Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

Chapitre 25EXPLICATION EN FAMILLE

 

À Gatchina, le soir même et dès l’arrivée aupalais, il y eut une scène terrible entre Ivan et lagrande-duchesse. On avait donné à Ivan une chambre qui communiquaitdirectement avec l’appartement de sa mère et dont il ne pouvaitsortir qu’en traversant cet appartement.

Il ne s’était pas aperçu qu’il était traité deplus en plus comme un prisonnier.

Un domestique vint l’avertir que sa mère ledemandait. Il la trouva avec le prince Rostopof.

Sa mère était assise. Le vieux prince étaitdebout. Il marquait une grande agitation.

– Je t’ai fait venir, prononça lagrande-duchesse, d’abord pour que tu présentes tes excuses auprince ! Tu l’as gravement offensé !

– Moi ? fit Ivan qui, à la vérité, necomprenait point où sa mère voulait en venir et sur le ton d’unhomme qui ne porte plus qu’un intérêt des plus médiocres auxcontingences de ce monde… fit en quoi donc ai-je pu vous offenser,prince ?

– Tu as, ce matin, devant moi, car j’aiassisté à ce geste avec stupeur, porté la main à la gorge du princedans le moment qu’il s’apprêtait à châtier cet abominableZakhar !

– C’est bien possible ! répliqua Ivan enfronçant les sourcils, car maintenant il se rappelait la scène…c’est bien possible, comme je me suis interposé, en effet, entrecet agonisant et ceux qui voulaient l’achever…

– Toi seul l’as défendu, Ivan ; tu étaisdonc fou ?… reprit Nadiijda Mikhaëlovna en se penchant versson fils et en essayant de pénétrer le mystère de ce visage fermédepuis longtemps pour elle et auquel elle ne comprenait plusrien.

Ivan répondit :

– Peut-être !

– Tu dis que tu aimes l’empereur et tudéfendais son assassin !…

– Non ! répliqua le jeune homme enregardant bien en face le prince Rostopof, je m’opposais à unassassinat, ce n’est pas la même chose !…

Le prince fit un mouvement vers Ivan et l’onput craindre qu’ils en vinssent aux mains. La grande-duchesses’était levée et placée entre eux.

– J’exige que tu présentes des excuses auprince ! fit-elle en pesant sur le bras de son fils une mainqui tremblait de rage contenue.

Il y eut un silence. Enfin, Ivanparla :

– Prince ! fit-il, je vous prie d’agréermes excuses !…

Rostopof salua militairement, puis s’inclinaprofondément devant la grande-duchesse et se retira dans une petitepièce à côté…

– Et maintenant que nous sommes seuls, Ivan,j’ai autre chose à te demander, commença Nadiijda Mikhaëlovna en serasseyant ; tu vas me dire comment tu savais qu’il allaity avoir un attentat !…

– Je ne le savais pas ! répondit Ivand’une voix sourde.

– Mais tu le prévoyais !…

– Peut-être…

– Voilà deux fois que tu prononces cemot : « Peut-être » ; je désire, jeveux que tu t’expliques davantage !… Ivan, ta conduite est deplus en plus incompréhensible. Il est nécessaire que nous sachionsà quoi nous en tenir sur ton compte. L’empereur lui-mêmeest tout à fait troublé en ce qui te regarde… C’est l’empereur quidésire savoir comment tu étais renseigné !… car tul’étais… Sa Majesté s’est ouverte de cela à Volgorouky qui m’achargée de t’interroger moi-même… et c’est une chance !…L’affaire est tellement grave que j’espère que tu comprendras qu’ilest de notre intérêt à tous qu’elle soit traitée enfamille !…

– Vous avez raison, ma mère, se décida tout àcoup Ivan… C’est une affaire qui ne doit pas sortir de lafamille…

– Tu es donc dans l’affaire,malheureux ?

– Oui, ma mère, et vousaussi !…

– Qu’est-ce que tu dis ?…

– Je dis que cette affaire vous intéresse aumoins autant que moi !… Oui, j’étais au courant de ce quiallait peut-être se passer… et je vais vous direcomment !…

– Tu oses avouer que tu étais le complice deZakhar !…

– Pas si fort, ma mère, le prince Rostopofpourrait entendre et cela pourrait vous gêner !…

– Le prince est à moitié sourd ! vadonc ! parle vite ! et que maudit soit le jour où je t’aisenti remué dans mon sein !

– Oui, ma mère ! maudit pour vous, pourmoi, et, pour mon père !

Nadiijda Mikhaëlovna ne tenait plus en place.Maintenant, elle tournait autour d’Ivan comme une bête autour de lavictime qu’elle s’apprête à dévorer. À ce dernier outrage, ellerépondit par un autre, le même qu’elle avait déjà lancé à la faced’Ivan :

– Parle ! mais parle donc,bâtard !

Chose étrange, ce fut Ivan qui retrouva soncalme le premier.

– Oui, je sais de qui je suis le fils, dit-il,à voix basse.

– Si tu le sais, gronda la grande-duchesse,garde-le pour toi ! moi, je l’ai oublié !…

– Il faudra pourtant vous en souvenir, mamère, le moment en est venu, je vous en avertis !

– Ton père est mort depuis longtemps ! neparlons pas de ton père !…

– Mon père est vivant, et je l’ai vu,madame !…

– Qu’est-ce que tu prétends ?

– Je dis que le prince Asslakow estvivant !… je dis qu’il s’est échappé des mines de la Sibérieoù vous l’avez fait jeter… je dis que depuis un an j’ai vu trèssouvent le prince Asslakow… je dis que, ces temps derniers, je levoyais tous les jours !

– Et où donc le voyais-tu ? Tu n’as pasquitté ce palais ?…

– Au palais même !…

– Tu rêves !

– C’est en effet en rêve qu’il m’estapparu !…

– Tu rêves et tu es fou ! c’est biencela, tu deviens fou ! cette histoire de petite fille, tonamourette avec cette Française t’a rendu fou !… Va-t-ilfalloir t’enfermer, Ivan ?… ou… ou te fairedisparaître ?

On sait ce que le mot« disparaître » signifie en Russie.

– Nous avons bien failli tousdisparaître, aujourd’hui ! répondit Ivan de plus enplus calme, et qui depuis quelques instants paraissait poursuivreune idée se rapportant à un certain plan…

Nadiijda Mikhaëlovna ne put s’empêcher defrissonner à ce rappel du danger couru.

Impressionnée par la nouvelle façon d’être dugrand-duc, elle se résolut enfin à l’écouter sans l’interrompre,espérant qu’il finirait bien par trahir son secret. De fait, il lelui dévoila tout de suite !…

– Oui, mon père m’est apparu en rêve, et jevais vous le raconter, moi-même…

Alors, rapidement et sans la quitter des yeux,il lui fit le récit des événements que nous connaissons… il latraîna avec lui dans le souterrain… Il remonta ensuite avec Zakharet ce fut la scène du portrait…

Au fur et à mesure qu’Ivan déroulaitl’aventure en lui répétant certaines imprécations de Zakhar,l’agitation de Nadiijda Mikhaëlovna reprenait… elle était à soncomble quand Ivan lui dit :

– J’avais dans un album la photographie duprince Asslakow. C’est devant ce portrait que je conduisisZakhar !… Asslakow a bien changé, ma mère !… Tout demême, avec cette photographie-là sous les yeux, et en regardantcertains traits et en confrontant certaine cicatrice, il n’y avaitplus de doute !… Croyez-en un fils bâtard qui a serré lanuit dernière son père dans ses bras !…

Devant l’horreur de cette révélation, NadiijdaMikhaëlovna eut un gémissement sourd et s’affaissa, écrasée, sur undivan.

Elle ne doutait point de ce que lui disait sonfils !… Maintenant que celui-ci avait parlé, ellereconnaissait elle-même Zakhar, le prince Asslakow ! car,chaque fois qu’elle avait rencontré sur son chemin Zakhar, elleavait pensé au prince Asslakow !… d’abord sans savoirpourquoi, et puis en se rendant compte qu’il y avait dans ce valetune certaine façon de marcher, certains gestes dont la nature ne sedéfait jamais quand elle vous les a donnés, qui rappelaientétrangement Asslakow…

Enfin, l’ovale, la coupe de son visage et laproéminence du front qui lui avait fait dire un jour enaparté : « Il y a des moments où l’on croirait se trouveren face du prince vieilli sous des habits de laquais… » Mais,du moment que l’autre était mort, elle n’était point femme às’amuser longtemps à des suggestions pareilles… Elle ne s’étaitplus occupée de Zakhar que pour l’éviter instinctivement… parceque le souvenir de l’autre la gênait tout de même un peu,quelquefois…

Asslakow ! Asslakow ! il était doncsorti du tombeau ! et pour quelle besogne !… Zakhar…Asslakow !…

Ivan maintenant se taisait… Il attendait quecette femme qui était sa mère sortît de son anéantissement pour luiparler à son tour de ce père qu’elle lui avait donné… Elle le fitavec un soupir féroce…

– Comment ne l’as-tu pas tué,toi ? dit-elle.

Ivan ne s’attendait point à cette suprêmehorreur…

– Oh ! ma mère, comme je vous hais etcomme je vous méprise… râla-t-il… et comme je le plains,lui !…

– Et tu as empêché Rostopof de le tuer !…mais malheureux, il va parler maintenant !

– On saura donc la vérité !… Est-ce quel’empereur ne la cherche pas !… Est-ce que vous n’êtes pointchargée de m’interroger pour la connaître ?… Maintenant, voussavez tout, ma mère !… Vous n’avez plus qu’à aller rapporternotre entretien à Sa Majesté ! et je ne doute point que vousne le fassiez de la façon la plus fidèle !…

– Tais-toi ! tu ne sauras donc jamais queme torturer !…

– Je comprends assez ce qu’une telleconfidence peut avoir de pénible pour vous, ma mère ; aussi nevous dérangez pas !… Je me charge d’instruire moi-mêmel’empereur de tout ceci !…

– Tu n’en feras rien ! je lejure !…

– Et moi, je jure qu’il saura tout, que lemonde entier saura tout… si vous ne m’aidez à sauver monpère !…

– Qu’est-ce que tu dis ? Tu veux sauverZakhar ?…

– Il n’y a plus de Zakhar ! Il n’y a plusqu’un malheureux égaré par vos trahisons et vos infamies, un hommeque vous avez conduit au crime par votre crime et qui paiera pourvous sans qu’on sache quelle vengeance particulière l’a amené àvouloir anéantir toute la famille impériale !… Je vous jureque s’il va au gibet, vous irez au pilori, madame !… Vousm’avez pris ma fiancée… si vous ne me rendez pas ma fiancée etsi vous tuez mon père, la grande-duchesse Nadiijda Mikhaëlovnasera aux yeux de tous la plus misérable des femmes, comme ellel’est aux miens !…

Ivan s’était penché sur sa mère et attendaitsa réponse… mais encore elle ne bougeait plus…

– Eh bien ! répondez-vous !j’attends !… Répondez-moi et comprenez que je ne demande qu’àvous perdre, si tout n’est pas sauvé !… Avec l’aidede votre Raspoutine, il vous sera facile de faire évader dePierre-et-Paul ou de Schlussenbourg, ou encore pendant le trajetd’une prison à l’autre, votre victime… Quant à Prisca, je sais quevous n’avez qu’un mot à dire pour qu’elle me soitrendue !…

Alors la grande-duchesse se releva. Ce n’étaitplus du tout cette pauvre chose qui s’était affalée sur un meubleet que l’on eût pu croire brisée définitivement. Jamais, aucontraire, elle ne s’était redressée contre les coups du destinavec plus de décision.

– Attends-moi ! lui dit-elle, et ellesortit par cette porte qui avait donné passage à Rostopof.

« Je vais te répondre dans uneminute.

Ivan soupçonna immédiatement quelque piège. Ilsavait sa mère capable de tout.

Il voulut sortir du salon, mais trouva toutesles portes fermées. Il n’avait pas une arme sur lui. Ilattendit.

Il ne craignait pas la mort. Il était arrivé àun moment où il l’espérait peut-être. Il entendit un léger brouhahadans la pièce où sa mère avait suivi le prince Rostopof. Que sepassait-il là ? Que préparait-on ? Pourquoi ces sourdesvoix et tout à coup ce silence ?

La porte s’ouvre. La grande-duchesse estdevant lui. Elle referme la porte. Elle paraît tout à fait normale,nullement émue. Elle est redevenue la grande dame de la cour, laprincesse pleine d’un charme souverain, toujours altier,quelquefois tendre.

Elle ressort des formules qu’elle avaitoubliées depuis un long temps.

– Vanioucha ! c’est entendu, nousgarderons le silence sur tout ceci ! Et nous arrangerons leschoses comme il faut ! Nous y avons intérêt l’un et l’autre,du reste. Je t’accorde la grâce de Zakhar. Il pourra s’évader etsortira de l’empire… Es-tu content ? Tu vois que je ne saisrien te refuser…

C’était trop beau ! Ivan n’en pouvaitcroire ses oreilles.

– Et Prisca ? demanda-t-il d’une voixtremblante.

– Ta Prisca aussi sera libre et retournera enFrance.

Ivan ne savait que répondre. Il attendaitquelque chose encore, quelque chose qui expliquât une aussi facilevictoire… Il ne devait pas attendre longtemps.

– Tout ceci est à une condition, Vanioucha,c’est que tu vas consentir à épouser Agathe Anthonovna…

– Jamais !…

Le mot sortit de lui sans qu’il y fût, enquelque sorte, pour rien ! Il vint sur ses lèvres avant touteréflexion…

– Tu ne penses pas à ce que tu dis,Vanioucha !… Si tu répètes ce mot-là, c’est la mort de tonpère… et la condamnation de Prisca !…

– Alors, je parlerai !…

– Non… tu ne parleras pas !…

Elle était retournée à sa porte. Elle étaitprête à faire un signe. Ivan comprit qu’il était perdu, qu’ilsétaient tous perdus !… Il eut des remords pour son père ;une immense pitié pour la jeunesse de Prisca. S’il ne consentaitpas à ce qu’exigeait sa mère, il la voyait menacée des piressupplices.

Il dit :

– C’est bon ! Je consens àtout !

– J’en étais sûr, Vanioucha !… Alors, jevais faire entrer le prince Rostopof ; tu lui demanderastoi-même la main de sa nièce !

Deux minutes plus tard, le prince généralaccordait la main de sa nièce, Mlle Khirkof au grand-ducIvan et le remerciait très humblement de l’immense honneur qu’ilfaisait à sa maison…

Le soir même, Ivan était pris d’une fortefièvre. Il se mettait au lit. Il devait y rester des semaines…

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