Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

Chapitre 6 ÀGENOUX DEVANT LE TSAR

 

Pierre vit lever l’aurore sur les quais deViborg, où il était revenu, épuisé. Il avait étendu sa souffranceet son désespoir sur le lit de planches qui se trouvait en face dukabatchok où lui avait donné rendez-vous Iouri. Iouri n’avait pasparu. Celui-ci aussi avait dû être victime de l’affreux complot, lapremière victime peut-être. Pierre avait renvoyé Nastia et lagniagnia à la maison du Refuge avec leurs paquets.

La pluie avait cessé, mais Pierre grelottait.Il était là, anéanti, n’ayant plus de forces pour rien. Tout àcoup, il se redressa, une nouvelle flamme dans les yeux. Oui, unevie nouvelle entrait en lui. Puisque le coup qui le frappait venaitd’en haut, eh bien ! il monteraitjusque-là !…

Il irait voir le tsar et saurait si bien lesupplier et l’apitoyer qu’il lui ferait rendre Prisca !

Il reprit une fois encore le chemin duFaïtningen, trouva Nastia en larmes, lui ordonna de mettre à sadisposition des effets convenables, se changea après s’être livré àdes ablutions qui lui firent le plus grand bien.

Il dit aux domestiques de faire viser leurspasseports et de prendre toutes dispositions pour rentrer le soirmême à Petrograd, Nastia retournerait au canal Catherine, dansl’appartement de Prisca.

– Ne pleure pas, Nastia ! Tu reverrasbientôt la petite maîtresse !

Il avait besoin de croire cela. Il essaya derevoir Paul Alexandrovitch, mais le buffetier était parti de grandmatin et n’avait pas reparu. Alors, Pierre laissa aux dvornicks unelettre pour Mme Sponiakof (Prisca), dans le casimprobable où elle se présenterait encore à la maison duRefuge.

Puis il se dirigea vers la gare. Une heureaprès, il était dans le train qui l’emportait à Petrograd. À lastation de Pergalovo, il y eut un assez long arrêt. Il mourait defaim. Il s’en fut au buffet.

En y entrant, son attention fut attirée parune silhouette qui ne lui paraissait pas inconnue. L’homme quiétait en train de manger tranquillement une tranche de jambon seretourna : c’était Iouri.

Le grand-duc n’eut pas le temps des’étonner ; Iouri s’était déjà précipité ; c’est toutjuste si Pierre parvint à l’empêcher de se jeter à ses pieds. Ilsn’étaient point seuls, et, en dépit du brouhaha d’un buffet degare, on pouvait les remarquer, la figure de Iouri étaitrayonnante :

– Ah ! monseigneur !

– Chut ! Comment es-tu là ?

– Oh ! barine, je vous croyaisperdu ! Je suis tombé, cette nuit, entre les mains d’une bandede mauvais garçons. Vous avez reçu la lettre ?

– Oui, ta lettre, Iouri, ta lettre !

– Ah ! petit père, ce n’est pas moi quiai écrit la lettre.

– Comment ! ce n’est pas toi !Cependant, Paul Alexandrovitch a reconnu ton écriture.

– Paul Alexandrovitch est un traître. Douminel’a acheté comme les autres. Il faut que je raconte ce qui s’estpassé à Votre Haute Noblesse.

Ils sortirent sur le quai, où ils pouvaientcauser avec plus de tranquillité, et Iouri narra au prince sacruelle aventure.

– Doumine, comme je vous l’ai dit, écrivaitdonc la lettre que je n’avais pas voulu écrire moi-même. Sonrevolver était près de lui sur la table. Au moment même où j’allaisbondir pour m’en emparer, Doumine leva la tête et dit, en meregardant :

« – Nous avons assez vu celui-là. Nousn’en avons plus besoin jusqu’à nouvel ordre. Qu’on le mette auxfers ! »

« J’étais perdu, mais, en vérité, barine,je ne pensais qu’à vous et à la barinia et au mal que l’on pouvaitvous faire avec cette fausse lettre. J’espère, barine, qu’il n’estpas arrivé de mal non plus à la barinia, ni à personne à cause demoi.

– Continue donc, Iouri ! commanda Pierred’une voix sourde ; ce n’est pas à toi à me poser desquestions.

– Ils m’ont descendu à fond de cale et ilsm’ont mis aux fers, mais le matelot qui m’a attaché était ivre etc’est ce qui m’a sauvé… il m’a mal attaché !

– Ah ! ah ! il t’a malattaché !…

– Assurément oui ! il m’a mal attaché…c’est ce que je constatai tout de suite quand je fus seul et je nefus pas longtemps à me libérer. J’étais libre d’aller et de venirau fond de la cale noire, dans cette sentine ! C’était quelquechose, cela, et je résolus bien d’en profiter à la premièreoccasion.

« On sortait de la cale par une écoutilledont le panneau était rabattu mais que j’aurais certainement laforce de soulever. Seulement, il ne fallait pas agir sansréfléchir.

« J’entendais marcher sur le pont. Je meconseillai d’être prudent. Le mieux était d’attendre qu’il n’y eûtplus aucun mouvement à bord. Mais toute une partie de la nuit, il yeut un grand remue-ménage et, moi, sur le dernier échelon de monéchelle, sous le panneau de mon écoutille, je n’étais certes pasaussi à mon aise qu’à cheval dans les prairies !… J’auraistant voulu me sauver de là, pour aller vous prévenir.

– Oui, oui !… c’est entendu !…

– Mais les heures s’écoulaient et jecontinuais à être réduit à l’impuissance… En soulevant légèrementun panneau, j’aperçus Doumine et deux de ses acolytes quiquittaient le bateau…

– Et alors ? dépêche-toi… j’ai hâte desavoir la fin de ton histoire…

– Nous y touchons, Votre Haute Noblesse. Je nesavais si je devais me réjouir du départ de Doumine… Avait-ilréussi son coup ? Que penser ? Que croire ? Enfin,je sentis tout à coup que l’on remuait… oui, on levait l’ancre, lebateau démarrait. Ainsi donc, pensai-je, tout ce remue-ménage quej’avais entendu, c’étaient des manœuvres… des manœuvres pourprendre le large au plus vite… Plus de doute, nous quittionsViborg !… et c’était la vérité, Votre Haute Noblesse, nousquittions le port, comme je vous le dis ! Je sentis bientôtcela au roulis et au tangage quand nous entrâmes dans le golfe deFinlande…

« Le jour allait venir… Il fallait agir…agir… Une heure après, je me décidai à sortir de mon trou, aprèsavoir remarqué que le silence s’était fait à peu près, du moins demon côté. Ainsi donc, je fis glisser le panneau de l’écoutille etje me trouvai sur le pont.

« Je fus assez heureux pour ne pas êtreaperçu des hommes de quart… Tout paraissait normal à bord ;nous avions une bonne brise qui nous poussait vers la rade deCronstadt.

« Aux premiers rayons du jour, je pusjuger que nous étions assez près encore de la côte, à quelquesencablures de Terijaki ; tout doucement, je me laissai glisserà la mer et, une demi-heure plus tard, j’abordai sur la grève. Jeme séchai dans une touba où je savais trouver des amis à nous etqui me donnèrent tout ce qu’il fallait pour meréconforter !…

– Tout s’arrangeait bien, en vérité, pour toi,Iouri !

– Oui, j’ai eu de la chance, si on peut dire…Enfin, j’étais si près de Petrograd que je résolus, dans l’anxiétéet l’indécision où je me trouvais, d’aller tout raconter à laKouliguine, quitte à reprendre le soir même le train pourViborg ! Dans le cas où le coup de Doumine aurait réussi, nousgagnions plusieurs heures pour aviser et agir… J’ai pensé que jefaisais pour le mieux et alors j’ai pris il y a quelques heures letrain de Terijaki… sans me douter que vous étiez dedans, VotreHaute Noblesse !… Ah ! barine ! je suis biencontent ! J’ai eu une belle peur pour vous !… Mais je medisais qu’avec la Kouliguine, on arriverait bien à vous tirer den’importe quelle mauvaise passe, en vérité ! Il ne faut pasdésespérer de Dieu le père ni des saints archanges ! Jamais…mais je me demande si Votre Haute Noblesse ne commet pas uneimprudence en rentrant à Petrograd !…

– Je ne me rends pas à Petrograd, Iouri, jerentre à Tsarskoïe-Selo !

– Que le ciel vous protège ! Il fautparler de cela d’abord à la Kouliguine…

– Non ! je n’ai plus de confiance,maintenant, qu’en mes ennemis, puisque mes amis n’ont pas su garderle seul être que j’aime au monde et qui m’est plus précieux que lavie !…

– Saints archanges ! serait-il arrivé unmalheur ?…

– Les deux barinias et le gaspadine Gilbertont disparu ! C’est ta lettre qui est cause de tout,Iouri !…

– Seigneur Jésus ! Qu’est-ce quej’apprends là ! le malheur est terrible ! voilà bien unecatastrophe inouïe !… Mais ce n’est pas moi qui ai écrit lalettre, sur l’image de la mère de Dieu !… On m’a menacé demort si je n’écrivais pas la lettre ! et je ne l’ai pasécrite !…

Et, cette fois, Iouri se jeta aux pieds duprince, qui n’eut que le temps de le relever… et de le pousser dansle train qui partait. Il y sauta derrière lui… et, pour le fairetaire :

– Je te crois, Iouri, cesse donc de telamenter ! je te crois ! Sinon, tu serais déjà mort de mamain !…

– Que vas-tu faire, petit père ? quevas-tu faire ?…

– Cela ne te regarde plus, Iouri. Cesse tesquestions, je te l’ordonne !…

Et le grand-duc, le laissant planté là, dansle corridor, alla reprendre sa place… La ligne du chemin de ferglissait maintenant tout au long de la grève, et un soleil radieuxbaignait les flots du golfe de Finlande.

Pierre était comme hébété. Il avait calculéqu’il lui faudrait tant de temps pour arriver à Petrograd, tant deminutes pour trouver une auto… Il se voyait déjà au palaisAlexandra ! Oui, oui, maintenant, il n’avait plus d’espoir quedans le tsar ! Il se répétait :

– Ça n’est pas possible, pas possible qu’il nem’entende pas, qu’il ne me comprenne pas ! Il n’est pasméchant, lui ! Il sait ce que c’est que d’aimer.

Soudain, il tourna la tête, car on frappait àla vitre, dans le couloir, et il aperçut Iouri qui lui faisaitsigne et qui lui montrait, de son doigt tendu, tout là-bas, unnavire à l’horizon du golfe…

Il sortit dans le corridor :

– Un trois-mâts-barque, lui souffla Iouri… sije ne me trompe, ça doit être le nôtre… Il va à Cronstadt !mais, si c’est lui, il a dû s’arrêter quelque part, car depuis uneheure au moins… au moins… et en calculant bien largement… ildevrait être arrivé…

Une illumination se fit dans l’esprit dePierre :

« Mon Dieu ! si elle était àbord de ce bateau ! »

– Elle doit être à bord ! fit-ilentendre. C’est ce bateau qui a dû emporter Prisca, Vera etGilbert !

Iouri pâlit :

– Votre Haute Noblesse a peut-êtreraison !… Je n’avais pas pensé à cela !…

– Tu aurais dû y penser, toi qui étais àbord ! et rester près d’eux ! au lieu de t’enfuir…

– Certes, déclara Iouri, très troublé… je suisbien coupable, si j’ai commis une faute pareille…

– Tout le remue-ménage dont tu m’as parlé etqui t’empêchait de sortir par l’écoutille, c’était cela !… Onles amenait à bord !… Comment n’as-tu pas eu idée de cela,puisque toute l’affaire était menée par Doumine et que ce bateauétait à Doumine ou à sa dévotion ? Comment ! commentn’as-tu pas pensé à cela ?

– Je n’ai jamais pensé à cela, Votre HauteNoblesse ! justement parce que j’ai vu Doumine quitter lebord ! je ne pouvais m’imaginer qu’une chose, c’est qu’ilallait au-devant de ses victimes et non qu’il les quittait… mais eny réfléchissant, il n’y a aucune raison certaine pour que lesbarinias soient à bord de cette barque ! aucune !

– Il n’y a aucun doute pour qu’elles n’ysoient pas !… ou tout au moins pour qu’elles n’y aient pas étéamenées, puis descendues sur un point de la côte… Il n’y a aucuneraison pour qu’elles n’y soient pas encore !… Ah ! ilfaudrait savoir ! il faudrait savoir cela !…

Pierre serrait, à le briser, le poignet deIouri…

– Aussitôt arrivé à Petrograd, j’irai àCronstadt ! déclara Iouri.

– Et moi, et moi !… où dois-jealler ? Je n’en sais plus rien ! Je ne sais plusrien ! Comment faire pour ne pas perdre de temps !…

– Votre Haute Noblesse devrait aller voir laKouliguine dès son arrivée à Petrograd ! Voilà mon avis ;pendant ce temps-là, j’irai à Cronstadt !

– Non ! non ! le mieux est quej’aille trouver le tsar tout de suite ! Le navire sera àCronstadt trois heures avant nous ! Nous arriverons encoretrop tard ! et puis il ne faut pas oublier qu’on les apeut-être déjà débarqués !… Écoute, tu iras à Cronstadt,toi ! pour te renseigner, car nous ne pouvons espérer quecela, avec ce bateau : avoir des renseignements… les heuressont précieuses ; je te trouverai ensuite chez la Kouliguine,en revenant de Tsarskoïe-Selo… Où trouverai-je laKouliguine ?

– Dans le Stchkoutchine-Dvor, chez laKatharina !… Vous n’aurez qu’à demander la Katharina ;tout le monde connaît la Katharina !…

– Oui ! oui ! voilà ce qu’il fautfaire, c’est entendu ! c’est bien entendu !…

– Mais Votre Haute Noblesse est-elle sûre quelorsqu’elle sera entrée à Tsarskoïe-Selo, on l’en laisseraressortir ?

– Oui ! je suis sûr de cela ! ou jeme tue aux pieds du tsar ! Ce sera ainsi, Iouri !

Et il rentra dans son compartiment.

« Oh ! se disait-il, je leurprouverai à tous que je ne suis plus un enfant et qu’ils ont finide jouer avec moi !… »

Maintenant, des sapins cachaient la mer et ilsne revirent plus le trois-mâts-barque. Arrivé à Petrograd, legrand-duc ne s’occupa même plus de Iouri. Il bondit dans un isvô,se fit conduire à un garage, sauta dans une auto qu’il conduisitlui-même, et cela sur le chemin de Tsarskoïe-Selo…

Quand il se présenta au palais Alexandra, il yeut une véritable stupeur chez la haute domesticité.

– Monseigneur ! Monseigneur est deretour !…

– Avertissez Sa Majesté tout desuite !

Mais il dut subir les allées et venues dumaréchal du palais, des aides de camp de service, et leursdiscours, leurs observations.

Il y eut des conciliabules qui n’enfinissaient pas. Le grand-duc écumait.

Soudain, il vit apparaître la comtesseWyronzew, qui se jeta presque dans ses bras avec des démonstrationsextraordinaires de la plus touchante anxiété.

– Ah ! comme Nadiijda Mikhaëlovna va êtreheureuse ! Enfin, son fils lui est rendu ! Elle qui lepleurait nuit et jour ! Vous allez rendre tout le monde bienheureux ici, c’est moi qui vous le dis, Ivan Andréïevitch !D’abord, je vais avertir la grande-duchesse !…

– N’en faites rien ! rugit Ivan, quiétait au bout de sa patience… Ce n’est pas ma mère que je suis venuvoir ici, c’est le tsar ! je veux voir le tsar tout desuite !…

Et elle fit quelques pas pour se retirer.

« Si ma mère est avertie avant que j’aievu le tsar, tout est perdu ! » se dit le grand-duc.

Alors, tout à coup, bousculant tout le monde,renversant la Wyronzew à droite, envoyant promener d’un coupd’épaule le grand maître des cérémonies à gauche, fonçant têtebaissée sur les aides de camp, il traversa les pièces, arriva aucabinet de travail de l’empereur, ouvrit la porte sans frapper, et,se jetant aux pieds du tsar, effrayé d’une pareilleentrée :

– Batouchka ! Batouchka ! Aiepitié !… s’écria-t-il.

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