Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

Chapitre 2M. KARATAËF EST UN NOUVEAU CLIENT DU KABATCHOK

 

Les premiers jours qui suivirent se passèrentsans événements extraordinaires, du moins en apparence. Priscacommençait à se rassurer. Elle avait consenti, sur le désir dePierre, à se laisser promener un peu par la ville, dans une drochkaconduite par Iouri.

Ils sortaient naturellement vers le soir etpassaient dans les quartiers les moins fréquentés ; ilsquittaient bientôt le Faïtningen où ils habitaient, ils s’enallaient par le pont d’Alex jusqu’aux solitudes boisées quiavoisinent le château de « Mon Repos », d’où l’on jouitd’un des plus beaux sites du golfe de Finlande.

Au cours de l’une de ces promenades, le soirdu quatrième jour, Pierre, sur les instances de Prisca, profita dece qu’aucune oreille indiscrète ne pouvait l’entendre pourentreprendre Iouri au sujet du voyage à Petrograd qu’ils voulaientlui faire faire. Il s’agissait d’aller trouver la Kouliguine, quine donnait point de ses nouvelles et d’obtenir les passeportsnécessaires aux deux jeunes gens pour passer en France.

Iouri répondit qu’il avait reçu l’ordregénéral de ne point quitter le prince, mais que si le prince luidonnait absolument l’ordre écrit de rejoindre la Kouliguine, il neverrait aucun inconvénient à cela, à la condition toutefois que leprince lui promît de ne point sortir de la maison du Faïtningenpendant toute son absence.

Le prince le lui promit et lui dit qu’il luidonnerait, le soir même, une lettre pour la danseuse.

Iouri s’inclina et déclara qu’il étaitpossible qu’il quittât Viborg le soir même, mais qu’il ne savaitrien encore et que cela dépendait d’une conversation qu’il seproposait d’avoir avec sa petite maîtresse Vera Vladimirovna.

Pierre eut la curiosité bien naturelle dedemander à Iouri en quoi la conversation que celui-ci devait avoiravec la sœur d’Hélène pouvait avancer ou retarder leursprojets ; mais Iouri fit comme s’il n’avait pas entendu oucomme s’il n’avait pas compris ; et, fouettant ses chevaux,reprit à toute allure le chemin de la maison.

Il faisait nuit quand ils y arrivèrent. Ilparut à Prisca que leur demeure avait, ce soir-là, un aspect encoreplus lugubre que les autres jours. La traversée des escaliers etdes corridors où elle rencontrait des ombres silencieuses et dontles attitudes ne lui semblaient jamais normales lui donnait desfrissons. Quand ils furent dans la pièce qui leur était réservée,elle supplia Pierre d’écrire tout de suite la lettre qu’il devaitdonner à Iouri, et comme Iouri survenait presque aussitôt, elle fitpromettre à celui-ci de faire la plus grande diligencepossible :

– Je dois parler à Vera, dit Iouri.

– Je t’y engage, répondit le prince, car elledoit savoir mieux que toi où tu trouveras la Kouliguine.

– Non, pas mieux que moi, maître.

– En tout cas, elle peut avoir une commissionà te donner pour sa sœur. Elle s’étonne elle-même de ne pas avoirde ses nouvelles, ce n’est pas elle qui te retardera.

Sur ses entrefaites, Vera et Gilbertarrivèrent et furent mis au courant du prochain voyage de Iouri àPetrograd. Ils approuvèrent tous deux.

– Excusez-moi, fit alors Iouri, mais j’ai unmot à dire en secret à ma petite maîtresse.

On les laissa seuls. Tout le monde était fortintrigué, à commencer par Vera.

– Parle vite, fit celle-ci, tu m’impatientes,Iouri, avec tes airs…

Mais l’autre, sans se démonter, s’en fut voirsi personne n’écoutait aux portes, puis, sûr de n’être pas entendu,il dit à voix basse à la jeune fille :

– Êtes-vous sûr que Doumine soitmort ?

Vera eut un recul instinctif, considéra uninstant Iouri, enfin lui demanda en le fixant sévèrement dans lesyeux :

– Qui t’a dit que Doumine étaitmort ?

– C’est la Kouliguine, répondit le domestiquesans sourciller ; elle avait besoin que je sache cela… Maisvous croyez qu’il est mort, et il n’est peut-être pasmort !

– Si tu sais qu’il est mort, tu dois savoiraussi comment il est mort. Parle un peu pour voir, commanda Veratoujours un peu soupçonneuse.

– Vous l’avez tué chez la Katharina, réponditIouri, mais vous croyez peut-être l’avoir tué !…

– Qu’est-ce qui te fait supposer qu’il neserait pas mort ?… Moi, je l’ai vu mort, étendu dans son sang,sous un tapis…

– Je sais… je sais… mais on croit que les genssont morts et ils ne sont peut-être pas morts…

– Celui-là est mort et enterré…

– Je sais aussi où il est enterré et qui l’aenterré. Vous voyez bien que je sais tout.

– Alors, ne parle plus jamais de Doumine, iln’en vaut pas la peine, je t’assure…

– Mais on croit que les gens sont enterrés etils ne le sont peut-être pas ! reprit Iouri, qui étaitdécidément très entêté.

– Où veux-tu en venir ? Tu m’ennuies,encore une fois, mais tu ne réussiras pas à m’effrayer.

– Eh bien, je désire que la petite maîtressevienne avec son serviteur.

– Où cela ? Où me conduis-tu ? Jeveux savoir.

– Oh ! pas bien loin… aukabatchok, qui est en bas et qui est tenu par notre amiPaul Alexandrovitch.

– Tu m’intrigues ! Je te suis, dit tout àcoup Vera, qui était toute spontanéité.

Elle n’avertit même point Gilbert et celui-cifut tout étonné de trouver la chambre vide, quelques minutes plustard.

Vera et Iouri étaient donc descendus tous deuxau Pritinny Kabatchok, dont une entrée donnait directement sur levestibule de la maison, On descendait quelques marches et l’on setrouvait dans la salle commune, qui était proprement tenue et quioffrait l’aspect assez engageant de certains cabarets decampagne.

Paul Alexandrovitch, qui était assez négligéde sa personne, avait des soins inouïs pour son établissement. S’ils’appuyait de l’épaule, parfois, dans la journée, à sa porte,regardant ce qui se passait dans la rue, c’est qu’il n’avait plusrien à faire dans son cabaret ; mais, le plus souvent, on levoyait, un linge à la main, frottant les meubles ou faisant reluireles cuivres.

Les clients du kabatchok étaient, à vrai dire,les plus humbles habitants de la maison, qui venaient là, prendreun bol de thé, ou se réconforter d’un peu de tchi à la crème, dontPaul Alexandrovitch avait toujours une grande marmite pleine.

Il y avait aussi des clients de passage quiavaient une façon à eux de dire bonjour, en entrant, comme, parexemple de prononcer ces mots pleins de politesse :

« Je vous félicite d’avance de tout cequi peut vous arriver d’heureux. »

S’ils ne prononçaient point ces mots-là ous’ils ne les disaient point comme il fallait, absolument, aussitôttoutes les conversations étaient suspendues dans le kabatchok, oubien l’on ne parlait plus que de choses insignifiantes comme de lapluie ou du beau temps ou du « traînage » du futur hiver,sur les lacs.

Iouri entra le premier, Vera le suivait latête entourée d’un châle de laine blanche qui lui cachait à peuprès toute la figure.

Les clients qui étaient là ne se retournèrentmême pas quand Iouri eut prononcé la phrase habituelle, selon lesconvenances de l’endroit. Du reste, les gens qui fréquentaient lekabatchok ne montraient aucune curiosité les uns pour les autres etne se questionnaient point. Il y avait aussi des clients qui neparlaient jamais. Ils étaient peut-être muets. Paul Alexandrovitchles servait sur un signe.

Vera avait fait le tour de toutes lesphysionomies et maintenant elle regardait Iouri, qui lui servaittranquillement du thé, et elle se demandait pourquoi il l’avaitamenée là. Or, dans le moment, la porte de la rue s’ouvrit et unhomme maigre entra.

Il était vêtu d’un long caftan de nankin. Ilavait l’air d’un ouvrier de fabrique et d’un hardi compère, bienque son teint fût loin d’annoncer une santé robuste. Il avait unebarbe touffue qui lui mangeait les joues et il portait un bandeauplacé en travers de l’œil gauche.

Il salua suivant le rite, alla serrer la mainde Paul Alexandrovitch, qui lui dit : « Bonsoir,Karataëf ! » et s’en fut dans le coin le plus obscur dela pièce, où il se mit à lire un journal.

À cette apparition, Vera avaittressailli :

– Évidemment, il lui ressemble, dit-elle àvoix basse… C’est étrange, mais ce n’est pas lui !…

– Peut-on être sûr de cela ?…

– Sûr ! sûr ! absolument ! jesais où il est enterré. Ce n’est pas lui !… Il a quelque chosede lui !… Son nez droit, ce qui ne signifie rien, car il y abeaucoup de nez droits… Il y a surtout sa façon demarcher…

– Ah ! vous voyez bien ! vous voyezbien !…

– Mais ce n’est pas sa figure !non ! non ! ce n’est pas sa figure…

– C’est facile de changer sa figure enlaissant pousser sa barbe comme une forêt de Lithuanie et en secollant un bandeau sur l’œil… souffla Iouri, qui ne quittait pasl’homme des yeux… sans compter que le bandeau pourrait bien cacherune blessure…

– As-tu parlé de cela à PaulAlexandrovitch ?…

– Je ne pouvais lui dire, en vérité, ce quenous sommes les seuls à savoir, mais je lui ai demandé qui était ceclient de l’extérieur et s’il en était sûr ?…

– Que t’a-t-il répondu ?

– Qu’il en était absolument sûr ! quec’était un nommé Karataëf, employé à l’usine de munitions Popula etqu’il venait en droite ligne de Rostof-sur-le-Don, où il avait euune méchante affaire avec un gardavoï, lors des derniers troublesdu Midi…

– Tu vois, fit Vera, plus je le regarde etplus je constate que c’est loin d’être lui ! Tu esfou !… si tu ne m’avais pas communiqué ton idée, je n’auraisjamais pensé, moi, qu’il pût y avoir une ressemblance quelconque…quelconque… Tiens ! regarde-le maintenant… Hein ?… Jamaisl’autre n’a eu cette tête-là !… et puis, il était, lui, pluscarré des épaules, plus grand, plus fort ! Enfin, tu asentendu sa voix en entrant. Jamais l’autre n’a eu cette voixsourde.

– Il se lève, regardez-le, regardez-lebien !…

Karataëf se levait, en effet, et allait aubuffet bavarder à voix basse, avec Paul Alexandrovitch, qui avaitl’air fort occupé à effacer une tache qu’il venait de découvrir aumanche d’une cuiller de son plus beau service en fausse argenterie.Celui-ci répondait plus, ou moins à Karataëf, comme un homme quin’a pas de temps à perdre et qui se passerait parfaitement de vainspropos.

Si bien que Karataëf finit par lui tirer sarévérence et gagner la porte…

Pas une fois, Karataëf n’avait regardé du côtéde Iouri et de Vera. Mais tous deux ne le quittaient pas des yeux,surtout pendant qu’il se dirigeait vers la porte en leur tournantle dos, avec une démarche qui les frappait par sa ressemblanceextraordinaire avec celle qui avait été, paraît-il, l’apanage deDoumine, vivant.

– Barichnia ! Barichnia ! (petitemaîtresse) de dos, c’est lui tout craché !

– C’est exact que de dos c’est lui !répondit la barichnia en fixant encore Karataëf, qui venait des’arrêter sur le seuil pour dire deux mots à un moujik vraimentsordide qui venait d’entrer et qui repartit presque aussitôt.

– Il faut que je sache absolument qui est cefantôme de Doumine-là et si ce n’est pas Doumine lui-même !Écoute, écoute bien, barichnia (dans les circonstances solennellesimportantes, Iouri tutoyait ses maîtres, comme c’est de mode quandon veut marquer un dévouement exceptionnel ou un respect inouï), jevais suivre l’homme sans qu’il s’en doute.

– Prends garde à toi, Iouri !

– Oh ! j’en ai vu bien d’autres, et il nese doutera même pas que je suis dans son ombre… Quant à toi,barichnia, tu vas remonter dans ton quartir avec tous tes amis ettu n’en sortiras plus que s’il arrivait un mot de moi, c’estentendu ?

– Mais toi, tu ne reviendras pas ?

– J’espère que si, barichnia, j’espère que si…En tout cas, si je ne reviens pas, vous recevrez un mot de moi…c’est alors que je ne pourrais quitter l’homme sous peine de leperdre et je vous dirai ce qu’il en est ou ce qu’il faut faire… Detoutes façons, attendez de mes nouvelles d’ici une heure…

– Si c’était Doumine, qu’est-ce que tuferais ?

– Je m’arrangerais, cette fois, pour qu’il nerevienne plus nous intriguer au Pritinny Kabatchok, sous le nom deKarataëf ou sous n’importe quel autre nom, assurément !… Maisje m’en vais. Songe, barichnia, que, si c’est Doumine, il n’y a pasun instant à perdre… Il n’est pas venu ici pour le plaisir de boireun verre de kwass ou simplement pour s’assurer de la bonne santé dePaul Alexandrovitch… Passons par ici… sortons, sans avoir l’air derien, par le vestibule…

Ainsi fut fait, et Iouri quitta aussitôt Verapour entrer dans l’ombre de la rue, car le soir venait de tomber.Vera remonta aussitôt dans son appartement, comme le lui avaitrecommandé Iouri, et trouva tout le monde assez inquiet. On savaitqu’elle était entrée dans le cabaret avec Iouri, et Gilbert,trouvant la chose tout à fait bizarre, avait voulu larejoindre ; mais il en avait été empêché par Pierre, qui luiconseilla de ne rien faire et de ne rien déranger de ce que faisaitIouri, en qui il avait la plus grande confiance.

– Évidemment, il y a quelque chose denouveau ; nous allons le savoir tout à l’heure, si Vera veutbien nous le dire…

Elle le leur dit tout de suite. Elle étaitencore plus inquiète qu’eux, car elle en savait, plus long qu’eux,et Vera, qui n’aimait point d’être inquiète, ne manquait jamais depasser son inquiétude aux autres pour en être elle-mêmedébarrassée.

– Il y a, fit-elle tout bas, quand ils furenttous réunis au centre de la chambre, sous la lampe, il y a quecette maison pourrait bien être hantée par un revenant, un hommeque nous avions de bonnes raisons de croire mort et qui fut notreennemi acharné, un nommé Doumine, contremaître aux usines Poutilof,espion vendu à l’Allemagne, révolutionnaire qui trahissait larévolution, âme damnée de feu Gounsowsky et de Raspoutine… Iouri acru le reconnaître dans un nommé Karataëf qui fréquente lekabatchok de Paul Alexandrovitch, et il l’a suivi. Iouri, dans uneheure, doit nous donner de ses nouvelles !… Voilà ce qu’il ya !…

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