Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

Chapitre 7AIE PITIÉ !

 

Les aides de camp s’étaient précipitésderrière Ivan. Le tsar dit :

– Allez-vous-en tous. Qu’on nous laisseseuls.

La porte fut refermée. Ivan était toujours auxpieds du tsar. Celui-ci resta quelque temps sans parler, regardantavec sévérité cet enfant prodigue qui lui revenait avec dessanglots et des gestes de supplication.

Ivan pleurait comme un enfant.

– Que veut dire tout ceci ? fit le tsar.Que signifie une entrée pareille ? Je ne voulais plus te voir.Pourquoi es-tu là ? Tu m’as désobéi. Je ne te connais plus. Ilfaut que tu comprennes cela, Ivan Andréïevitch.

– Et toi, batouchka, comprends que ce n’estpas ta colère que je redoute, car je t’aime et je suis prêt à subiravec joie le sort que j’ai mérité. Oh ! batouchka, si tusavais ce qu’on a fait de moi, tu aurais pitié, et tu serais avecmoi, car je connais ton cœur qui est grand !

Les larmes qui accompagnaient ces premierscris étaient si sincères, la douleur du pauvre enfant était sidésespérée, que le tsar se sentit ému jusqu’au fond de l’âme. Maisil n’en voulait rien laisser paraître, et c’est toujours sur le tonle plus sévère qu’il ordonna à Ivan de se relever et de lui dire« ce qu’on lui avait fait ».

– Batouchka, on a fait de moi un corps sansâme, on a fait de moi un cadavre vivant en me prenant ce qui étaitmon bien le plus chéri. Tes ennemis et les miens, car ce sont lesmêmes, petit père, m’ont pris ma pure colombe, celle que Dieu avaitenvoyée sur la terre pour moi, pour moi seul !

– Celle pour laquelle tu as désobéi, et pourlaquelle tu m’as quitté…

– Ne crois pas cela, batouchka, ne crois pascela, en vérité. Oui, j’ai désobéi à l’empereur en quittant cettecour sans ta permission et je mérite un châtiment, mais elle, elle,qu’a-t-elle fait ? Elle ne sait rien des choses de cetteterre, petit père sacré. Elle m’aimait et elle ne savait pas quij’étais. Et elle ne m’a aimé que parce que j’ai été malheureux.Ah ! malheureux ! Si tu savais. Mais tu m’entendras. Tume comprendras. Tu es bon. Tu es l’infinie bonté ! Je n’aiplus d’espoir qu’en toi !

« Si j’ai fui, petit père, c’est que jene pouvais plus voir ce qui se passait ici, des choses abominablesque tu ne sais pas !… des crimes que tu ignoresassurément ! des trahisons inouïes sur lesquelles j’ai vouluabsolument t’ouvrir les yeux, mais elles étaient tellement hideusesque tu n’as pas voulu me croire. Rappelle-toi !… alors, j’aifui ! Je n’avais pas autre chose à faire ! J’ai disparu,batouchka ! et aussi parce que ma mère voulait metuer !…

– Qu’est-ce que tu dis, IvanAndréïevitch ?

– Oui ! oui ! petit père, c’esthorrible ! horrible ! je viens te supplier de me protégercontre Nadiijda Mikhaëlovna !

– Mesure tes paroles, malheureux enfant !car je jure que tout ceci ne se terminera pas seulement par deslarmes !… Si ce dont tu accuses Nadiijda Mikhaëlovna, si cetteabominable chose est vraie, pourquoi n’es-tu pas venu te jeter dansmes bras tout de suite ?

– Parce qu’alors, on ne m’aurait pas laisséapprocher de toi, batouchka !… Si je n’avais pas disparu danscette nuit maudite, ma mère aurait fait de moi ce qu’elle a fait deSerge Ivanovitch ! Elle m’aurait fait étouffer avec lesoreillers de la chambre de Catherine par la bande affolée desKhlisti, et, comme il a été fait pour l’autre, mon cadavreaurait été jeté dans le lac du grand palais !… Voilà pourquoitu ne m’as plus revu, je le jure !…

À l’énoncé de tant d’horreurs, Nicolas ne putretenir un frémissement. Il ne douta point de la parole de cetenfant éploré et, le relevant, car Ivan était resté à ses genoux,il le prit contre lui-même, sur son cœur, dans ses bras, et luidit :

– Parle, Vanioucha ! Ton petit pèret’écoute ! n’ais peur de rien, mon enfant ! Il faut toutme dire !

– Ah ! merci ! merci ! jesavais bien que je te trouverais, toi !… s’écria Ivan dans dessanglots… Je vais tout te dire !

Et il lui raconta l’affreuse nuit del’Ermitage et il lui dit ce qu’il avait vu de la cérémonie desKhlisti, des Ténébreuses, de Raspoutine… et lui raconta lamort de Serge et la poursuite dont lui-même Ivan avait été l’objet,et les paroles de mort jetées par Nadiijda Mikhaëlovna !…

Le tsar l’écoutait en silence. Il s’étaitassis à son bureau et, la tête dans les mains, les yeux clos, il nefaisait pas un mouvement… mais, quand Ivan s’arrêta, il le pria decontinuer :

– Parle ! parle encore ! dis-moitout ce que tu sais. Tu dois savoir d’autres choses encore !je suis maintenant, comme toi, un malheureux homme sur la terre etj’ai une soif ardente de la vérité !…

Alors Ivan dit :

– Toute la vérité a sa source dans l’enfer deRaspoutine ! Celui-là est un déserteur du vrai culte desimages ! un violenteur de toutes les lois saintes, undestructeur des saints temples, un contempteur qui souille lesvases ! Il a apporté la fange à ta cour et la trahison danstes armées !… c’est à cause de lui et de sa bande que tonempire chancelle !… Regarde à côté de toi ! et seulement,alors seulement, tu pourras comprendre jusqu’où peut aller lepouvoir du démon !

« Et alors qu’arrive-t-il ? Onentend dans tout l’empire des gémissements ! Il arrive ce quetu vois : un prince qui ne sait plus que pleurer, qui ne croitplus à rien parce qu’on lui a arraché le cœur ! Et tun’entends que celui-là, parce qu’il a pu forcer ta porte !Mais, ô terre natale ! nomme-moi une bourgade (ce coin, pourma part, je ne l’ai jamais vu !) où celui qui t’aime et tegarde ne gémisse point !… Il gémit par les champs, par lesroutes, il gémit dans les prisons, dans les bagnes, dans les mines,rivé à la chaîne, ainsi qu’il a été fait pour mon vrai pèreAsslakow… tu sais cela, batouchka ! Il n’y avait que moi quine le savais pas ! Je te dis qu’il y a partout un gémissementsans fin et tel qu’on ne peut voir avec joie le soleil !

« Les seuls qui ne gémissent point sontles traîtres ! Et seuls, les traîtres sont les maîtres de tonempire ! Voilà ce qu’il faut comprendre, s’il en est tempsencore ! Et si tu veux sauver la nation slave, ôbatouchka ! dépêche-toi ! dépêche-toi ! Dans leurenivrement, les misérables qui t’entourent ne sentent même pas lesinjures que leur font les étrangers : ils ne connaissent pointleur honte, ils s’y plaisent, au contraire ! Tout est vendu àl’étranger ! Voilà la vérité qu’il fallait te dire… Etmaintenant je t’en conjure à genoux, toi qui es juste et qui asbien voulu m’entendre et qui as pleuré avec moi, rends-moi maPrisca !…

Il n’avait fait un si long détour que pour enarriver là. Sa douleur et son amour étaient clairvoyants. Ivanavait compris tout de suite qu’il arrivait dans un bon moment.Après le premier heurt de la rencontre, le tsar s’était tropfacilement attendri pour qu’il n’y fût point préparé par un étatd’esprit assez pitoyable.

Si le premier cri du grand-duc avait été pourson propre désespoir et pour son propre espoir, et uniquement pourelle qu’il fallait sauver, il avait vite compris que letsar ne s’intéresserait à son infortune à lui, Ivan, qu’autantqu’il montrerait de l’intérêt pour les misères impériales quiétaient immenses. Et derrière toutes ces phrases déchirantes oùclamait le malheur général du temps, il n’y avait que la plainte deson cœur et le cri terrible de son destin qui voulait être sauvé etqui ne pouvait l’être que par le salut de Prisca !

Il faudrait tout ignorer de la triste etaimante et désolée âme slave, pour s’étonner de la force queconquérait, dans le moment, le grand-duc Ivan, par ses discoursdésordonnés où brûlait la flamme d’un amour partagé.

Le tsar l’écouta, et il arriva, ce qui devaitarriver. Il ne tarda pas à le plaindre. Lui aussi, il aima Priscaet il s’attendrit sur ses malheurs. Il était trop malheureuxlui-même pour ne point sentir battre le malheur dans le cœur d’unêtre de sa race, qui pleurait dans ses bras !

Toute cette pitié s’augmentait de la haineimmédiate qu’il avait pour ceux de son entourage, dont il sesentait depuis longtemps la proie inéluctable et dont Ivan luiavait précisé l’ignominie.

Il ne résista plus à l’appel forcenéd’Ivan :

– C’est ma femme, petit père ! lui jetaitle jeune homme, c’est celle que Dieu m’a donnée ! Ils me l’ontprise. Toi seul peux me la rendre !… Où est-ellemaintenant ? Où est-elle ? Donne des ordres, etvite ! petit père ! des ordres terribles pour qu’on latrouve ! pour qu’on la sauve ! Elle est peut-être dans uncachot, sous la Néva ! au fond d’une tour, dans un château dubord du golfe !… Ma mère a des châteaux où l’on peut fairetout ce qu’on veut, sans qu’on s’en occupe jamais ! Il faut sehâter, et puis on a peut-être conduit Prisca dans un couvent… dansun damné couvent dont les moines sont vendus à Raspoutine ou auxTénébreuses…

– Continue ! Va donc ! gémit letsar…

– La Wyronzew, que j’ai vue tout à l’heure,déclara Pierre avec une conviction qui emportait tout, la Wyronzewpossède plus de cent tours dans son sac ! Il faut que tusaches que c’est elle qui a ensorcelé ma mère et que, par elle, mamère a ensorcelé Maria Alexandrovna (la tsarine) ! Ma mère estavertie ! Elle sait que je suis ici ! Si tu n’intervienspas, j’aime mieux me tuer ! C’est elle qui a tout fait !C’est elle qui sait où est Prisca !

Il souffla un peu, embrassa les mains del’empereur et reprit :

– C’est elle qu’il faut interroger ! Situ ne la fais pas parler, Prisca est perdue, et moi, je suis mortavec elle !…

L’empereur, à son tour, soupiradouloureusement et profondément, car il avait été tout à faitbouleversé par ce que lui avait attesté, en dernier lieu, Ivanrelativement à l’influence de la grande-duchesse sur latsarine.

– Ivan Andréïevitch, commença-t-ilsolennellement, mais à voix basse, comme s’il avait peur d’êtreentendu, je sens que ton cœur est près du mien ; aussi je tepromets d’être juste pour tous ceux que tu aimes et d’étendre, sureux et sur toi, ma protection !…

Ayant dit, il appela un aide de camp et luicommanda de faire savoir à la grande-duchesse qu’elle eût à seprésenter, sans tarder, devant lui.

Presque immédiatement, la grande-duchesse, quiavait été avertie de l’arrivée d’Ivan et de son entrevue avecl’empereur par la Wyronzew, fit son entrée.

Elle avait sa figure des grands jours, lahauteur et la démarche des heures de gala, quand elle voulait enimposer à tous, dans les cérémonies plus ou moins solennelles. Elles’inclina devant le tsar et attendit. Elle n’eut pas un regard pourIvan.

Nicolas n’était pas toujours à son aise devantles grands airs de Nadiijda Mikhaëlovna. Mais, cette fois, ils nel’impressionnèrent pas du tout. La rancune bouillait dans son cœur,mais il contint la manifestation de sa haine personnelle, qu’ilavait des raisons de dissimuler, pour s’occuper uniquement, commeil l’avait promis, des affaires d’Ivan.

– Madame, lui dit-il, sans la regarder, votrefils est venu me demander son pardon. Il l’a obtenu, m’ayant promisde ne plus faire à l’avenir que notre volonté. Je veux aussi quevous fassiez la mienne. Il se passe des choses autour de moi, quine sont pas à mon gré. Nul ici n’a le droit de disposer pour quoique ce soit d’un pouvoir qui m’appartient. Ivan m’a tout dit.Tout, entendez-vous bien !

Alors il la regarda bien en face et d’unefaçon si terrible que Nadiijda Mikhaëlovna eut peur de lui, pour lapremière fois de sa vie.

Le tsar, après un silence effrayant, que lagrande-duchesse n’osa point rompre, reprit :

– Nous reparlerons de certaines choses, unautre jour. Mais, aujourd’hui, je veux vous faire part d’uneplainte qui est arrivée jusqu’à moi et qui a trait à un scandalequ’il est de notre intérêt, et du vôtre surtout, madame, de fairecesser. Une personne, appartenant à un pays allié, a disparu dansdes conditions que vous ne sauriez pas ignorer. Cette personne estinnocente de tout crime, et la loi qui la protège est celle del’hospitalité russe. Fût-elle même coupable, je n’admettrais pointqu’elle fût frappée en dehors de moi et de mes lois. Cettepersonne, madame, vous allez me dire immédiatement où elle est.

– Mais, sire, fit la grande-duchesse, avec lamine la plus étonnée du monde, je ne sais, en vérité, de qui vousavez la bonté de me parler. Tout ceci est, assurément, une parfaiteénigme pour moi.

Alors, le grand-duc Ivan éclata :

– Vous savez très bien de qui il s’agit, mamère. Il s’agit de celle que vous avez menacée devant moi. C’estvous qui avez mené cet abominable drame. C’est vous qui avez faitenlever Prisca.

– Ah ! ah ! il s’agit donc de cettepetite ? reprit la grande-duchesse, de son air le plusdéplaisant ; voilà donc de quoi faire beaucoup de bruit. Ehbien ! si elle a disparu, tant mieux pour tout le monde ettant mieux pour la volonté du tsar, qui ne trouvera plus cettedemoiselle entre Sa Majesté et vous !

Ivan voulut encore parler, mais d’un geste, letsar le fit taire. Le cynisme de la grande-duchesse l’exaspéraitfollement. C’est d’une voix tremblante de fureur concentrée qu’ildit :

– Nadiijda Mikhaëlovna, je veux quel’on ait retrouvé cette jeune femme, ce soir !

– Mais adressez-vous à votre police,sire ! moi, je ne suis pour rien dans cette affaire, je vousle jure !… Et cette scène dépasse toutes les bornes de mapatience. Permettez-moi de me retirer !

Nicolas II eût reçu une gifle qu’iln’aurait pas été plus humilié, ou plus bouillonnant d’une fièvrevengeresse. Ainsi voilà comment, maintenant, on osait lui parler,chez lui ! on le bravait en face ! on se permettait delui dire qu’on allait se retirer, sans qu’il en eût donnél’ordre ! Tout respect était anéanti ! L’étiquette laplus vulgaire était foulée aux pieds ! et par qui ? parcette femme pour laquelle il n’avait que du mépris et de la haineet dont les savantes manœuvres avaient dressé contre lui un partidevenu tout-puissant à la cour… Pour la première fois de sa vie, ilvit rouge… Oui, l’antique sang des tsars, le sang des Romanof, quiparaissait endormi sous cet épiderme placide, se mit tout à coup àcouler dans ses veines sa vague de feu ! Et c’est la figureembrasée, le geste plein de menaces qu’il se dirigea sur NadiijdaMikhaëlovna.

– Je vous ordonne de rester ici !… et jevous ordonne de me dire où elle est !…

Nadiijda avait reculé, terrifiée. Elle avaitpu croire que Nicolas allait la frapper : elle ne pouvaitparler, tant elle était stupéfaite de trouver un empereur qu’ellene connaissait pas !

– Dites-le, tout de suite ! tout desuite ! ou je vous fais arrêter ! arrêter ici ! dansce bureau et jeter dans un cachot à Pierre-et-Paul.

Alors Nadiijda Mikhaëlovna comprit qu’ilfallait changer de jeu. Ce fut fait en un tournemain !… Il n’yeut plus qu’une pauvre femme qui pleurait et se lamentait et criaitson innocence ! En vérité ! en vérité ! elle nesavait rien de cette affreuse histoire ! Et, dans tout l’éclatde sa protestation, elle se défendait avec une habileté démoniaque,apprenant qu’il fallait chercher ailleurs ! et que cettepersonne à laquelle s’intéressait l’empereur pouvait avoir étévictime de certains personnages, qui lui avaient, depuis longtemps,prêté une particulière attention !…

Ivan, sur ces derniers mots, ne lui permitpoint de continuer et exigea des précisions !

Ces précisions, elle les refusa… toujours dansles larmes. Elle ne pouvait rien dire, car elle n’était sûre derien, et pour rien au monde, même pour la sauver, elle, de lacolère de l’empereur, elle n’accuserait qui que ce fût !… Maissi l’on voulait savoir à peu près à quoi s’en tenir, on pouvait serenseigner auprès du successeur de Gounsowsky, à la direction del’Okrana, auprès de Grap lui-même. Or, justement Grapétait, ce jour-là, à Tsarskoïe-Selo. Il était allé à l’ambulance,et Mme Wyronzew l’avait vu. On pouvait interrogerGrap.

Le tsar donna des ordres immédiats pour quel’on fît venir Grap au palais et qu’on l’introduisît auprès delui.

En attendant Grap, Nicolas ordonna à lagrande-duchesse de se retirer dans son appartement et lui fitdéfendre de communiquer avec qui que ce fût. Un aide de camp futchargé de veiller à l’exécution de cette consigne.

La grande-duchesse était traitée comme uneprisonnière. Elle quitta le cabinet de l’empereur en lançant, à ladérobée, au grand-duc, un coup d’œil foudroyant.

En attendant Grap, le tsar se promena dans sonbureau avec une grande fébrilité. Il n’adressait pas la parole augrand-duc. Il était tout à sa pensée tumultueuse et il se grisaitlui-même de son exceptionnel mouvement d’autorité.

Quand Grap fut introduit, l’empereur alladroit au fait.

– Monsieur, dit-il au chef de la policesecrète, que savez-vous d’une demoiselle française, qui a été damede compagnie chez le comte Nératof et qui en est partie il y a unan environ pour aller habiter, paraît-il, un appartement sur lecanal Catherine ?

À ces mots, Grap, stupéfait, se tourna vers legrand-duc Ivan, qu’il était tout étonné de trouver dans le cabinetde l’empereur, et son geste avait l’air de dire : « Maisje crois que Son Altesse en sait sur cette demoiselle beaucoup pluslong que moi ! »

– Eh bien, vous ne m’avez pas entendu ?jeta l’empereur.

– Si Sa Majesté voulait préciser ce qu’elleattend de moi, balbutia Grap, énormément gêné.

– Il paraît que certains personnagess’intéressaient particulièrement à cette demoiselle…

Grap, rouge comme un coquelicot, n’osait plusregarder le grand-duc.

– Parlez, monsieur, fit Ivan. Répondez àl’empereur et dites tout ce que vous savez. Il ne s’agit point demoi, dans cette affaire, ne vous troublez pas. J’ai tout dit à SaMajesté, en ce qui me concerne.

– La grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna,exprima Nicolas, prétend que vous êtes au courant de certainsfaits !

– Oui, Votre Majesté, je sais maintenant dequoi il s’agit. J’ai eu l’occasion, en effet, de dire àMme la comtesse Wyronzew, que MllePrisca avait dû quitter la maison du comte Nératof, à la suite dedissentiments avec le comte…

– Et c’est tout ?

– Sire, je vais dire à Votre Majesté tout ceque je sais. Les faits se sont passés sous mon prédécesseur, à latête de l’Okrana, Gounsowsky. J’ai trouvé, dans lespapiers de ce dernier, les preuves d’une machination montée contrecette jeune personne.

– Par qui ? demanda l’empereur, devantl’hésitation de Grap.

Mais Grap n’hésitait que par coquetterie depolicier, qui veut paraître désolé d’avoir à démasquer unpersonnage bien en cour ; au fond de lui-même, il étaitenchanté, car, depuis qu’il avait perdu la piste de Prisca, enFinlande, le comte Nératof l’avait fort maltraité et s’était vengédu peu de réussite dans sa propre affaire, en déclarant partout queGrap était tout à fait incapable de mener à bien celles de lapolice de l’empire et qu’il fallait, dès maintenant, lui chercherun remplaçant.

C’est donc avec une certaine joie secrète queGrap finit par nommer le comte Nératof. Il expliqua à Sa Majestécomment le comte avait imaginé de faire quitter Petrograd à lajeune personne, en lui faisant peur des responsabilités qu’elleencourait à la suite de certaines leçons qu’elle donnait à unpersonnage de la plus haute aristocratie.

– Il s’agit de moi, batouchka, fit Ivan.

Grap osa sourire délicatement etcontinua :

– Le comte faisait surveiller la jeunepersonne par les agents de Gounsowsky. L’un d’eux avait étéspécialement chargé de lui faire prendre un train omnibus pourMoscou. Or, à une station intermédiaire et en pleine campagne, ildevait faire descendre cette demoiselle et tout était réglé pourqu’elle fût mise à la disposition du comte et ramenée dans unepropriété que le comte possède dans un faubourg de Petrograd, àKamenny-Ostrov. Le coup manqua et, le jour même, Gounsowskydisparaissait et l’agent, aussi. Il est probable que Gounsowsky aété assassiné, on ne sait par qui. On a voulu mêler à cette affairela Kouliguine et sa sœur ; je puis affirmer à Sa Majesté quela célèbre danseuse n’est pour rien dans ce sombre drame. Quant àl’agent de Gounsowsky, on a retrouvé son cadavre dans le fleuve,quelques jours plus tard.

– Que d’horreurs ! gronda le tsar. Etdepuis, que fit le comte ? Le savez-vous ? A-t-ilcontinué de s’intéresser à la personne en question ?

– Je puis d’autant mieux renseigner VotreMajesté sur ce point, répondit Grap, que le comte, aussitôt que jefus à la tête de l’administration de Gounsowsky, vint me trouverpour me prier de lui continuer les services que celui-ci lui avaitrendus dans quelques affaires fort importantes, où l’honneur decertaines grandes familles de la noblesse et de la bourgeoisieavait été mis à l’épreuve par les passions bien connues du comte.Je dis tout ce que je sais à Votre Majesté, car j’ai toujours penséque le premier devoir d’un bon sujet est de ne rien cacher à sonsouverain…

– Allez ! Grap !… Allez !…

– Entre autres conversations que nous eûmes,le comte et moi, celle qui concernait la jeune personne en questionne fut pas la moins intéressante. M. de Nératof n’avaitrenoncé à aucun de ses projets, et il me pria de le servir autantqu’il serait en mon pouvoir. Il venait d’apprendre que cettepersonne avait quitté Petrograd avec un jeune prince de la cour, etil redoutait que tous deux ne parvinssent à s’enfuir à l’étranger.Son plan était de faire enlever la jeune fille. Là, je l’arrêtainet et lui dis que je ne pouvais entrer dans ses vues et qu’uneentreprise pareille déshonorerait mon administration.

« Il me répondit que si j’agissais selonson désir, je rendrais service à tout le monde, à Sa Majesté, quiétait fort mécontente de la fugue du prince, à la famille duprince, et à celle de la fiancée du prince, et qu’ainsi je meserais conduit en bon citoyen. Je lui répliquai que j’étais prêt àfaire tout ce que m’ordonnerait mon souverain, mais que jen’agirais point sans ordre. Il partit là-dessus et revint metrouver le lendemain. Il avait l’ordre !

– Signé de qui ?

– De Votre Majesté !…

L’empereur et Ivan eurent, en même temps, lemême mouvement de stupeur…

– Qu’est-ce que vous dites, Grap !répétez un peu !… s’écria Nicolas.

– Je répète à Votre Majesté que le lendemainj’avais l’ordre timbré du sceau impérial !…

– L’ordre de quoi ?

– De m’assurer de la jeuneFrançaise !

– Ah ! par exemple ! Et vous l’avezencore cet ordre-là ?

– Le voici ! Votre Majesté !…

Grap sortit l’ordre de sa poche. L’empereurl’examina. Il était en règle…

– Que veut dire ceci ?… Je n’ai jamais eucet ordre-là sous les yeux, moi !…

– Votre Majesté a signé, sans s’en apercevoir,avec les autres ordres déjà revêtus du sceau impérial, qui luifurent présentés par le comte Volgorouky !… J’ai pu savoircomment les choses s’étaient passées… Le comte Nératof était allétrouver le général prince Rostopof, qui tenait beaucoup au mariagedu prince fugitif avec sa nièce, et le général Rostopof, pourobtenir, par inadvertance, la signature de Votre Majesté, s’étaitentendu avec la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovna et le comteVolgorouky, qui présente, à l’ordinaire, les pièces à signer àVotre Majesté !…

En parlant ainsi, Grap « brûlait sesvaisseaux », mais il savait que, s’il n’abattait pas d’un couple parti de la grande-duchesse et de Raspoutine, c’en était fait,le lendemain, de sa place. Pour la sauver, nous avons vu qu’iln’hésitait pas à prêter au comte Nératof la paternité de l’intrigueRostopof, alors que c’était lui, Grap, qui avait donné l’idée àNératof de s’adresser à Rostopof pour obtenir, par surprise, lasignature de l’empereur…

Mais il mentait avec une telle conviction, lesprojets de Nératof étaient si infâmes et la fureur de Sa Majesté(en face de la preuve de sa bonne foi bafouée) était si parfaitequ’il comptait bien triompher et qu’il espérait déjà « tirerun gros bénéfice de sa loyale et courageuse attitude ».

En effet, cela ne tarda point ; mais,tout d’abord, l’empereur, mettant un frein à sa colère, voulutsavoir, pour en finir, ce que Grap avait fait de cet ordre-là.

– Rien du tout, déclara Grap ; je l’aimis dans un tiroir de mon bureau et je ne l’ai pointexécuté !

– Et comment donc, monsieur, avez-vous prissur vous-même de ne point exécuter un de mes ordres ?

– Sire, dit Grap, avec une convictionémouvante, je serais indigne d’occuper le poste auquel la bonnegrâce de mon souverain a bien voulu m’appeler, si j’ignorais quoique ce fût de ce qui se passe autour de lui ; si bien qu’avantmême qu’on eût surpris la signature de Sa Majesté, j’étais aucourant de l’intrigue qui se tramait pour abuser de sa bonne foi.En conséquence de quoi, j’eus grand soin de déclarer au comteNératof qu’il pouvait désormais s’en remettre à moi en tout ce quiconcernait cette affaire, qui lui tenait tant à cœur, mais, envérité, j’attendis, pour m’en occuper à nouveau, que Sa Majestévoulût bien elle-même me faire savoir ce qu’elle attendait de sonserviteur !

Ayant dit, Grap se tut, assez content de luiet prenant une pose modeste, mais avantageuse.

– Grap ! dit Nicolas, tu as agi comme tuas cru devoir le faire et ce n’est pas moi qui t’en blâmerai,puisque tu as été le seul, dans cette circonstance, à ne pasvouloir me tromper… Mais pourquoi n’es-tu pas venu me trouver et nem’as-tu point tout raconté, à moi, qui dois tout savoir ?

– Que Votre Majesté me pardonne !…exprima le policier, en levant les yeux au plafond, comme s’il ycherchait une aide divine pour soutenir sa faible humanité dans unmoment aussi grave… mais vos ennemis sont puissants… je n’ai puapprocher Votre Majesté qu’aujourd’hui même et parce qu’ils ontbien voulu m’envoyer chercher eux-mêmes, pour que je témoigne enleur faveur, et parce que je leur ai fait croire, depuis quelquesjours, que j’étais tout prêt à servir leurs desseins, sans quoitoute tentative de ma part eût été vaine, je l’assure !

– Eh bien ! mon ordre, Grap ! estque tu retrouves cette jeune fille, tout de suite, tum’entends ! et que tu l’arraches aux mains de ceux qui laretiennent prisonnière quels qu’ils soient, si haut placés, qu’ilssoient !… Et, naturellement, sans scandale, ajouta Nicolas,après réflexion.

– Sire, je vous demande quarante-huit heuresau plus, répondit Grap, et votre volonté sera accomplie ! jele jure !

– Écoute bien, Grap : il faut encore queje te demande autre chose ! et si tu me comprends bien, tafortune est faite ; je vois que tu es un homme de décision etde bon jugement ! Puisque tu sais tout ce qui se passe ici, etmême ailleurs, je désirerais en savoir du moins aussi long que toi…Et voici ce que je veux : que, tous les soirs, tu me fasses unrapport quotidien des événements du jour, qui peuvent m’intéresserplus particulièrement ; tu pourras tout dire en touteconfiance et sur n’importe quoi et sur n’importe qui, si haut placésoit-il ! tu entends ! tu m’entends bien ! si hautplacé soit-il, je le répète ! Je veux aussi, mais en cela jete recommande toute prudence et la plus rare discrétion, je veuxaussi, ajouta-t-il à voix basse, si basse, que Grap comprit plutôtla chose au mouvement des lèvres de l’empereur qu’au son de sesparoles, qui arrivaient à peine jusqu’à lui…, je veux aussi que tun’ignores rien de ce que fait Raspoutine, à chaque minute dujour et de la nuit, et que tu surveilles lesTénébreuses ! toutes ! si hautessoient-elles !…

L’empereur se tut, il avait fait là un effortconsidérable. Il essuya son front en sueur. Grap s’inclina.

– Tu m’as bien compris, Grap ? Tout àfait compris ?

– Oui, sire !…

– Eh bien, maintenant, je ne te retiensplus ! Va travailler !

– Sire, pour bien travailler suivant lesordres de Votre Majesté, j’aurai une demande à lui faire…

– Parle !

– J’avais une arme merveilleuse avec laquelleje pouvais sinon dénouer toutes les intrigues, du moins lesconnaître toutes, et l’on m’a désarmé, sire !…

– Alors, tu ne peux plus rien pourmoi ?

– Je puis tout, sire, si Votre Majestém’accorde cette petite chose que je vais lui demander.

– De quoi s’agit-il donc ?

– De permettre à la Kouliguine, qui a encourula disgrâce de Votre Majesté, de reparaître à la ville et authéâtre ! Il serait nécessaire aussi que Votre Majesté donnâtdes ordres pour que certaine police judiciaire à la dévotion deRaspoutine cessât d’inquiéter la danseuse à propos de ladisparition de Gounsowsky. Raspoutine ne cherche, dans cettedernière affaire, qu’à se venger de la Kouliguine, qui a repousséses avances. Et, je le répète à Sa Majesté, il est désirable que laKouliguine soit libre de toute contrainte et de toute crainte pourqu’elle puisse nous rendre tous les services que j’attends d’elle.En temps ordinaire, sa loge, son boudoir, son alcôve et sonantichambre sont le centre où viennent aboutir tous les bruits ettoutes les intrigues de la ville et de la cour.

– Et vous êtes sûr de la Kouliguine ?

– Oh ! sire, comme de moi-même !répondit Grap, avec un petit sourire des plus fats.

L’empereur comprit et rougit pour Grap.

– Eh bien, c’est entendu ! je vous donnela Kouliguine, mais vous, donnez-moi ce que je vousdemande !…

– J’ai l’honneur de le répéter à Votre Majestéet à Son Altesse, ajouta Grap, avec une légère inclination du bustedu côté du grand-duc, avant quarante-huit heures, nous serons fixéssur le sort de la jeune Française, et chaque jour l’empereurrecevra un rapport circonstancié, dont l’existence ne sera connueque de moi et de lui ! Avant de me retirer, j’oserai encoredemander à Sa Majesté comment elle entend que je lui fasse parvenirce rapport !

– Le plus secrètement qu’il vous serapossible, par l’entremise de mon valet de chambre, en qui j’aitoute confiance. Entendez-vous avec Zakhar !

Grap s’inclina encore et sortit. L’empereurdit :

– Cet homme me répugne ! Mais,hélas ! de quelque côté que je me retourne, les hommes merépugnent tous ! Il n’y a que toi qui m’aimes, Ivan, etencore, toi, tu es un enfant ! Crois-tu, Ivan, que je puisseavoir confiance en Grap ?

– Oui, sire, je le crois jusqu’au moment où ilaura triomphé de ses ennemis.

– Tu connais donc aussi les hommes,Ivan ?… si jeune !…

– J’ai déjà tant souffert, sire !

– Mon pauvre petit ! Es-tu content demoi ? J’ai fait tout ce que je pouvais faire !

– Sire, il vous reste à me permettre derepartir, à l’instant, pour Petrograd.

– Comment ! je viens seulement, de teretrouver et tu veux déjà me quitter !

– Sire, je vous promets d’être de retour, cesoir même !

– Que vas-tu faire ?

– Sire, n’avez-vous pas entendu que Grap vousa demandé quarante-huit heures pour être fixé sur le sort dePrisca ! Mais, moi, je ne puis attendre quarante-huit heures,sire !

– Et, alors, quel est ton dessein ?

– Je vais aider Grap à aller plus vite,sire !

– Ou le gêner… Enfin, fais ce que tuveux ! et reviens le plus tôt que tu pourras. N’oublie pas queje suis seul…, tout seul !…

– Je n’oublierai jamais ce que Votre Majesté afait pour moi ! Ma vie est à vous, sire !

Il baisa encore la main de l’empereur et sesauva. Derrière lui, Nicolas II poussa un profond soupir…

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