulu seulement me faire peur !… Je lui avais dit que jene retournerais pas chez lui ! que je ne voulais plus levoir ! Il m’a répondu ; « Nous verronscela ! nous en reparlerons avant longtemps !… »Tu vois comme c’est simple… Il s’est arrangé pour que la nurse, quicrut peut-être ne pas mal faire et à laquelle on aura racontéquelque histoire vraisemblable, lui amène l’enfant chez lui… Commecela, il se sera dit que je serais bien forcé de revenir chez luipour chercher mon enfant !… Et il me le rendra après m’avoirdit ce que je ne voulais pas entendre… Voilà comment il fautraisonner ! La vérité, la voilà !… Elle est odieuse, maiselle n’est pas si effroyable que nous aurions pul’imaginer !

Maintenant, Prisca, frappée de ces dernièresparoles, essayait de rassembler deux idées et de créer duraisonnement.

– Que veux-tu qu’il fasse du petit Jean ?dit-il. Rien ! Il ne va pas le tuer, n’est-ce pas ?

– Ah ! ah ! hurla-t-elle, letuer !… le tuer !… Non ! D’abord, il n’y a pas demonstre qui aurait le cœur de lui faire du mal à ce petit ! Ilest si beau ! Mon Dieu ! mon Jean ! si beau !Mais entends bien cela… ce Rostopof est bien connu !… C’est ledernier boïard… Rien ne lui a jamais résisté. Il ne voudra rendrel’enfant que si tu consens à le suivre, lui, en Russie ! C’estsimple, tout à fait ! J’y vois clair maintenant !…

« C’est nous deux, reprit-elle encore,l’enfant et moi qui te retenons ici ! Nous devons nousattendre à tout de ce monstre ! Pour sa politique, il feraitmourir à petit feu ses propres enfants !… Mais s’il ne te rendpas Jean tout de suite, tu le tueras tout de suite, comme unchien ! et nous retrouverons Jean après ! les autresauront peur !

– Nous irons à la police, si c’estnécessaire ! disait Pierre. Ces gens-là se croient toujourschez eux et pensent que tout leur est permis ! Ces temps-làsont passés !

– Nous n’avons pas besoin de la police !L’enfant tout de suite ou tue-le !…

Ils avaient dépassé la plaine de Pompéi. Ilslongeaient maintenant les derniers contreforts du Vésuve.

Ils furent bientôt dans l’interminable rue deTorre-del-Greco.

Soudain, Pierre donna l’ordred’arrêter :

– C’est là, fit-il.

Ils étaient devant les jardins d’une villa auxfenêtres de laquelle brillaient quelques lumières.

– Attends-moi dans l’auto. Je te promets derevenir avec l’enfant tout de suite !

– Jamais ! je ne te quitte pas !… Tues fou, Pierre ; je ne te quitte pas !… Ah ! ça,jamais !

– Eh bien, viens, fit-il… mais tu me laisserasdire et tu ne t’étonneras de rien !… Le principal estd’avoir l’enfant, n’est-ce pas ?

– Oui ! oui ! dis tout ce que tuvoudras, pourvu qu’il nous rende l’enfant tout desuite !… !

Il poussa la grille ; en quelques pasrapides, ils furent dans le vestibule de la villa dont la porteétait ouverte.

Ils se trouvèrent tout de suite en face d’unhomme que Prisca avait certainement vu, à Petrograd, elle n’auraitpu dire en quelle circonstance.

Pierre et cet homme échangèrent quelquesphrases en russe, d’où il résultait que le général princeRostopof attendait Pierre !

– Tu vois ! fit le jeune homme, c’estbien ce que j’ai pensé…

– Va ! va ! nous allons bienvoir !

Et elle jeta un regard terrible sur la main dePierre qui s’était glissée dans la poche du veston où elle savaitque se trouvait le revolver.

– Va ! Ils ont tous des têtes d’assassin,ici !

Elle parlait ainsi et elle n’avait encoreaperçu qu’un visage.

Derrière l’homme, ils traversèrent une pièceoù se trouvaient quatre Russes, quatre « gaspadines » quise turent aussitôt qu’ils eurent aperçu les nouveaux arrivants.

Ils avaient dès figures sévères ettristes.

Ils s’inclinaient profondément devant Pierre,qui était plus que jamais pour eux le grand-duc Ivan Andréïevitch,peut-être l’empereur de demain, celui qui sauverait la Russie del’anarchie ; du moins l’espéraient-ils de tout leur cœur,dévoués jusqu’à la mort à la dynastie des Romanof.

– Veuillez m’attendre un instant ici, priacelui qui les avait introduits.

Et il disparut dans une pièce adjacente dontil referma la porte.

Prisca dévisageait en silence les gens quil’entouraient, mais son regard exprimait tant de choses redoutableset une haine si cruelle que les autres, qui l’avaient d’abord fixéeavec curiosité, se détournèrent d’elle avec embarras.

On leur avait offert des sièges. Ils restèrentdebout. Pierre avait toujours la main sur son revolver. La porte serouvrit presque aussitôt et le gaspadine réapparut.

– Le général prince va recevoir SonAltesse ! dit-il. Il prie Madame de vouloir bien attendre iciquelques minutes !

Prisca protestait déjà, mais Pierre lui dit enla regardant bien dans les yeux :

– Je te jure que je serai dans deux minutesici avec l’enfant ! et pour cela il vaut mieux que le généralme voie tout seul ! et m’entende tout seul !

Elle le comprit, cette fois, et elle n’insistapas.

– Va ! fit-elle tout haut, jet’attends.

Pierre entra avec l’homme dans le bureau dugénéral.

Prisca avait aperçu dans un coin du mur lessaintes images que tout bon vieux Russe emporte toujours avec lui,surtout s’il reste l’esclave d’un traditionalisme étroit comme legénéral Rostopof.

Sans plus se préoccuper des personnesprésentes, elle se jeta à genoux devant l’icône de la mère deDieu :

– Rappelle-toi, lui dit-elle dans son ardenteprière, rappelle-toi que c’est à toi que j’ai demandé cet enfant etque c’est toi qui me l’as donné !

« Souviens-toi, vierge Marie !C’était un jour de printemps à Ekaterinof, le jour de tafête ! Le peuple était dans la joie, à cause de toi, au rivagedu golfe de Finlande ! Tu ne peux pas avoir oubliécela !

« Une foule de paysans et de paysannes enhabit du dimanche suivaient sur la route les popes et lesprincipaux d’entre eux qui portaient tes bannières. Tu rayonnaisau-dessus de tous les fronts et les chœurs de tout un peuplechantaient ta gloire, ô Marie !

« Et moi, je te vis passer et j’étais àcôté de mon Pierre ! Et je vis passer aussi une petite trouped’enfants qui se bousculaient autour de ta bannière. Ils étaientpresque nus et beaux comme des petits frères del’Enfant-Jésus !… et tout le peuple courait, se hâtait, sebousculait en chantant sur la route, autour de ta bannière !Alors, comme aujourd’hui, je me suis jetée à genoux devant tasainte image et j’ai prié le cœur de Marie de me bénir et de medonner à moi aussi un beau petit enfant, comme ceux qui couraientautour de toi…

« Et je t’ai priée de cela si ardemment,avec un tel élan de toute mon âme, ô Marie, que lorsque je me suisrelevée et que tu fus passée, et que la procession ne fut plusqu’un peu de poussière au loin sur la route, je savais que jeserais exaucée !

« Et cet enfant, tu me l’as donné !Il est à toi ! On n’a pas le droit d’y toucher ! On mel’a pris ! Il faut que tu me le rendes !

Ainsi pria Prisca, et elle se sentit touchée àl’épaule.

C’était Pierre. Elle resta à demi soulevéevers lui, attendant la parole de vie ou de mort. Il dit :

– C’est fait ! l’enfant est ici !nous l’emportons ! Alors Prisca, ivre de joie, embrassal’icône de Marie qui, encore une fois, l’avait exaucée. Ilssortirent dans le vestibule. Une antique gniagnia leur apporta lepetit Jean qui pleurait et qui ne pleura plus sur le sein dePrisca.

Ils remontèrent dans l’auto. Prisca sanglotaitéperdument sur son petit.

Elle n’entendit même pas ce que Pierre disaitau chauffeur, et cependant il eut avec cet homme une longueconversation tandis que la voiture refaisait le chemin deSorrente.

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