Les Ténébreuses – Tome II – Du Sang sur la Néva

Chapitre 27UN ENTERREMENT DE VIE DE GARÇON

 

Le vendredi 15 décembre 1916, dans un petithôtel du canal de la Pontanka, appartenant à un jeune et fastueuxseigneur, il y avait, vers dix heures du soir, joyeusecompagnie.

Nous ne nommerons point tous les personnagesqui prirent part à cette soirée, ils appartenaient, pour laplupart, à des gens qui avaient voué une haine farouche àRaspoutine, mais ce fut encore un miracle accompli par laKouliguine que celui qui réunifia, pour une orgie que devaitprésider le prophète, ses pires ennemis.

L’influence que la danseuse avait prise sur leNovi était complète. Raspoutine ne voyait plus que parHélène Vladimirovna. Il faisait tout ce qu’elle voulait. Il nedoutait point d’elle ; et lorsqu’elle lui eut fait entendreque, par son entremise, les dernières hostilités que Grichacomptait à la cour allaient disparaître et que tout le mondefinirait par s’entendre, c’est-à-dire par ne plus luttercontre lui, il la crut.

Un sourire d’elle faisait tout passer. Unecaresse lui ôtait toute faculté de raisonnement. La soirée« d’enterrement de vie de garçon » du grand-duc Ivandevait être l’occasion d’un rapprochement définitif etnécessaire.

En dessous, elle lui avait fait avouer salassitude pour les Ténébreuses qui l’occupaient depuis troplongtemps. Il fallait au Novi des femmes nouvelles.

La Kouliguine lui avait promis qu’elle luiamènerait de fraîches esclaves de la plus hautesociété.

Celles-ci viendraient au souper, mais, avantle départ des importuns, elles exigeaient qu’on les laissâtmasquées.

Cette sorte de mascarade n’était pas pourdéplaire à Raspoutine, et il y avait acquiescé avecempressement.

Le souper est joyeux dans l’hôtel du canalFontanka. Le champagne a coulé à flots, les protestations d’amitié,les toasts enthousiastes se sont succédé dans le bruit des verresque l’on brise après y avoir mis les lèvres, selon la vieillecoutume, quand on est entre bons camarades et que l’on se promet dese soutenir à la vie, à la mort.

Toutes ces dames ne sont point masquées, et ily a de jolis visages qui sourient aux compliments les plusosés.

Seuls, trois mystérieux masques sont restéssilencieux dans l’allégresse générale qui confine déjà àl’orgie…

Par un singulier accord, on ne les taquinepoint. Et c’est d’un effet bizarre, angoissant, inquiétant, que cesmuettes convives, au visage invisible, qui regardent et écoutenttout ce qui se passe autour d’elles, en simples spectatrices, sansqu’un geste ou une parole vienne trahir leur pensée ou leurémotion.

Raspoutine trouve à cela un raffinementnouveau et admire la science de la Kouliguine, qui connaît tout ducœur des hommes, de leurs passions et de leurs désirs !

Jamais Hélène n’a été aussi belle, ni aussisomptueusement parée. Sa poitrine est éclatante de bijoux. Elle aencore une fortune dans ses cheveux et une autre à ses bras et àses mains. Jamais courtisane antique n’a enchâssé plusmagnifiquement sa chair esclave du maître du monde, que cette belledanseuse du théâtre Marie, aimée de ce rustre de Gricha !…

Toute la soirée, sa gaieté merveilleuse, quis’est tournée vers tous, a, cependant, paru ignorer la présence dugrand-duc Ivan. Elle est surtout occupée à verser à boire àGricha.

Le grand-duc Ivan, du reste, n’est pasgai.

Il est grave et poli.

Il a cette attitude, un peu fatale, d’unofficier qui prend part à une dernière fête avant de courir aucombat.

Il est toujours gracieux avec les dames etrépond aimablement à ses amis ; il s’efforce à sourire et yparvient, mais retourne vite à sa pensée isolée.

Un jeune prince, qui fut avec lui aux cadets,lui dit :

– Comme tu es sérieux, Vanioucha ! ondirait que tu es déjà marié !

Tout le monde rit.

– Sais-tu ce qu’on raconte, dit un autre, plusaudacieux encore. On dit que tu n’aimes pas Agathe Anthonovna etque tu ne la conduis à l’autel que contraint et forcé…

– Ceci est faux ! répond posément Ivan enpâlissant terriblement… Agathe Anthonovna a toutes les vertus etfera une excellente épouse !…

À l’autre bout de la table, il y eut un légerbrouhaha, un verre cassé devant l’une de ces dames au masque. Maisdans le bruit général, ceci passa à peu près inaperçu.

Derrière ce masque, il y avait Prisca, Priscaqui souffrait mille morts et que Nandette, masquée elle aussi,suppliait en vain de partir :

Tout à coup, l’orgie prend de l’ampleur. Leshommes se penchent vers les femmes avec des yeux ardents. Celles-ciont des rires éclatants. Les propos deviennent d’une audaceextrême.

Raspoutine, dont l’orgueil estincommensurable, de serrer dans ses bras, devant tous, laKouliguine, commence à s’enivrer.

Les uns et les autres vantent leurs bonnesfortunes.

Des noms sont prononcés par Raspoutine, nomsjusqu’alors respectés ou à peu près et qui sont les noms de sesvictoires, dit-il.

On commence à trouver qu’« il exagère unpeu » et, comme il n’aime point la contradiction, il jettedans le tumulte le nom suprême, celui de la première femme del’empire.

Alors, de partout montent desprotestations.

– Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pasvrai !

– Nous te défendons de prononcer ce nom-là,crie le grand-duc Ivan.

Mais lui, furieux de cette résistance, insisteignoblement, veut donner des détails. Alors, on lui crie de setaire… On l’injurie…

– Pas celle-là ! Pas celle-là !Ignoble porc ! tu te vantes ! d’abord, tu te vantestoujours ! tu es un imposteur !

– Je suis le maître qui peut tout et à quirien ne résiste ! hurle-t-il en se levant…

Tout le monde s’est levé autour de lui… Ilcontinue, dans une rage grandissante :

– La Kouliguine elle-même n’a pas pu merésister.

– C’est vrai ! dit Hélène, qui, seule,semble avoir conservé son sang-froid. J’ai été à cethomme !

– Aucune des femmes que j’airegardées ne m’a résisté !

– Tu ne m’as pas eue, moi ! s’écrie toutà coup une femme… et son masque est arraché…

Raspoutine peut reconnaître AgatheAnthonovna…

À cette apparition, tous reculent. Legrand-duc lui-même s’exclame…

– Et moi non plus tu ne m’as pas eue !monstre ! crie un autre masque, et ce second masque tombe.

Cette fois, c’est Prisca…

– Prisca !… s’écrie le grand-duc… toiici, malheureuse !

Mais Raspoutine, le bousculant :

– Je ne t’ai pas eue, Prisca, mais je t’auraice soir !

Ivan, qui a ramassé un couteau sur la table,bondit sur lui…

Mais, dans cet horrible tumulte, il estrepoussé à son tour par la Kouliguine :

– Ne vous déshonorez pas, monseigneur, entouchant cet homme ! Il m’appartient ! c’est monamant !

À ces mots, la face lubrique, enthousiaste etépouvantée de Raspoutine se retourne vers la danseuse, avecreconnaissance…

– Toi seule as cru en moi, râle-t-il, toiseule es digne de moi !

Tous ont suivi le geste d’Ivan et veulentfrapper le Novi, mais elle le couvre de son beau corps demi-nu…

– Il m’appartient… Laissez-le-moi !rugissait-elle.

Et elle l’entraîna…

– Viens, Gricha ! viens, monamour !…

Cependant Ivan, comme une bête sauvage,s’accrochait à Gricha, le prenait à la gorge… La Kouliguine parvintencore à le lui arracher… et les autres entendirent la danseuse quidisait à Pierre, dans la figure :

– Reviens à toi ! Tu ne vas pas tesouiller du sang de ce porc !…

– Attends-moi ici !…

Gricha, en proie à une étrange ivresse, selaissa traîner par la Kouliguine, comme une brute obéissante… et onentendait encore celle-ci qui disait dans le vestibule :« Viens !… Ce ne sont pas des amis… je vais te conduirechez de vrais amis, je t’assure ! »

Puis ce fut le bruit d’une auto quis’éloignait sur le quai de la Fontanka…

Un silence de mort régnait maintenant dans lasalle du festin…

Ivan dit, sans regarder personne :

– Allez-vous-en, tous !… je désire êtreseul !…

La salle se vida…

Seules n’avaient pas bougé Agathe Anthonovna,Prisca et la femme au masque.

Ivan parut s’impatienter :

– Agathe Anthonovna, dit-il, votre placen’était pas ici ce soir. Votre conduite est d’une incorrectioninexcusable. Je souhaite que le prince n’en sache rien… Montez dansmon auto, qui vous déposera chez vous…

Agathe Anthonovna répondit d’une voixglacée :

– Monseigneur, je suis venue ici ce soir poursavoir et pour voir… J’ai su et j’ai vu… Je n’ai plus, en effet,rien à faire ici…

Puis, se tournant vers Prisca et lui tendantla main :

– Nous laissons monseigneur à laKouliguine !…

Prisca, qui ne se tenait debout que par unsuprême effort de sa volonté agonisante, attendit… Elle attenditune, deux, trois secondes !… Un gouffre s’ouvrait sous sespas !… Ah ! n’y point tomber ! n’y point tomberdevant celui qui ne parlait pas !… Ah ! ne pointsangloter, ne point hurler de douleur devant lui !… Ellefixait sur la nappe un point brillant… le couteau qu’il avaitlaissé retomber… le couteau dont il n’avait point frappéRaspoutine !… Elle sentait que, cette fois, elle ne semanquerait point, et que ce lui serait le soulagement suprême de sefouiller le cœur avec ce couteau-là !… Elle avança la main…mais sa main, rencontra celle d’Agathe Anthonovna… et, dans ce mêmemoment, elle sentit que quelque chose remuait dans sonsein !…

Et elle passa devant Pierre, qui n’eut pointun geste pour la retenir comme il n’avait point eu un mot pour luicrier de rester, elle passa, la main dans la main d’AgatheAnthonovna…

À ce moment, la femme qui avait gardé sonmasque, l’ôta…

– Et moi, monseigneur, mereconnaissez-vous ? fit Nandette…

Ivan sembla redescendre sur la terre… Il eutun gémissement :

– L’amie de Serge !…

– Oui, lâche !… dit-elle…

Et elle s’en fut rejoindre les deuxautres…

Alors Ivan s’écroula sur un divan, ne retenantplus ses sanglots : « Je ne peux plus !… Je ne peuxplus !… »

– Pierre ! s’écria Prisca…

– Prisca !…

Elle n’avait pas pu l’entendre pleurer… et ilsmêlèrent leur douleur en s’étreignant comme des fous…

Agathe et Nandette avaient continué leurchemin, mais avant qu’elles eussent atteint le« padiès », le schwitzar se dressait devantelles :

– L’ordre de la maîtresse est de resterici ! que ces dames m’excusent… Il y a du dangerdehors !…

– Quel danger ?

Et elles voulurent passer outre… Mais la portedonnant sur la Fontanka, malgré toutes les objurgations, restafermée… Elles durent retraverser la cour, rentrer dans levestibule. Agathe Anthonovna était furieuse. Elle résolut de seplaindre au grand-duc et de le sommer de la faire sortir de cettemaison. Elle ne voulait pas rester plus longtemps prisonnière de laKouliguine.

Dans le moment, on entendit, dans le grandsilence de cette nuit tragique, d’abord deux coups de feu… puistrois, presque coup sur coup… Apeurées, elles coururent à la pièceoù se trouvaient toujours Ivan et Prisca. La porte en était restéeentr’ouverte, Ceux-là n’avaient rien entendu. Ils ne connaissaientplus rien au monde que le baiser éperdu qu’ils échangeaient…

Agathe arrêta Nandette :

– Ne les troublons point ; le bonheur decette jeune femme me venge de la Kouliguine et me libère !

Dans le moment, la porte du grand padiès futouverte et refermée presque aussitôt. C’était la Kouliguine quirentrait. Elle était seule. Elle était terriblement pâle. Sa figureétait terrible à voir…

Agathe et Nandette se précipitèrent vers lesdeux amants :

– Prenez garde ! Voici laKouliguine !…

Pierre et Prisca s’étaient dressés. Hélèneparut. Elle fixa Pierre, qui n’avait pas encore eu le temps dedénouer son étreinte :

– Soyez heureux, monseigneur !laissa-t-elle tomber d’une voix sèche…

« Du reste, il doit y avoir ce soir unegrande joie dans tout l’empire : Raspoutine estmort !…

– Raspoutine est mort !…

– Mort !… s’écrièrent-ils tous. C’estvous qui l’avez tué ?…

– Non ! mais c’est moi qui me suis faitel’instrument du Destin !…

C’est elle en effet, qui, après l’avoirpréparé et déjà à moitié empoisonné au souper de garçond’Ivan, l’avait conduit vers un autre festin dont les gâteauxétaient bourrés de cyanure de potassium.

Le reste, ou plutôt les restes de Raspoutineappartiennent à l’histoire.

On sait maintenant comment le faux prophète,criblé de balles, résistant encore à un poison qui eût foudroyé untaureau, fut précipité dans la Néva, où il disparut entre deuxglaçons, après avoir jeté le cri de son agonie…

– Et maintenant, mes chers petits hôtes, fitla voix sèche de la Kouliguine, vous vous raconterez des histoiresune autre fois… En ce moment, les minutes sont comptées… Si vousvoulez m’en croire, monseigneur, et vous, mademoiselle Prisca, vousprendrez les passeports que voici sans perdre un instant, voussauterez dans l’auto qui vous attend au coin de la perspectiveNewsky et de la Fontanka, et où vous trouverez Asslakow,monseigneur ! dont on ignore encore à cette heure la fuite deSchlussenbourg… Ne vous occupez plus de rien !… Ne pensez àrien qu’à vous aimer ! un amour comme le vôtre est rare etprécieux ! allez le mettre à l’abri dans le pays neutre où jevous envoie… Adieu, monseigneur… adieu,mademoiselle !…

Ils s’élancèrent d’un même élan vers elle,mais elle avait déjà disparu avec Nandette et Agathe Anthonovna…« Venez ! avait-elle dit à cette dernière… mon frère vousattend !… »

Un domestique se dressait devant le grand-ducet Prisca, leur remettait des papiers et les priait del’accompagner…

Ils sortirent, et ils étaient encore sur lequai, quand la porte de l’hôtel se rouvrit et qu’une ombre, enjaillissant, clamait vers eux et les appelait.

Prisca avait reconnu la voix de Vera.

Ils accoururent.

La pauvre enfant était en proie à un véritabledélire.

On ne comprenait rien à ce qu’elle proféraitdans ses sanglots.

Ils la suivirent, sous le coup d’unpressentiment sinistre. Tout à coup, ils se trouvèrent dans lapièce à peine éclairée où, sur le divan qui avait vu tout à l’heurel’étreinte douloureuse de Prisca et du grand-duc, était allongée laKouliguine.

Elle avait une plaie atroce à la tempe et elletenait encore son revolver à la main.

Les jeunes gens se jetèrent à genoux devantcette moribonde.

Elle tourna la tête vers Ivan Andréïevitch ettrouva encore la force de dire :

– Vois-tu, Ivan, ça, c’était tropfort !… pour ton amour, j’ai dû subir Raspoutine… Jemeurs ! adieu ! je t’aime !

– Embrasse-la, commanda Prisca, éperdue.

Ivan colla ses lèvres à ces lèvres mourantes…Une joie infinie se répandit sur les traits de la Kouliguine… etelle mourut ainsi rendant son âme de courtisane dans un souffle depur amour…

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