Lettres de ma chaumière

LA CHASSE

 

À M. Élémir Bourges.

 

Solidement guêtré, les reins bien sanglés parla cartouchière, le fusil au bras, le corps souple et dispos, jepartais… L’aube à peine rougissait, à l’horizon, une mince bande deciel, et des vapeurs, que le soleil allait tout à l’heure pomper,voilaient les prairies encore baignées de crépuscule. Près de moi,dans mes jambes, le chien bondissait, le nez humide, le fouetjoyeux, l’œil impatient… Et je marchais sur le sol dur, humant àpleins poumons la fraîche haleine de la terre reposée…

Je ne sais rien de bon ni rien de sain commela chasse qui fait les muscles forts et l’âme réjouie. Perdu dansles sainfoins et les luzernes où les perdreaux sont blottis,glissant le long des haies touffues où se tapissent les lièvres,arpentant les guérets nus et les chaumes encore çà et là jonchés dejavelles, et où se hâtent les derniers moissonneurs, comme on sesent enveloppé, étourdi, ravi – et délicieusement – par ce calmesilence des choses si plein de voix et de murmures pourtant, parcette tranquillité robuste où pourtant fermentent tous les germesde l’universelle fécondation ! Nul bruit discordant, nulleagitation stérile. C’est la nature apaisée qui poursuit l’œuvre devie, jamais interrompue. Comme on est loin de tout ce qui blesse,de tout ce qui ment, de tout ce qui désespère ! Et comme onoublie, sous les cieux égayés de clairs soleils, et dans les champssolitaires, la vie maudite des villes, la vie de proie qui allumeles colères, arme les vengeances, fait se ruer les uns contre lesautres les ambitions impitoyables et les appétitsfarouches !

Et les haltes paresseuses, à l’ombre d’unvieux arbre, dans l’herbe, près d’une source où l’on s’estdésaltéré, tandis que le chien se couche en rampant, les pattesallongées, les flancs haletants, la langue ruisselante desueur ! Et les bonnes fatigues du retour, quand tombe le soiret que l’on n’entend plus qu’un coup de fusil retardataire, lesrappels lointains des perdrix dispersées dans les sillons, et lesmille bruissements de la nature qui s’endort.

Si j’aime la chasse qui égare l’homme rêveur,son fusil sur l’épaule, à travers la campagne, je déteste la chasseoù l’on va comme à un bal, comme à une fête mondaine, la chasse oùil faut des costumes élégants et des accessoires de luxe, où toutest réglé d’avance comme les comédies de salon, où l’on vous postele long d’une allée ratissée, où l’on vous oblige à tirer sur depauvres faisans à peine farouches, qui s’envolent sous les piedsdes rabatteurs et qui passent, effarés, constamment, au-dessus devotre tête. Je déteste ces tueries que pratiquent les banquiersdans leurs bois et leurs terres transformés en basses-cours ou enréunions d’actionnaires.

Les banquiers, entre autres privilèges, ontaujourd’hui le privilège de ce que l’on appelle les belles chasses.Plus on est un gros banquier, plus on est tenu d’avoir une chassesplendide. Et plus la chasse est splendide, plus on est un grosbanquier : cela fait partie de la profession.

Les israélites, qui connaissent leur monde etla manière de s’en servir, triomphent à la chasse comme à laBourse. Personne n’est plus habile à l’élevage du faisan, de mêmeque personne ne connaît mieux l’élevage du gogo. Ce n’est pointpour eux seulement affaire de luxe et de plaisir ; c’estaffaire… d’affaires. La chasse est un moyen et c’est une puissance.Si une chasse coûte beaucoup à entretenir, elle rapporte eninfluence, en relations, en classement social encore plus qu’ellene coûte en argent. C’est par ses faisans que le banquier juif sefaufile dans les salons difficiles et dans les club cotés ;car croyez-bien que les invitations ne sont pas adressées àl’étourdie, et que « chaque fusil » travailleinconsciemment à un but utile, à une combinaison qu’il ignore, enattendant qu’il paie – quelquefois très cher – les politessesacceptées et les plaisirs reçus.

Bien des Conseils d’administration sont nés,sans qu’on y pensât, en massacrant des perdreaux, et c’est en tuantdes lapins que des affaires considérables furent imaginées qui ontrévolutionné la Bourse, amené des krachs et ruiné beaucoupd’honnêtes gens et… d’autres.

 

Tout près de l’endroit que j’habite, dans undes plus fertiles terrains qui soient en France, se trouve unegrande propriété. Elle appartient à un banquier célèbre et ne luisert que de rendez-vous de chasse. Le château fut en partie détruitsous la Révolution ; il n’en reste qu’une tour de brique etquelques murs branlants qu’envahissent les herbes arborescentes etla mousse. Les communs, très beaux et très bien conservés, ont étéaménagés en maison d’habitation et font encore superbe figure dansle vaste parc planté d’arbres géants, tapissé de royales pelouses,qui va rejoindre sur la gauche, la forêt du P…, une forêt del’État, renommée par la splendeur de ses hautes futaies. À droite,sur un parcours de dix kilomètres, s’étendent les terres quidépendent de la propriété.

Je me souviens d’avoir vu là, enfant, deschamps couverts de récoltes, des prairies où les bœufs enfonçaientdans l’herbe jusqu’au ventre, des fermes coquettes d’oùs’échappait, alerte et joyeuse, la bonne et rude chanson dutravail. Au milieu de cette nature privilégiée, de ces richesmoissons, le paysan vivait dans l’aisance et dans le bonheur, maisaujourd’hui tout cela est bien changé.

Maintenant les vaches et les grands bœufs ontdéserté les prairies desséchées. Plus un champ de blé, plus unchamp d’orge, plus un champ d’avoine. Le trèfle et le sainfoin nepoussent plus dans cette terre stérilisée. Plus de fermes où l’onentend le fléau battant l’aire des granges. Les haies elles-mêmesont été rasées. On dirait qu’un mauvais vent est passé qui adétruit toute cette gaieté du sol et pompé toute la sève de cepays.

Sur un espace de six kilomètres, à droite et àgauche de la route, jusqu’à la lisière de la forêt, les champsjadis chargés de moissons dorées et de récoltesbienfaisantes, sont plantés de mahonias grêles, et deplace en place, on a semé un peu de sarrazin qu’on laisse pourrirsur pied. Les clôtures hérissent leurs piquets de bois pressés l’uncontre l’autre et défendent les approches de ce domaineinfranchissable, où se pavane le faisan, où tout est sacrifié aufaisan, où le faisan est roi. Les chenils avec des clochetons,d’immenses faisanderies avec des tourelles remplacent les fermes autoit rose, et les treillages en fil de fer courent là, où jadiss’élevaient les haies de coudriers, où montaient si fins, si légerssur le ciel, les rideaux des trembles au feuillage d’argent.

On les voit par troupes, les volatiles sacrés,courir dans les petits layons, sous les touffes de mahonias, seglisser entre les brindilles du sarrazin, se percher fièrement surles lattes des clôtures, et se poudrer sur les routes, au soleil.On est obsédé par le faisan, on marche sur le faisan ; partoutoù la vue se pose, elle rencontre un faisan. Les gardes, le fusilsur l’épaule, sont échelonnés le long de la route et veillent surles oiseaux que les paysans pourraient, en passant, assommer d’uncoup de bâton.

Cela est sinistre, je vous le jure.

Comme il faisait très chaud, je m’arrêtai à laporte d’une petite maison que j’avais prise pour une ferme, et jedemandai du lait.

La femme à qui je m’adressai me regarda d’unair stupide, puis, haussant les épaules, elle me dit :

– Du lait ! Vous demandez dulait ! Mais y a pus de lait ici… Y faudrait des vaches pourça. Et voyez donc ! Y a pus que des faisans, des faisans demalheur.

Et d’un air farouche, elle regarda autourd’elle les champs de mahonias qui s’étendaient au loin, protégeantde leur ombre fraîche et nourrissant de leurs baies violettes« l’oiseau de malheur » qui lui avait pris sa vache, quilui avait pris son pain.

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