Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

Chapitre 26LE GRAND-DUC IVAN VA SE MARIER

 

Comment Prisca fut-elle ramenée dans sonappartement du canal Catherine ?

Par quel mystère, alors qu’elle se croyait àjamais perdue au fond du couvent de la Petite Troïtza et qu’elles’était évanouie au milieu de cette affreuse orgie conduite parRaspoutine, se réveillait-elle un clair matin d’hiver dans cettepetite chambre toute blanche où elle avait vécu des heures sitranquilles avant de la quitter pour suivre son amour ?

Voilà ce qu’elle ne pouvait s’expliquer.Pourquoi ses ennemis l’abandonnaient-ils enfin à son sort etcessaient-ils de la persécuter ?

En quittant Viborg, Nastia, comme il lui avaitété recommandé, était revenue au canal Catherine où, pendant desjournées et des nuits qui lui avaient paru interminables, elleavait attendu sa jeune maîtresse.

Enfin, certain soir, une auto fermée s’étaitarrêtée devant les fenêtres de l’appartement qui était aurez-de-chaussée et on avait frappé aux fenêtres.

Quelques minutes plus tard, on frappait aussià la porte, Des inconnus rapportaient Prisca dans un état defaiblesse tel qu’on eût pu craindre qu’elle ne trépassât dansl’heure. Puis ils étaient partis, après avoir recommandé à Nastiade prendre les plus grands soins de sa maîtresse et lui avoir donnél’adresse d’un docteur.

Prisca avait été des semaines entre la vie etla mort.

Maintenant, elle était sauvée.

Ses premières paroles furent naturellementpour demander son Pierre, mais Nastia ne put que pleurer. Onn’avait pas revu Pierre. Pierre n’avait pas donné signe de vie…Peut-être était-il mort ? Alors, elle demandait, elle aussi, àmourir !

Mais Nastia secouait la tête en affirmant quele jeune barine n’était pas mort… C’est tout ce qu’elle disait etelle se remettait à pleurer…

– Tu sais quelque chose ?… Nastia. Tu vasme dire ce que tu sais ! faisait la pauvre Prisca, égarée.

Mais encore Nastia secouait la tête etaffirmait qu’elle ne savait rien.

Un jour, Prisca demanda à Nastia d’aller luiacheter des journaux ; mais Nastia refusa en se signant et endéclarant que le docteur avait défendu toute lecture…

Dans l’après-midi, Prisca eut une visiteinattendue : celle de la petite Vera !… Ce fut avec unejoie immense qu’elle l’accueillit, oubliant tout à fait dessoupçons certainement injustifiés. Par elle, elle allaitcertainement avoir des nouvelles… la seule nouvelle quil’intéressât ! Qu’avait-on fait du grand-duc Ivan ? Sansdoute le retenait-on loin d’elle et attendait-il, pour larejoindre, un moment propice ! Mais être sûre, être sûre qu’ilétait vivant ! Ah ! si on pouvait lui affirmercela !…

Ce fut la première chose qu’elle demanda àVera.

– Mon Pierre est-il vivant ?

– Oui, il est vivant !

– Vous me le jurez !

– Je vous le jure !…

– Pourquoi ne vient-il point mevoir ?

– Il est retenu à la cour, où on le traite,paraît-il, en prisonnier…

– Et pas un mot de lui !… c’estatroce !

– Ayez confiance et soyez patiente !…

Prisca eut une grande crise de larmes, ce quila soulagea un peu. Elle s’aperçut alors que Vera était en granddeuil…

– De qui donc portez-vous le deuil ?osa-t-elle à peine demander ?…

– De mon pauvre Gilbert, fit Vera en éclatanten sanglots à son tour.

Alors, elles s’embrassèrent et se confièrentl’histoire de leurs malheurs depuis qu’elles avaient été sisingulièrement séparées.

Gilbert et Vera avaient été dirigés trèssecrètement sur Schlussenbourg. Ils avaient été jetés tous deux aucachot, au régime le plus dur.

Un jour, on avait remis en liberté Vera àlaquelle on avait fait jurer de ne jamais dire qu’elle avait étéemprisonnée en même temps que Gilbert. Le matin même du jour oùGilbert, lui aussi, devait être remis en liberté, on l’avait trouvépendu dans sa cellule !

– Pour moi, ce sont eux qui l’ontpendu ! Ils l’ont fait taire à jamais. Et jamais il n’a euun vrai baiser de moi ! gémit Vera… Il aurait vécu unjour de plus que nous serions mariés maintenant !…

Elle se reprit à pleurer :

– Le pauvre garçon ! le pauvregarçon ! Il m’aimait tant ! Il est mort à cause demoi ! Je ne m’en consolerai jamais !… C’estaffreux !…

– Comment êtes-vous sortie de cetteépouvantable intrigue ?… le savez-vous, au moins ; moi,j’ignore tout de ce qui a pu me sauver !…

– Oh ! en ce qui me concerne, c’est biensimple, fit Vera avec un gentil soupir… C’est ma sœur qui nous atirés de là !… Vous comprenez, quand elle a vu qu’il n’yavait rien à faire avec Grap, qui était décidément le moins fort,elle s’est mise très bien avec Raspoutine… il n’y avait pas autrechose à faire…

La Kouliguine avec Raspoutine ! Et cetteenfant trouvait cela tout naturel… Prisca n’osait plus laregarder.

Vera ne s’apercevait pas de la profondehorreur dans laquelle ses propos avaient plongé Prisca. Elle se mità bavarder à tort et à travers, et comme Prisca ne lui répondaitplus, elle s’en alla…

Le lendemain, le docteur eut une conversationassez longue avec Prisca. Il lui apprit que sa santé était tout àfait restaurée et qu’il ne s’agissait plus maintenant que de« soigner le moral », car elle allait avoir besoin detoutes ses forces… Et il lui annonça qu’elle était enceinte…

Elle en eut une joie infinie.

Un enfant ! Un enfant de sonPierre !… Dieu bénissait leur amour ! Elle ne doutaitpoint de la profonde allégresse de Pierre quand il saurait la choselui aussi…

Le soir même, elle jeta les yeux sur unjournal que le docteur avait, par mégarde, laissé là en s’enallant. Elle y lut, en première page, que le grand-duc IvanAndréïevitch allait se marier prochainement avec la jeune princesseKhirkof, Agathe Anthonovna…

Elle poussa un grand cri et Nastia la trouvaétendue comme morte, au pied de son lit, d’où elle avait roulé.

Ce furent des semaines de délire. Et puis,elle guérit encore. Elle voulait vivre pour son enfant ! maiselle ne voulait pas croire au mariage de Pierre ! Non !Non ! une chose pareille n’était pas possible !… Ellesavait que depuis longtemps on avait, à la cour, préparé cemariage-là, mais le grand-duc l’avait toujours repoussé. C’étaitune vieille intrigue de cette affreuse grande-duchesse NadiijdaMikhaëlovna, mais Pierre ne s’y était jamais prêté…

La grande-duchesse elle-même lui avait annoncéce mariage-là, méchamment, au couvent de la Petite Troïtza !mais elle ne l’avait pas cru !…

Et ce n’était pas parce qu’elle avait lu lanouvelle dans un journal qu’elle y croirait davantage,assurément !

Cependant Vera n’était plus revenue la voir.Elle trouvait cela bizarre. Elle ne comprenait pas non pluspourquoi la Kouliguine, qui avait maintenant toute liberté, quiretrouvait son succès au théâtre Marie et sa faveur dans lesmilieux politiques, qui pouvait tout, et quiparaissait avoir tout fait pour elle et pour Pierre, ne luidonnait point signe de vie, à elle !

Craignait-elle donc d’avoir à lui parler dePierre ? Et pourquoi ?…

Que de soupçons revinrent assiéger la pauvrePrisca !…

Et quelle torture en face de ce silenceobstiné de Pierre ?…

Sitôt qu’elle le put, elle voulut sortir… ellese traîna avec Nastia le long des canaux gelés ; elle erra,mélancolique, dans les patinoires, mais elle n’avait plus la forceni l’envie de prendre sa part d’un sport qui lui avait naguère tantplu !…

Un jour, elle cria encore de douleur en lisantl’annonce du mariage princier pour la semaine prochaine !…

On donnait des détails. La cérémonie auraitlieu à la cour, au palais Alexandra, où Nicolas était revenu, aprèssa visite au grand état-major.

Le journal rapportait qu’en attendant, lagrande-duchesse avait réoccupé, avec son fils, un hôtel de laPontanka, à Petrograd, et que tous les jours le grand-duc serendait chez sa fiancée, à l’hôtel des Grandes-Écuries, chez leprince Khirkof.

Comme une folle, Prisca se traîna de ce côté,en gémissant le nom de Pierre.

La fidèle Nastia la soutenait en pleurant.

C’était un couple lamentable. Soudain, au coinde la grande Kaniouche et de la perspective Newsky, elles furentbousculées par quelques gardavoïs qui écartaient la foule.

Deux magnifiques traîneaux passaient à touteallure, redescendant vers Fontanka.

Dans le premier, à côté d’un général, ellereconnut Pierre !

Elle cria :

– Pierre !

L’avait-il entendue ? Avait-il reconnucette voix qui lui avait été si chère ?

Sur un signe de Pierre, le traîneau s’étaitarrêté !… Prisca fit entendre un gémissement d’espoir…

Hélas ! si Pierre descendait de sontraîneau, ce n’était pas pour venir à elle, mais pour courir versle second traîneau qui, lui aussi, s’était arrêté… et dans lequelPrisca reconnut la Kouliguine !…

Le grand-duc et la danseuse échangèrentquelques paroles si près, si près… qu’on eût pu croire qu’ilsallaient se donner un baiser…

Prisca roulait, égarée dans les bras deNastia, quand une voix amie se fit entendre à sonoreille :

– Mademoiselle Prisca, venez chez moi, c’esttout près !…

C’était Nandette, l’amie de ce pauvre Serge,l’artiste du théâtre Michel qu’elle connaissait bien et que sonPierre lui avait présentée aux temps heureux de leurs promenadesaux îles, dans les belles nuits blanches d’autrefois…

Nastia et Nandette portèrent littéralementPrisca à quelques pas de là, dans le modeste quartir del’artiste…

Prisca et Nandette pleurèrent ensemble. Ellessavaient toutes deux pourquoi…

– C’est un mariage épouvantable, dit Nandette,et c’est la Kouliguine qui l’a voulu !… Je connaisAgathe Anthonovna ; elle n’aime pas le grand-duc, elle aime lefrère de la Kouliguine, mais celle-ci ne veut pas qu’Agatheprenne son frère à la révolution !… Je sais cela,moi… et Agathe a dû obéir, comme Ivan obéit de son côté, pouréviter les pires malheurs !… La Kouliguine sait bien cequ’elle fait ! c’est une femme horrible et néfaste. Sa passionpour le grand-duc n’est plus ignorée de personne… Quand le princesera marié à une personne qu’il n’aime pas et quand il aura perduainsi la seule femme qu’il ait jamais aimée, la Kouliguine comptebien faire du grand-duc tout ce qu’elle voudra ! Ellel’entortille déjà ! Vous avez vu comme ils se parlent, même enpublic, à deux pas de chez les Khirkof !…

« C’est elle qui a organisé la petitefête secrète de demain soir à laquelle doit assister Raspoutinelui-même, son nouvel amant, et où le grand-duc enterrera sa vie degarçon !… C’est une véritable orgie qu’elle prépare là !Il y aura des femmes, des femmes du monde, que ces messieursdoivent amener et qui assisteront, Dieu sait à quoi !

« Elles doivent venir masquées et garderleur masque ! C’est le programme de la Kouliguine ! jen’invente rien ! Le prince Féodor Iléitch, qui est de lapartie, m’a demandé si je voulais qu’il m’emmène… il m’a dit que jepourrais amener une amie du théâtre Michel, pourvu qu’elle soitgaie !… Vous pensez ce que je lui ai répondu !…

– Acceptez, madame, et emmenez-moi ! ditPrisca.

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