Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

Chapitre 5 «PRISCA ! PRISCA ! »

 

Après que Pierre eut donné lecture de lalettre soi-disant envoyée par Iouri, les premiers mots prononcéspar Prisca furent :

– Moi, je ne te quitte pas, quoi qu’on décide,je ne te quitte pas !

Vera et Pierre ne disaient rien. Ilsréfléchissaient. Gilbert dit :

– Moi non plus, je ne te quitte pas, Vera.

– Tu feras ce qu’on te dira, déclara Vera, tun’es pas plus malin que les autres.

Pierre dit :

– Ou il ne faut rien faire ou il faut faire ceque dit Iouri.

– Ceci est juste, acquiesça Vera.

– Iouri dit que nous nous séparions, exprimaPrisca. Tu consentirais donc à me quitter dans un momentpareil ?

– Oui, dit Pierre, et si je dois sortir decette maison, je te prierai même de me laisser m’éloigner toutseul.

– C’est que tu crois être seul menacé, s’écriaPrisca.

Pierre rougit. Prisca l’avait deviné.

– Eh bien, je ne te quitte pas, déclara-t-elleà nouveau.

– Êtes-vous bien sûrs, demanda Gilbert, quecette lettre est de Iouri ? Ceci est de première importance.Qui est-ce qui connaît son écriture ici ?

– C’est la première fois que je la vois, ditVera.

– La lettre est sûrement de lui, fit remarquerPierre, car il y est fait allusion aux passeports et à notre départpour l’étranger, choses qu’il est le seul à connaître.

– En tout cas, dit Vera, il faudrait savoirqui a apporté cette lettre.

Tous furent de cet avis. On fit venir Nastiaet on lui ordonna d’aller chercher Paul Alexandrovitch, qui avaitapporté la lettre. Cinq minutes plus tard, le buffetier étaitlà.

– Dis-moi, Paul Alexandrovitch, demanda Vera,qui t’a remis cette lettre ?

– Un homme du port.

– Tu le connais ?

– Non, c’était la première fois que je levoyais.

– Et tu sais qui a envoyé cet homme ici ?Il ne te l’a pas dit ?

– Non. Il ne m’a rien dit. Mais c’est sansdoute Iouri qui l’envoie.

– Qu’est-ce qui t’a fait croire cela ?C’est très important !

– J’ai reconnu, sur l’enveloppe, l’écriture deIouri…

– C’est bien, Paul Alexandrovitch, tu peux teretirer…

– Si vous avez besoin de moi, ne vous gênezpas !… Je ferai tout ce qu’il faut pour vous être agréable etmême davantage ! Je suis votre serviteur.

Et il allait se retirer quand Pierre l’arrêtapour lui dire :

– N’as-tu pas remarqué qu’il y a plus de mondedans la rue que de coutume ?…

– Oui, mais il ne faut pas, s’en inquiéter…C’est sans doute qu’il y a des ordres pour qu’on ait l’air desurveiller la maison… ça n’a aucune importance, je vousassure !…

– À ton avis, il n’y a aucun danger à resterici, pour personne ?

– Aucun !…

– Et si Iouri nous écrivait qu’il y a dudanger, qu’en penserais-tu ?

– Ah ! ça, c’est autre chose !… SiIouri dit cela, il faut partir tout de suite…

Vera s’avança sous le nez dubuffetier :

– Tu sais, ton Karataëf, dont tu étais si sûr,c’est Doumine ! Tu as bien entendu parler deDoumine ?…

– Si j’ai entendu parler de Doumine !bien sûr que j’ai entendu parler de Doumine… Mais on m’avait ditqu’il était mort !

– On l’a cru mort ! Et il ne l’estpas ! Iouri est sûr que c’est Doumine !…

– Eh bien ! alors, il n’y a plus ici desécurité pour personne… pour personne !…déclara-t-il. Il faut que vous pensiez à cela !

– Veux-tu te retirer dans la chambre à-côté,nous avons à parler, fit Pierre, mais ne t’éloigne pas… nouspouvons avoir besoin de toi…

– Mon corps, mon âme t’appartiennent, petitpère !

Et Paul Alexandrovitch se signa. Quand il futsorti, la discussion reprit.

– Il n’y a plus à hésiter ! déclaraGilbert.

– Après ce que Paul Alexandrovitch vient denous dire, reprit Pierre, il faut nous en tenir à la lettre deIouri et ne pas nous en écarter d’une ligne… ou ne rien faire dutout ! et attendre les événements…

Vera dit :

– On ne peut plus attendre, ou nous allonsêtre « pincés »… Dans tous les cas, va-t’en, toi, Gilberttu n’as rien à faire dans tout ceci… Inutile que l’on te trouveavec nous…

– Je serai partout où sera ma femme, déclarale malheureux avec un pitoyable et bon sourire… est-ce que tu n’espas ma femme, maintenant ? Je ne te permets pas de reprendreta parole.

Prisca ne disait plus rien, mais, les dentsserrées, l’expression presque farouche, elle s’était rapprochée dePierre et suivait chacun de ses mouvements comme si elle avait peurqu’il lui échappât !

– Tu ne t’en iras pas sans moi !… Dis, tun’oserais pas ! tu ne voudrais pas !…

Elle lui avait dit cela d’une voix basse,sifflante. Il la regarda. Il ne la reconnaissait pas.

– C’est bien ! fit-il, mes amis :regardez Prisca ! Elle ne veut rien entendre… Nous restonsici, Prisca et moi ! mais vous, quittez-nous ! ne vousoccupez plus de nous…

– Pour peu que ça dure, toutes ces bellesparoles et toute cette noble discussion, déclara Vera, nous allonsêtre tous ramassés ici avant un quart d’heure.

Gilbert dit :

– Voici ce que je propose : nous suivronsde point en point le programme de Iouri en ce qui vous concerne.Comme il ne s’est pas occupé de moi dans sa lettre, je puis fairece que je veux. Alors, je sors déguisé en moujik, derrière cesdames. Je suis armé. Je reste dans l’ombre. On ne me voit pas et jeles protège.

– Ceci me paraît possible dit Pierre. D’autantplus que je prierai Paul Alexandrovitch de sortir, armé également,avec Gilbert. Tous deux seront prêts à répondre au premier appel del’une de vous. Et au besoin ils tireront un coup de revolver quej’entendrai, car je ne serai pas loin, moi non plus, etj’accourrai. Je connais le chemin que vous suivez… c’est presque lemien !…

Prisca secouait la tête et restait obstinémentfermée à tout arrangement, quel qu’il fût.

– Non ! non ! je ne veux pas… Tuprends tout le danger pour toi !…

– Vous allez voir que vous allez le faire« pincer », et vous seule en serez responsable !finit par éclater Vera. Allons ! il faut prendre unedécision ! Nous n’avons que trop perdu de temps.

Elle alla à la fenêtre.

– Tenez ! maintenant il y a deux ombressous le réverbère…

– Mon Dieu ! mon Dieu ! soupiraPrisca, dont le souffle haletait, tragique, que faire ?

– Rien, puisque tu ne le veux pas, déclaraPierre, en s’asseyant avec une tranquillité terrible.

Prisca se tordait les mains.

– Eh bien ! dit-elle, je consens à fairece que tu veux, mais Paul Alexandrovitch sortira derrière toi etnon derrière nous. Nous avons Gilbert pour nous protéger, nous. Jene veux pas que tu restes seul. Tu peux bien prendre PaulAlexandrovitch avec toi.

– J’y consens, dit Pierre pour en finir. Et,maintenant, faisons vite.

On fit rentrer le buffetier, on le mit aucourant de tout et il procura les déguisements demandés. Chacuns’habillait en hâte. Seule, Prisca se laissait habiller par Nastiasans faire un geste pour l’aider. Elle était comme insensible àtout. L’idée qu’elle allait être séparée de Pierre, pendant cesquelques minutes de danger, semblait lui avoir ôté la vie.

Enfin, tout le monde fut prêt. C’était un vraicarnaval. Ils auraient bien ri dans un autre moment.

Le premier qui devait partir était Pierre. Ils’en fut embrasser Prisca, qui le regarda avec des yeux defolle.

Les lèvres de Prisca étaient de marbre. Pierreembrassait une statue. Quand il ouvrit ses bras, Prisca glissa dansceux de Nastia, et si Nastia n’avait pas été là pour la soutenir,elle serait tombée comme un bloc sur le plancher.

– Du courage ! cria Pierre une dernièrefois.

Et il la quitta en hâte, suivi dubuffetier.

Il était persuadé qu’en s’éloignant de cettemaison il éloignait d’eux le danger qui les menaçait. Quant à lui,il avait dans sa poche un revolver et il était décidé à ne pas selaisser prendre sans s’être défendu jusqu’à la dernière cartouche.Si c’était à sa vie qu’on en voulait, il saurait la faire payer unriche prix.

Il sortit, comme le recommandait la lettre deIouri, par la porte du kabatchok. Il pleuvait légèrement. Il jetaun rapide coup d’œil autour de lui et fit quelques pas dans la rue,qui paraissait déserte en ce moment.

Et de constater cela, il n’en fut guère plusrassuré. Tant de silence et de solitude ne lui disait rien de bon.Il traversa la rue sans se presser, d’une allure appesantie, avectoute l’apparence d’une brute qui s’est convenablement« rincée » avec de la vodka.

Mais il ne se présenta rien de suspect et ilsortit du Faïtningen sans avoir fait aucune fâcheuse rencontre.

Il s’était arrêté plusieurs fois pour écouterce qui se passait autour de lui, toujours avec l’apparence d’unmoujik. Rien.

En ce moment, Prisca et Vera devaient quitterla maison du Refuge, surveillées par Gilbert.

Certes, dans cette grande paix nocturne, s’ily avait eu un coup de feu, Pierre l’eût entendu. Comme il reprenaitsa marche, au coin de l’Esplanade, il sembla qu’une ombre remuaitdans la ruelle qu’il venait de quitter ; alors il se dissimuladans une encoignure et distingua bientôt un individu qui marquaquelque hésitation en ne trouvant plus personne devant lui.Aussitôt, Pierre reconnut Paul Alexandrovitch. Tout se passait donccomme c’était convenu.

Pierre reprit son chemin.

Il suivit les quais, comme le lui recommandaitla lettre de Iouri, et là il fut plus tranquille. Il se disait quesi une troupe lui tombait dessus, il se jetterait dans le port. Or,il défiait le meilleur nageur. Mais, encore tout se passa sans lemoindre, incident, et, suivant la ligne de chemin de fer, il setraîna bientôt près du kabatchok que lui ai ait signalé Iouri.

C’était là qu’il devait se rencontrer avecPrisca, Vera et Gilbert.

Tout de même, il fut arrêté, lui aussi, parl’aspect sinistre de l’endroit ; lui aussi, il hésita, commeavait hésité Iouri, à pénétrer dans cette sorte de cul-de-sac formépar l’accumulation de planches entre le quai et le kabatchok.

Il se retourna et aperçut la silhouette encorelointaine du buffetier. Il résolut, cette fois, d’attendre PaulAlexandrovitch. Celui-ci le rejoignit bientôt, et tous deux, aprèsavoir échangé quelques paroles, s’enfoncèrent dans les ténèbresqu’éclairait seulement la vitre bien pauvrement lumineuse ducabaret.

Après avoir pris la précaution de regarder àl’intérieur de l’établissement, ils pénétrèrent dans une petitesalle qui était vide de clients. Une gamine se présenta et demandace qu’il fallait servir. Ils réclamèrent du thé et attendirent sansdire une parole.

Paul Alexandrovitch avait dit à Pierre qu’ilétait sorti tout de suite sur ses pas et qu’il n’avait plus revules jeunes femmes depuis qu’il avait quitté leur appartement. Iln’y avait qu’à montrer de la patience. En somme, jusque-là toutallait bien.

Et puisque Iouri avait choisi cet endroitbizarre comme lieu de rendez-vous, c’est que l’on devait s’ytrouver en toute sécurité.

Seulement, Pierre avait espéré qu’en yarrivant, il y trouverait Iouri. Mais lui aussi allait sans doutearriver.

Un quart d’heure se passa. Personne !Alors Pierre commença de montrer de l’impatience. Prisca, au moins,aurait dû déjà être là avec Vera. À moins qu’elles n’eussentattendu pour sortir un moment où la rue leur eût semblé moinssuspecte. Au fond ; il ne savait pas ce qui s’était passéaprès son départ. Et c’est bien cela qui augmentait son inquiétude.Dix minutes plus tard, il n’y tenait plus. Il se leva. PaulAlexandrovitch lui demanda ce qu’il faisait. Pierre lui dit qu’ilne comprenait pas que ses compagnons ne l’eussent pas déjà rejointet qu’il allait voir ce qui se passait dans le Faïtningen… Alors,Paul Alexandrovitch lui déconseilla de sortir du cabaret où lesautres pourraient venir en son absence et où Iouri ne tarderaitpoint certainement d’arriver.

Si Pierre s’éloignait, il allait peut-êtretout perdre ! Mais Paul Alexandrovitch pouvait aller auxnouvelles, lui ! Et il reviendrait lui dire tout de suite cequ’il en était. Le buffetier parla dans ce sens.

– Cours donc ! lui répondit Pierre. Si,dans un quart d’heure, au plus tard, tu n’es pas là, je rentreraidans la maison du Refuge.

Et le buffetier s’en alla.

Pierre ne tenait plus en place. Il s’en fut àla porte, il regarda à travers les vitres. Il ouvrit la porte. Ilsortit, d’abord, sur le seuil, puis, ce fut plus fort que lui, ilalla jusqu’au quai. Et il attendit dans une angoisseinexprimable.

Il n’osait aller plus loin, car Prisca pouvaitarriver derrière lui, tandis qu’il la chercherait ailleurs.

Déjà il grondait, se rongeait les poings. Etce Iouri qui n’arrivait toujours pas !… En vain, Pierre seraisonnait-il, se disait-il que Iouri n’était peut-être pas librede quitter la filature de Doumine… l’absence prolongée de Iouricommençait de lui être suspecte, elle aussi…

L’impatience du jeune homme était devenuetelle qu’il prit la résolution de courir au Faïtningen, mais dansle moment Paul Alexandrovitch réapparut.

Il rassura Pierre ou imagina le rassurer enlui disant que ces dames étaient parties plus d’un quart d’heureaprès lui, à cause que la barinia Prisca s’était trouvée mal aprèsle départ de Pierre et qu’il avait fallu attendre qu’elle revînt àelle. Mais, finalement, tout s’était très bien passé et on n’allaitpas tarder à voir tout le monde arriver.

– Comment ne les as-tu pas rencontrés,toi ?

– Mais, je ne savais pas le chemin qu’ilsdevaient prendre !

– Par quel chemin es-tu retournélà-bas ?

– Par celui qui nous a conduits ici !

– Et par quel chemin en es-turevenu ?

– Par la Tour ronde et par le VieuxMarché.

– Mais c’est ce chemin-là qu’elles devaientsuivre ! Tu aurais dû les rencontrer !

– Que voulez-vous que je vous dise,barine ? Je n’ai vu personne.

– Mais c’est effrayant, où peuvent-elles êtrepassées ?

– Permettez-moi, barine, un mot, un seul petitmot de votre serviteur ! En entendant mes pas, les barinias sesont sans doute cachées quelque part. Elles ne savaient pas ce quiarrivait sur elles, ami ou ennemi ! Attendons !Attendons ! Elles vont venir.

– Je ne veux plus attendre ! Toi, tu vasrester ici et si elles viennent en mon absence tu les enfermerasdans le cabaret et tu veilleras sur elles. Tu leur diras que jereviens tout de suite.

– Le barine ne devrait pas, Iouri ne sera pascontent !…

Mais Pierre était déjà loin. Il courut d’unetraite au Faïtningen, en passant par le chemin que devait suivrePrisca. Il ne prenait plus aucune précaution, tant son émoi étaitimmense.

Il ne vit personne et arriva devant la maisondu Refuge. Rien, apparemment, n’était changé. Tout paraissaittranquille. La rue même n’était plus surveillée. Il entra dans lekabatchok. Il y avait là trois clients de la maison qui devisaienttranquillement autour des verres de kwass. Ils regardèrentcurieusement Pierre, mais ne lui adressèrent pas la parole.

Pierre pénétra dans la maison par le vestibuleet gravit l’escalier comme un fou. En haut, il espérait trouverNastia ou la gniagnia de Vera, mais l’appartement étaitvide !

On avait même enlevé tous les paquets, tousles sacs et valises qui appartenaient à la petite communauté.Pierre se retenait pour ne point crier sa détresse. Qui luidonnerait le moindre renseignement ? Qui ? Il sortit surle palier et frappa à des portes.

Des figures étranges se présentèrent à lui.Les unes sortaient du sommeil, les autres se préparaient au repos.Aucune ne savait rien. Du reste, elles auraient su quelque chosequ’elles n’auraient rien dit. Pierre connaissait ces ombres d’êtreshumains qui vivent dans un rêve extravagant et pour lesquels aucunecontingence n’existe.

Pierre se retrouva dans la rue et il repartitcomme une flèche pour le kabatchok du quai.

Au coin de la montagne de planches, il netrouva plus Alexandrovitch. Il se dit :

– Elles sont arrivées ! Il est avec ellesdans le cabaret !…

Il était au bout de son souffle quand ilpoussa la porte du cabaret. Il trouva, en effet, là dedans, PaulAlexandrovitch, mais tout seul, devant son bol de thé fumant etbavardant avec la petite fille qui était assise derrière lecomptoir.

– Tu n’as vu personne ? râla-t-il.

– Personne !…

– Mais enfin, à qui as-tu parlé, là-bas ?Qui t’a dit que Prisca s’était trouvée mal ?

– Sa servante Nastia !

– Les servantes étaient donc encore là quandtu es allé à la maison ?

– Mais oui.

– Moi, j’ai trouvé l’appartement vide etpersonne pour me dire un mot, un seul. Seigneur Jésus, qu’est-ilarrivé ?

– Que le barine prenne patience. Tout ceci nepeut s’expliquer que par la difficulté qu’auront eue les barinias àtrouver leur chemin. Elles se sont assurément trompées de chemin.Assurément. Mais elles vont arriver. Pourquoi n’arriveraient-ellespas ? Iouri a dû tout prévoir.

Pierre ne pouvait plus entendre PaulAlexandrovitch. Non, non, il ne pouvait plus l’entendre. Il nepouvait plus entendre personne. Il grinçait des dents comme s’ilallait devenir enragé.

La petite fille du comptoir avait disparu,mais le patron du kabatchok arriva sur ces entrefaites pourdéclarer à ces messieurs que l’heure de la fermeture avait sonné etpour recevoir leur monnaie et pour les mettre à la porte.

Ils se retrouvèrent sur le quai désert,derrière les planches et toujours personne. Et pas de Iouri.

Maintenant, Pierre s’arrachait les chairsqu’il déchirait de ses ongles.

– Tu vas rester ici, ordonnait-il à PaulAlexandrovitch, car enfin, comme tu dis, elles ont sans doute perduleur chemin et elles peuvent le retrouver. Moi, je vais courirencore les chercher partout.

– La pluie est fine, barine, et nous allonsêtre trempés comme du tchi, et tout cela bien inutilement, car mêmesi elles s’aperçoivent qu’elles se sont trompées de kabatchok,elles n’iront point en chercher un autre ; puis l’heure asonné de la fermeture de tous les établissements. D’un côté, ellesne peuvent rester dans la rue. Mon avis est que ce qu’ellestrouveront de mieux à faire sera de retourner, pour ce soir, à lamaison du Refuge, quitte à recommencer le coup demain. Quant à moi,je dois rentrer chez moi pour me mettre en règle avec lesordonnances, petit père, et poser les volets de ma boutique. Si lebarine voulait m’entendre, le barine rentrerait avec sonserviteur.

Pierre ne l’écoutait déjà plus. Il avait faitquelques pas en avant et, penché sur l’obscurité, il regardaithaletant quelque chose qui remuait dans l’ombre. Enfin ce quelquechose se précisa et une lumière sur le quai éclaira rapidement deuxsilhouettes de femmes.

– Les voilà ! cria le prince.

Et il bondit pour les rejoindre.

Quand il fut sur elles qui avaient poussé uncri, car elles ne l’avaient pas tout de suite reconnu, il laissaéchapper un affreux gémissement : c’était Nastia et lagniagnia avec leurs paquets.

– Qui vous a envoyées ici ? demanda-t-ild’une voix expirante.

– C’est la barinia, maître ! réponditNastia. Elle nous a dit de partir un quart d’heure après elle avecles paquets… Elle doit être ici, dans un petit cabaret !

– Elle n’est pas là ! Et personne ne saitoù elle est !

– Alors, elle doit être malade, quelque part,fit Nastia. Elle était déjà si souffrante, quand elle estpartie !

– Restez là ! n’en bougez pas ! Jevais courir la chercher partout ! partout !

Et il s’enfonça comme une bête sauvage dans lanuit noire.

Ah ! maintenant, il était prêt às’arracher le cœur pour avoir commis cette monstrueuse fauted’avoir quitté Prisca un instant ! C’est Prisca qui avaitraison ! Ils ne devaient pas se séparer ! C’était làqu’était la vérité première ! Et lui qui, bêtement,stupidement, croyant faire acte d’héroïsme et de sacrificepersonnel, avait exigé cette séparation !… Si un malheur étaitarrivé, c’est lui qui en aurait été la cause !… Car cettevérité nouvelle se faisait jour peu à peu dans son cerveauobscurci, c’est que la grande-duchesse n’aurait rien trouvé de plusfort, pour se venger de son fils, que de lui enlever Prisca !que de se venger de lui sur elle !…

Cette idée le faisait chavirer dans l’ombre,car Prisca dans les mains de la grande-duchesse, des Ténébreuses etde Raspoutine, c’était une chose épouvantable à imaginer ! Dequels supplices n’allait-on pas lui faire payer son amour pour legrand-duc Ivan ?…

Les ruelles du Faïtningen le revirent ànouveau, entendirent encore ses pas désordonnés et ses appels. Ilrevit la maison du Refuge et Paul Alexandrovitch qui mettaittranquillement les volets à la porte de son kabatchok et qui luidit :

– Elles ne sont pas ici. On ne les a pasrevues.

Mais il ne se fia pas à la parole de cethomme. Il ne se fiait plus à personne.

Il retourna dans l’appartement et le trouvatel qu’il l’avait vu une heure auparavant, vide, vide. Pas dePrisca. Où était Prisca ? Où était Prisca ?

Il redescendit dans la ville endormie.

Se rappelant ce que lui avait dit le buffetieret espérant que les femmes et Gilbert s’étaient trompés de cheminet avaient pu prendre un quai pour un autre, il fit le tour de lapresqu’île en prenant par le quai qui longe la baie de Viborg. Maisrien, rien que la nuit et le souffle humide de la mer et la plaintelugubre des flots.

Il remonta la perspective Alexandre, retrouval’autre quai et Nastia et la gniagnia derrière la montagne deplanches, mais il ne retrouva pas Prisca. Et, jusqu’à l’aurore ilne cessa de courir partout comme un malheureux fou en criant, enappelant :

– Prisca !… Prisca !…Prisca !…

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