Lettres de ma chaumière

LA BONNE

 

À M. Henri Lavedan.

 

Ayant besoin d’une bonne pour faire mon petitménage, j’allai, un jour, demander à la fermière, ma voisine, sielle ne connaissait pas une femme honnête et travailleuse qui pûtremplir cet office.

– Des bonnes ! dit-elle, ben sûr iln’en manque pas. Il y a d’abord… voyons… il y a d’abord…

Bien que les bonnes ne manquassent pas, ainsique la fermière l’assurait péremptoirement, l’excellente femmecherchait, et ne trouvait rien. Elle réfléchit, pendant cinqminutes, en répétant toujours : « Ben sûr qu’il n’enmanque pas ». Enfin elle se décida à appeler à l’aide son mariqui, dans le hangar, attelait une grande charrette, enfaisant : « Hue, dia, drrrrr ! » Le fermierquitta ses chevaux, vint lentement vers nous, en se grattant lanuque d’un air profond. Il dit :

– Pardié ! non, il n’en manquepas !

Et il s’abîma en des recherches mentales,évidemment compliquées et très pénibles s’il fallait en juger parles diverses grimaces qui se succédèrent sur son visage, rouge etgrumeleux comme un éclat de brique.

Nous nous taisions. La cour, incendiée desoleil, brûlait ; deux pigeons, se poursuivant, volaient d’untoit à l’autre ; sous le hangar, les chevaux, harcelés par lesmouches et piqués par les taons, s’ébrouaient et, allongé sur unlit d’ordures humides, un cochon tout rose, assoupi, grognait enrêvant.

Le paysan avait croisé les bras, et ses mainsétaient à plat sous ses aisselles. Sans bouger, ilarticula :

– Ma femme, vois-tu, je pense à laRenaude.

– À la Renaude ? s’écria lafermière. C’est pourtant vrai, et moi qui n’y pensais pas.

Et, se tournant vers moi, elle ajouta ens’échauffant :

– C’est tout à fait vot’ affaire !Ah ! monsieur, une bonne fille, courageuse, dure à l’ouvrage,et honnête comme pas une dans la contrée… C’est franc, c’estsolide.

– Eh bien ! vous m’enverrez laRenaude.

– Oui, monsieur, je vous l’enverrai.

Puis, comme prise subitement d’unscrupule :

– Mais faut que je vous dise,continua-t-elle d’un ton plus bas. Dans la ville, il y en aquelques-uns qui ne veulent pas de la Renaude, parce qu’elle a eudes malheux.

– Quels malheurs ? demandai-je.

– Oh ! de grands malheux… enfin desmalheurs, conclut la fermière, d’un ton net, comme si ce mot« malheux » ne pouvait avoir qu’une signification connueet fatale.

Le lendemain, de grand matin, une femmequ’accompagnait un petit enfant frappait à ma porte.

– C’est moi la Renaude, dit-elle ensouriant et en faisant la révérence. On m’a commandé de venir voustrouver pour nous arranger. Et me voilà.

Elle me désigna l’enfant qui s’était pendu àses jupes et me regardait d’un œil craintif :

– C’est mon Parisien. Dis bonjour aumonsieur, Parisien.

Mais l’enfant, de plus en plus épeuré, s’étaitcaché dans les jupons de la femme, qui murmura avec bonté, et commesi elle voulait l’excuser :

– C’est trop jeune, c’est pas encoreinstruit, ça a peur du monde, le pauvre petit !

Je tentai d’attirer l’enfant à moi, en luiparlant doucement, et en lui présentant un bouquet de cerises, queje venais de prendre dans un panier.

– C’est sans doute un enfant confié àvotre garde ? demandai-je à la Renaude.

– Mais non, monsieur, c’est mon garçon,répondit la femme avec un orgueil maternel, que justifiaient lesjoues bien rouges et bien luisantes du petit.

– Je croyais que vous l’aviez appelé toutà l’heure : le Parisien ?

– Bien sûr que je l’ai appelé leParisien, puisqu’il est né à Paris.

– Alors, vous êtes donc deParis ?

– Non, monsieur, ah non ! Je suisd’ici, moi. Vous ne saviez pas ?

La physionomie de la Renaude prit uneexpression de gravité et de tristesse profonde. Elle s’assit surune chaise, lourdement. Un eût dit qu’une fatigue, tout d’un coup,lui avait cassé les membres. Elle soupira.

– Tenez, monsieur, au risque de tout, ilfaut que je sois honnête avec vous et que je vous dise ce qui enest… J’ai eu des malheurs… de grands malheurs… Je ne suis pasmariée. Oui je suis demoiselle, et pourtant cet enfant, cet enfant,c’est à moi. Oh ! il n’y a pas de ma faute, je vous assure,monsieur ! Voilà comment ce malheur m’est arrivé, aussi vraique vous êtes un brave homme.

La Renaude avait assis son enfant sur sesgenoux et, après l’avoir embrassé goulûment, après avoir lissé sespetits cheveux blonds, elle commença ainsi :

– Mon père était tombé malade, uneparalysie, à ce que disaient les médecins. Le fait est qu’il neremuait ni bras, ni jambes, et qu’il était comme mort dans son lit.Il y avait à la maison trois petites sœurs qui n’étaient pas en âgede travailler, et mon frère, parti pour l’armée, ne donnait plus deses nouvelles. Il fallait nourrir tout ce monde, et nous étionsbien pauvres, bien pauvres. Nous vivions tous avec ce que jegagnais, c’est-à-dire que j’allais en journée chez des dames pourcoudre et faire la lessive, quand je pouvais quitter mon père etmes petites sœurs. Quinze sous par jour, pour cinq personnes, iln’y a pas de quoi faire gras, je vous assure… Aussi nous nemangions pas tous les jours parce qu’il fallait d’abord que le pèremalade ne manquât de rien. Les dames chez qui j’allaiss’intéressaient pourtant à notre misère et tâchaient de l’allégerle plus possible, sans cela je crois que nous serions morts defaim… « Écoute, me dit l’une de ces dames, je vais fairemettre ton père à l’hospice, tes sœurs dans un orphelinat ;quant à toi, ma petite, je t’ai trouvé une place à Paris, chez unede mes amies. Veux-tu aller à Paris ? » Cela m’ennuyaitbeaucoup de quitter mon père malade et mes sœurs toutes petites,mais je sentais qu’il le fallait, que tout le monde n’en serait quemieux, et j’acceptai la place. Mon paquet fut bien vite fait. Muniede toutes les recommandations possibles, de l’adresse de l’aubergeoù je devais descendre, car le train n’arrivait que fort tard dansla nuit à Paris, je partis, le cœur bien gros et les yeux bienrouges. Tout le temps que dura le trajet, je pleurai, je pleurai…Dans le grand wagon, mal éclairé, il n’y avait qu’une vieille dameen noir, qui pleurait aussi, un gros homme en blouse qui dormait,la tête couchée sur un paquet noué avec une serviette, et, pardessus le dossier des banquettes, j’apercevais des figures depetits soldats, tout pâles, qui sans doute regagnaient le régiment…Je pensai à mon frère qui ne nous écrivait plus et qui étaitpeut-être mort bien loin… Il me fut impossible de dormir… Ah !comme le temps me parut long !… Qu’allait devenir mon père, àl’hospice ? Et les petites sœurs, dans cet orphelinat dont jerevoyais les murs hauts et sombres, et si tristes, sitristes ! Et puis Paris, dont j’avais toujours entendu parlercomme d’une chose terrible et qui tue les pauvres gens, Parism’effrayait. Je me le représentais ainsi qu’une grande tombe pleinede feu et de fumée, dans laquelle on entre, et qui vous dévore. Jefrissonnai à la pensée que j’allais être ensevelie là-dedans, pourtoujours peut-être, et j’étais près de défaillir quand le train,après avoir sifflé longtemps, s’arrêta… C’était Paris… Une voûteénorme avec des choses noires dessous, toutes brouillées, et puisdes lumières très loin qui n’éclairaient pas et qui ressemblaient àdes étoiles ennuyées d’être tombées du ciel ; et puis desgens, tout pâles, presque effacés, qui se pressaient, de grospaquets à la main ; et puis des bruits, des appels, dessouffles, des râles de bêtes invisibles, se tordant sans doute,dans la nuit… Où aller ?… Je demandai à un monsieur qui avaitune belle casquette brodée d’argent : « L’hôtel del’Ouest, s’il vous plaît. » Il me répondit : « Àgauche, sur la place. » et me tourna le dos… Tout effarée,j’allais, je venais, me butant aux gens, me cognant partout,risquant de me faire écraser par des voitures et des chevaux.Comment me trouvai-je sur une grande place ? Je n’en saisrien. C’était l’hiver, il faisait très froid, et la neige tombait…Mon Dieu ! est-ce que j’allais mourir ainsi ? Autour demoi, une place toute blanche, avec des maisons très hautes, et deslumières partout qui dansaient, pâles et tristes… Des voiturespassaient aussi, chargées de malles… Je me mis à longer les maisonset à essayer de lire, aux endroits éclairés par les réverbères, cequ’il y avait d’écrit dessus. Je restai bien une heure, monsieur, àtourner de la sorte, dans le froid, dans la neige, dans le vent quisoufflait dur et me glaçait les os. Enfin, je pus lire avec joie,sur une grande façade, ces mots : Hôtel de l’Ouest.

La Renaude fit une pause, respira longuement,puis poussant de nouveau un soupir douloureux, elle continua.

– Je demeurai longtemps avant de pouvoirtrouver la sonnette. Pourtant j’y parvins et la porte s’ouvrit. Aubout d’un couloir, il y avait une espèce de chambre à demi-éclairéepar une petite veilleuse posée sur une table. Un grand garçon àmoitié déshabillé se leva de dessus un lit en bâillant et sefrottant les yeux. – « Vous êtes sans doute le monsieur d’ici,dis-je ! Je voudrais bien me coucher, car je suis trèsfatiguée. » Le garçon me regarda de coin, avec un mauvaissourire. Il prit une clé qui, sur une espèce de tableau, pendaitaccrochée, avec d’autres, au-dessous d’un numéro, puis il allumaune bougie. – « Venez, » me dit-il. Je le suivis, un peutremblante. Des escaliers, encore des escaliers ! Ça n’enfinissait pas. Enfin il s’arrêta sur un palier, devant une portequ’il ouvrit, et me fit passer devant lui. C’était une petitechambre, avec un petit lit de fer, et des chaises de paille, sousles combles. Le grand garçon déposa sa bougie sur une chaise, fermala porte, après avoir écouté pendant quelques secondes, sur lepalier… « T’as pas l’air d’avoir chaud, hé, la petite !…mais je vas te réchauffer, moi tu vas voir ça. » Et il se mità rire, le garçon débraillé, à me rire au visage… Ah ! quelrire… un rire de chien qui montre les crocs en grondant. Je crusqu’il fallait en faire autant, et moi aussi je ris, bien quej’eusse, alors, je vous assure, envie de pleurer… Il s’avança versmoi, me prit par la taille et voulut m’embrasser.« Monsieur ! monsieur criai-je en me débattant. »Tais-toi donc, imbécile, qu’il me dit. Je criai plus fort.« Veux-tu te taire, salope ! » Et il mit sa grossemain sur ma bouche… Alors, je me sentis soulevée brutalement,portée sur le lit… Je voulus résister, mais le grand garçon mebroyait la bouche et les membres, de toute la pesanteur de soncorps : « Ah ! salope ! ah !salope ! » ne cessait-il de répéter… Puis il me semblaque je m’en allais, que je tombais dans un grand trou noir… Quandje revins à moi, le garçon était parti, la bougie brûlaittristement sur la chaise, et je vis que j’étais toute déshabillée,que le lit était tout défait, et qu’il y avait du sang sur lesdraps… J’aurais pu me plaindre, dénoncer ce garçon, le fairearrêter… À quoi bon ? Tout le monde apprendrait que j’étaisdéshonorée… Peut-être que ma nouvelle maîtresse ne voudrait plus demoi… Je ne dis rien… Et ça été mon tort… Ma maîtresse était unevieille fille, désagréable, avare, tracassière, exigeante et quigrognait toujours. On avait beau faire consciencieusement sonservice, elle n’était jamais contente. Sans cesse sur votre dos,avec cela, fouillant, furetant partout et, s’il manquait parhasard, un morceau de sucre ou une épingle, vous accusant de lavoler et menaçant de la police… Je ne fus pas très heureuse avecelle… Ne voilà-t-il pas, qu’au bout de quelques semaines, jem’aperçus que j’étais enceinte !… Ah ! monsieur !vous dire toute les transes, toutes les angoisses par lesquelles jepassai, c’est impossible… Enceinte, moi ! et de cegarçon !… Ainsi le déshonneur, que j’avais voulu éviter,allait devenir public !… J’étais folle, je voulais me tuer…Dire cela à ma maîtresse, que j’étais enceinte, autant reprendremes hardes tout de suite, et partir !… Je savais que lavieille ne me pardonnerait jamais… Mais où aller ?… Je pus,tant bien que mal, dissimuler ma grossesse. Pourtant le momentfatal arriva… Ah ! monsieur, quelle chose terrible !…Justement ma maîtresse entra dans ma chambre, au moment où lesdouleurs me faisaient pousser d’affreux cris :« Qu’est-ce que c’est, encore, que ces simagrées ! »me dit-elle… Je lui avouai tout, à travers mes sanglots, jurant quece n’était pas de ma faute, la suppliant de me pardonner… Je crusque la vieille fille, à mes paroles, allait mourird’indignation : « Misérable traînée, criait-elle,coquine, voleuse ; chez moi des saletés pareilles, chezmoi ? Non, non ! à la porte. Va-t’en ! » Endeux minutes, elle fit mon pauvre petit paquet, alla chercherelle-même une voiture, et me poussant par les escaliers, en metraitant de traînée, fille perdue, voleuse, elle me força à monterdans la voiture qui, sur son ordre, me conduisit à l’hôpital… C’estlà que j’accouchai du Parisien, monsieur, de ce pauvre petit… Jel’aime bien tout de même… qu’est-ce que vous voulez !… cen’est point de sa faute, à ce mignon… dis, mon mignon.

La Renaude regarda douloureusement son enfant,et couvrit son visage de baisers. Elle poursuivit :

– Oui, depuis, monsieur, j’en ai connu dela misère ! Et j’en ai fait des places ! Un jour, chezdes rentiers, un autre jour chez des commerçants, des marchands devin, des fois chez des mauvaises femmes – dame ! je n’avaispas de quoi être bien fière, n’est-ce pas ? – enfin, partout,j’ai roulé partout. Je ne restais nulle part, par exemple, car onme trouvait sotte, gauche, ne sachant rien. Aussitôt prise,aussitôt chassée ! Et mon enfant que j’avais mis en nourrice,il fallait cependant bien gagner de quoi payer sonentretien !… Au bout de quatre ans de cette vie épouvantable,bousculée, renvoyée d’un endroit dans l’autre, je me décidai àrevenir chez nous. J’aimais encore mieux le mépris qui m’attendaitdans mon pays, que l’affreuse existence que je menais chez cesétrangers. Et puis, je pensais qu’en me conduisant bien, en étantcourageuse au travail, on finirait par oublier ma faute !… mafaute !

– Eh bien ? dis-je.

– Eh bien, monsieur, il y a encorebeaucoup de bonnes gens, de braves gens du bon Dieu, qui croientque je suis une méchante femme, une rien du tout… Et pourtant, jevous jure, monsieur, je vous jure !…

Et la Renaude, pliée en deux, brisée parl’émotion, se mit à sangloter.

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