Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

IV – M. ET MME FOURNIER

 

M. et Mme Fournierétaient un jeune ménage qui habitait un coin retiré de Londres, àl’extrémité du Strand.

Ils avaient un enfant en bas âge qu’ilsadoraient, le petit Jean, et un domestique, qui ne parlaitjamais.

M. Fournier n’avait pas l’air très bienportant, et ceci expliquait qu’il fût libéré de toute obligationmilitaire.

Mme Fournier ne paraissaitpoint non plus très forte. Le ménage ne roulait pas, comme on dit,sur l’or.

Pour vivre, M. Fournier, qui était quasipolyglotte, donnait des leçons de langues étrangères, etMme Fournier donnait des leçons de piano.

Ils arrivaient tout juste « à joindre lesdeux bouts ».

Ils habitaient au cinquième étage d’une grandemaison peu réjouissante à voir avec ses hauts murs noircis partoutes les brumes et le travail de la Cité.

M. Fournier sortait le matin etl’après-midi ; Mme Fournier, qui s’occupait deson ménage, ne sortait pour ses leçons que l’après-midi.

Pendant son absence, le petit était confié audomestique, qui faisait fonction de nurse, de bonne à tout faire etd’homme de peine.

En dépit d’une existence, d’un extérieur aussipeu reluisant, quand M. et Mme Fournier setrouvaient réunis pour les repas dans leur petite salle à mangerobscure, meublée misérablement, mais où régnait une propretéparfaite, un certain air de bonheur que l’on ne rencontre pastoujours dans des appartements plus luxueux eût fait qu’unétranger, admis dans cette intimité, n’eût point trouvé ce petitmonde-là trop à plaindre.

Il y avait toujours des fleurs sur la tableque recouvrait un linge immaculé, une certaine grâce sur toutes ceshumbles choses et de la lumière dans tous les yeux.

Prisca était plus jolie que jamais, affinéepar les souffrances passées et aussi, hélas ! par le travailprésent.

Elle était d’une pâleur divine.

Pierre aussi était plus pâle qu’autrefois,mais le petit Jean avait des joues magnifiques.

Il y avait là trois cœurs qui vivaientmodestement à l’unisson. L’amour faisait passer sur tout lereste.

Or, un matin, vers les dix heures, ledomestique tatare annonça à Mme Fournier qu’il yavait dans l’antichambre un monsieur qui demandait à lui parler.Elle pensa que l’on venait pour quelque leçon et elle ordonna« d’introduire ».

Aussitôt que le visiteur fut là, elle poussaune sourde exclamation et se prit à trembler.

Elle avait reconnu un personnage qu’elle avaiteu autrefois l’occasion de voir chez le comte Nératof, l’ancienmaître de cérémonies de l’empereur, M. le comteVolgorouky.

Elle ne pouvait pas parler, tant sa surpriseétait grande et tant son angoisse l’étouffait. Elle montra un siègeau comte et elle se laissa tomber elle-même dans un fauteuil.

Ce personnage avait toujours passé pour unparfait gentilhomme et même pour un très brave homme.

Il était d’une politesse exquise, et sespremières paroles marquèrent un grand respect pourMme Fournier.

– Madame, dit-il enfin, après un silence quePrisca jugea interminable bien qu’elle redoutât tout ce que lecomte allait lui dire, madame, voici ce qui m’amène ! Je neserais pas venu si je ne connaissais vos qualités de cœur etd’intelligence et si je n’avais pas été sûr de trouver auprès devous un accueil attentif. Vous me comprendrez et vous m’approuverezquand vous aurez entendu. Il s’agit de votre Pierre. Il s’agit deson avenir. Il s’agit peut-être, hélas ! il s’agit sûrement deson bonheur !

– De son bonheur ? reprit-ellesourdement. Pierre n’est donc pas heureux ?

– Madame, il est aussi heureux que peut l’êtreun noble cœur auprès d’une personne comme vous ! Pierre vousaime ! Il vous l’a prouvé. Il ne vous quittera jamais !L’union que vous avez contractée et qui a été bénie par lanaissance de ce petit enfant est sacrée pour tous !Entendez-moi bien, pour tous ! Si je suis ici, si j’aiconsenti à faire une démarche devenue absolument nécessaire, c’estque j’ai le droit de vous parler ainsi ! Il ne saurait s’agirun instant de vous arracher les uns aux autres…

Prisca, à ces mots, se leva. Elle était pluspâle que jamais, mais elle ne tremblait plus.

– On l’a déjà essayé, monsieur ! On n’y apoint réussi !

– Je sais ! Ce fut une entrepriseabominable ; j’ai dit ce que j’en pensais au prince général etj’ai tenu à ce qu’il fût écarté de tout ceci.

– De tout quoi, monsieur ? Car je nesaisis pas encore où vous voulez en venir puisque vous êtes lepremier à reconnaître qu’il est impossible de nous séparer.

– Je m’explique : nous n’avons jamaiscessé de savoir où vous étiez ! Nous vous avons laisséorganiser votre vie comme vous l’entendiez et souffrir comme vousle vouliez !

– Nous ne permettons à personne, monsieur, deprétendre que nous avons souffert. Il y a des joies dans la vie quine sont appréciées que de certaines gens, et ceux-ci n’en demandentpoint d’autres.

– Son Altesse a souffert, déclara Volgorouky,elle souffre encore ! Et si nous n’y prenons garde, cecipourrait se terminer par votre désespoir, ce qu’il ne faut pas etce qui ne sera pas, car j’espère que je suis arrivé à temps etqu’avec votre aide, nous pourrons tout réparer !

La pauvre Prisca se mit les deux mains sur sesbeaux yeux pour que cet homme ne vît pas qu’elle pleurait. Cethomme parlait avec tant d’assurance des souffrances de Pierre qu’ilétait pour elle évident que le descendant des Romanof n’avait pointgoûté une joie aussi profonde qu’elle l’avait cru, dans le partageà ses côtés de leur misérable existence…

Le comte promenait un regard de plus en plustriste sur ce petit intérieur, sur ce pauvre mobilier, sur cetteintimité nue et dénuée de tout confort. Ses yeux allaient du pianovétuste collé contre le mur à la desserte de noyer qui supportaitune vaisselle sommaire.

– Madame, reprit-il, quand je dis que SonAltesse a souffert, je ne fais pas allusion, veuillez le croire, àla modestie d’une existence à laquelle il a consenti et à laquelleil était si peu habitué. Les grandes passions ne réfléchissent paset sont toujours prêtes à se jeter aux extrêmes et à tout subirplutôt que de renoncer à l’objet aimé. Il arrive souvent qu’au boutde quelques mois, sans que le cœur ait changé, les petits tracasd’une vie mesquine et difficile mettent durement à l’épreuve lesnatures les plus robustes. Madame, je vais préciser ma pensée. Jeveux bien croire que Son Altesse n’a pas souffert moralement detout ceci, mais il a souffert physiquement. Son Altesse est malade,madame !

– Oh ! mon Dieu ! gémit lamalheureuse femme.

Impassiblement, Volgorouky continua :

– Son Altesse est née pour le trône et ildonne des leçons ! Lui qui est fait pour commander à tout unpeuple, il a des obligations de mercenaire ! Quel que soitl’orgueil d’un sentiment que j’admire, il a eu à lutter avec detrop basses réalités pour n’en point être épuisé ! Et c’estlà-dessus que j’attire l’attention de votre cœur et de votreamour ! Si vous l’aimez pour lui-même plus que pour vous, cedont je ne veux pas douter, vous aurez pitié de lui, madame.

– Oh ! mon Dieu ! monDieu !

C’est tout ce que pouvait dire Prisca, quis’était reprise à trembler affreusement.

– Madame, ce n’est pas en vain que, en dépitde toutes les lois de la destinée qui a fait de Son Altesse unprince royal, on tourne le dos à tous ses devoirs pour suivreuniquement les inclinations de son cœur… Qui vous dit que SonAltesse, dans ses moments de dépression solitaire, n’est pointassiégée, je ne dis pas par le regret d’avoir fait ce qu’il a fait,mais par le remords de n’avoir pas su concilier son bonheurpersonnel (vous voyez que je ne le mets pas en doute) avec ce qu’ildoit à son sang, à son nom, à ses sujets !

« Madame, à cette heure, il y a un peuplequi ne peut plus être relevé que par lui ! Et je le trouveici, dans un coin désolé de Londres, donnant des leçons aucachet ! Mais, madame, il y a eu des rois qui ont aimé desbergères, ils ne se sont point mis pour cela à filer laquenouille !

« Il y a toujours eu dans l’ombre dutrône une place pour l’amour. Et quand, dans cette ombreamoureuse, un enfant venait au monde, son sort, généralement,n’était point à plaindre ! Cela faisait un beau prince et unbrave soldat ! Et personne, je vous le jure, ne lui reprochaitsa naissance. D’aucuns l’enviaient.

« Madame, je crois vous en avoir assezdit pour m’être fait comprendre. Il faut que tout ceci cesse !et le plus tôt possible ! Et je compte sur vous pour cela, survous qui aimez Son Altesse et qui avez la plus grande influence surlui !… De ce changement que nous attendons, nous nousarrangerons pour que vous n’ayez point à souffrir, et l’avenir devotre enfant en devient magnifique ! C’est la gloire d’IvanAndréïevitch par vous que je suis venu chercher ici, et c’est lacarrière éblouissante de son fils que j’apporte !

Prisca se leva :

– Je vous ai enfin compris, monsieur, fit-elleavec un sourire plein d’une détresse immense… Vous venez de fairebriller à mes yeux la gloire de Son Altesse et l’avenir de sonfils… Hélas ! je n’évoquerai même pas devant lui la triste findu tsar et les malheurs du tsarévitch… je rapporterai à Son Altessefidèlement vos paroles… et je vous jure que je saurai si bienm’effacer que je ne mettrai pas une ombre à un si beautableau !…

– Madame, je n’en attendais pas moins d’ungrand cœur comme le vôtre. Puis-je compter également sur vous pourm’obtenir une audience de Son Altesse, une audience particulière,aujourd’hui même ?

– Je m’y engage, Excellence !… Soyez icià sept heures, Son Altesse vous recevra.

Le comte Volgorouky se leva, s’inclina trèsbas, baisa presque pieusement la main de Prisca et se retira…

Quand il revint à sept heures, IvanAndréïevitch l’attendait. Mais Prisca, elle aussi, était là. Legrand-duc avait exigé qu’elle assistât à l’entretien.

– Excellence, commença aussitôt Ivan en priantVolgorouky de s’asseoir, je suis tout à fait heureux de vous voiren bonne santé. Quant à la mienne, elle est moins atteinte que l’onne pourrait le supposer à première vue. J’ai le coffre solide,heureusement ! C’est l’atmosphère de Londres qui ne me vautrien ! Voyez-vous, comte, je sens que je me porterais tout àfait bien si, au lieu d’exercer mes petits talents dans le noir etdans l’humidité, j’allais m’installer au pays du soleil !C’est ce que nous allons faire, Dieu merci ! puisque j’ai leplaisir de voir que vous ne m’avez pas oublié et que je puis faireappel à votre haute protection !… Ne m’interrompez pas, jevous prie. Jusqu’alors, nous avons été obligés de fuir comme desvoleurs et de nous cacher pour échapper aux entreprises d’unRostopof, un homme capable de tout : il nous l’aprouvé !

« Mais, désormais, vous êtes là pour lefaire revenir au bons sens et lui prouver qu’il n’y a plus rien àfaire avec moi ! rien à espérer de moi ! Vous en partirezd’ici, convaincu ! Et vous tiendrez à honneur qu’on laisse legrand-duc Ivan Andréïevitch vivre à sa guise et comme les autreshommes !… Sachez donc, Excellence, que je ne peux pas êtreempereur !… que je ne veux plus être prince, ni grand-duc, nirien qu’un homme qui gagne sa vie, celle de sa femme et de sonenfant !

« C’est clair ! Vous m’avezcompris ! Je n’ai plus rien à vous dire… parlons d’autrechose !… Voulez-vous nous faire l’honneur d’accepter notremodeste repas ?

Complètement étourdi, le comte ne savait plusoù se mettre ni quelle contenance tenir.

Il s’attendait si peu à cette déclaration,après ce qui s’était passé entre Prisca et lui, qu’il regarda cettedernière avec un tel air d’ahurissement que le grand-duc et Priscane purent s’empêcher de sourire.

– Son Altesse ne parle pas sérieusement ?essaya-t-il de protester… Son Altesse n’a pas saisi ce que…

– Que l’on serve le dîner !

Et Ivan commanda à son domestique tatare demettre un couvert de plus…

– Nous avons déniché un petit vin blanc deFrance dont vous allez me dire des nouvelles !… Vous savez,nous ne sommes pas riches, comte ! mais nous pouvons encorefaire honneur aux amis quand il s’en présente… surtout lorsqu’ilsme sont aussi chers que vous-même dont j’ai toujours apprécié lesgrandes qualités de droiture et de dévouement à la malheureusecause des Romanof !

– Mais, monseigneur…

– Je regrette de n’avoir pas à vous offrir unpeu de caviar. La Russie néglige le commerce du caviar en cemoment, et c’est dommage !… Je dois dire, en outre, que c’esttout ce que je regrette de la haute situation qui me permettaitautrefois d’en voir tous les jours sur ma table…

– Oh ! monseigneur !…

Mais le comte n’osa rien dire sur le moment.Il mangea. Et la mine qu’il faisait en mangeant était sans doute deplus en plus réjouissante, car Pierre et Prisca ne paraissaientpoint s’ennuyer. Vers le milieu du repas, ce pauvre comte poussa unsoupir et exprima la douleur qu’il ressentait à voir se comporterainsi l’héritier des Romanof :

– Que va devenir la Russie sans lesRomanof ? dit-il. Ah ! vous n’avez certainement pointpensé à cela, monseigneur ?

Et il secoua la tête avec tristesse.

– C’est ce qui vous trompe, repartit Ivan. J’yai pensé beaucoup… et je ne souhaite pas pour elle un« replâtrage », comme on dit en France, avec lesRomanof.

« Voyez-vous, comte, les Romanof ont faitleur temps ! L’autocratie a fait son temps ! Le vieuxmonde, si j’ose dire, a fait son temps ! Ce qui se passe en cemoment est terrible, mais de cela il sortira autre chose que lepassé !…

« Certes, reprit Ivan, le rétablissementd’un équilibre normal des nations ne saurait se faire du jour aulendemain, et en ce qui concerne nos peuples spécialement, que dehauts et de bas à prévoir dans le balancement du destin ! Maismoins nous retournerons la tête vers le passé, plus tôt nousatteindrons l’heureuse stabilité politique qui fera tout au moinsles affaires du plus grand nombre, sinon de tout lemonde !

« C’est fini, voyez-vous, pour leshommes, de travailler pour la satisfaction temporelle de deux outrois cents grandes familles, défendues par l’épée ou leknout !

« Il faut bien vous rendre compte decela ! La terre ne s’est pas couverte de sang pendant unlustre pour se retrouver au point de départ ! Tant desacrifices, tant de jeunes hommes morts sur les champs de batailleou sur le pavé des places publiques, tant de mères en deuil, tantde ruines, tant de pays dévastés, disons le mot ; tant decrimes auront servi à quelque chose, je vous assure !

« Le Nouveau Monde n’a point traversé lesmers, l’Occident n’est point venu à la rencontre de l’Orient pourremettre un Romanof sur le trône !… Comprenez-vous cela,comte ?… Le comprenez-vous ?

– Il faudrait être aveugle, en effet,consentit Volgorouky, pour ne point admettre que la face du mondes’est modifiée dans le sens que vous dites, monseigneur ! Maisune grande révolution chez les gens et dans les choses n’ira point,comme vous le prévoyez vous-même, sans de redoutablesperturbations. Un stade intermédiaire s’impose. Et qui doncpourrait mieux y présider qu’un prince qui sait voir l’avenir, touten détenant la tradition d’une famille considérée pendant dessiècles par la Russie comme sacrée ?…

– Et dont, à chaque tournant de l’histoire, laRussie a assassiné tous les chefs !…

– Je reprends mon idée, monseigneur, car jesuis sûr que ce n’est point la crainte d’une aussi cruelle fin quipourrait vous retenir sur la route du devoir… Je disais donc qu’unprince qui détiendrait d’un côté la tradition des Romanof et qui,de l’autre, serait animé de cet esprit nouveau que je vois brillerdans vos yeux, serait accueilli avec enthousiasme par la nationcomme l’homme de son salut ! Voilà ce que j’avais à dire etqui mérite réflexion, à mon avis !

– On ne marie point le jour et la nuit !Votre Romanof sera suspect justement aux hommes d’avenir, car ilsera, quoi qu’il fasse ou qu’il veuille, le prisonnier des hommesdu passé ! C’est un héritage qui me fait peur !… Quevoulez-vous, mon cher, moi, je ne me sens pas de taille à opérerune pareille liquidation !

– Ce serait pourtant si beau, un Romanof quidresserait la torche de la liberté sur le monde !

– Je crois que, dans ce genre, répliqua Ivan,le monde ne peut rien voir de plus beau qu’un Romanof qui aurait puêtre empereur et qui préfère gagner son pain et celui de sa familleà la sueur de son front !

C’est sur ces paroles définitives que l’ancienmaître des cérémonies de Tsarskoïe-Selo les quitta, et quand laporte fut refermée et que Prisca et Pierre se retrouvèrent seulsdans leur modeste appartement avec le petit Jean que la mèreserrait éperdument sur son sein, Pierre s’écria, en embrassant safemme et en lui montrant le bambin :

– Ah ! non ! un trône, par le tempsqui court, ça n’est pas un cadeau à faire à un enfant !

FIN

 

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