Lettres de ma chaumière

LA MORT DU CHIEN

 

À M. Paul Hervieu.

 

Son maître l’avait appelé Turc.

Il n’avait pourtant rien d’un Turc, lepauvre : bien au contraire. Il était maigre, jaune, triste, demise basse et de museau pointu, avec de courtes oreilles malcoupées, toujours saignantes, et une queue qui se dressait sur sonderrière comme un point d’interrogation.

L’été, Turc allait aux champs, gardait lesvaches, aboyait le long des routes après les voitures et lespassants, ce qui lui attirait force coups de pied et force coups depierre. Sa grande joie, c’était, au milieu d’un chaume, tapissé detrèfle naissant, de lever un lièvre qui détalât devant lui et, àtravers haies, douves, ruisseaux et fossés, de le poursuivre enbonds énormes et en courses folles, dont il revenait essoufflé, lesflancs sifflants, la langue pendante et ruisselante de sueur.

L’hiver, alors que les bestiaux restaient àl’étable, engourdis sur leur litière chaude, Turc, lui, restait àla niche : un misérable tonneau défoncé et sans paille, aufond duquel, toute la journée, il dormait roulé en boule, ou bien,longuement, se grattait. Il mangeait une maigre et puante pitance,faite de créton et d’eau sale qu’on lui apportait, le matin, dansune écuelle de grès ébréchée, et chaque fois que quelqu’un qu’il neconnaissait pas pénétrait dans la cour de la ferme, il s’élançaitd’un bond, jusqu’au bout de sa chaîne, et montrait les crocs engrondant.

Il accompagnait aussi son maître dans lesfoires, quand celui-ci avait un veau à vendre, un cochon à acheter,ou des stations à faire dans les auberges de la ville.

D’ailleurs, résigné, fidèle et malheureux,comme sont les chiens.

** *

Une fois, vers le tard, s’en revenant d’une deces foires lointaines, avec son maître, arrêté à un cabaret devillage, il le perdit. Pendant que le maître buvait des petitsverres de trois-six, le chien s’était mis à rôder dans lesenvirons, fouillant avidement les tas d’ordures, sans doute pour ydéterrer un os ou quelque régal de ce genre. Quand il rentra dansle cabaret, tout honteux de son escapade et les reins prêts déjàaux bourrades, il ne trouva plus que deux paysans, à moitié ivres,qui lui étaient tout à fait inconnus et qui le chassèrent à coupsde pied. Turc s’en alla.

Le village était bâti sur un carrefour. Sixroutes y aboutissaient. Laquelle prendre ? Le pauvre chienparut d’abord très embarrassé. Il dressa l’oreille, comme poursaisir dans le vent un bruit de pas connu et familier, flaira laterre comme pour y découvrir l’odeur encore chaude d’unepiste ; puis poussant deux petits soupirs, prestement ilpartit. Mais bientôt il s’arrêta, inquiet et tout frissonnant. Ilmarchait maintenant de biais, avec prudence, le nez au ras du sol.Il s’engageait quelques mètres seulement dans les chemins detraverse qui débouchent sur la grande route, grimpait aux talus,sentait les ivrognes étendus le long des fossés, tournait, virait,revenait sur ses pas, sondait le moindre bouquet d’arbres, lamoindre touffe d’ajoncs.

La nuit se faisait ; à droite, à gauchede la route, les champs se noyaient d’ombre violette. Comme la lunese levait, montait dans le ciel, rose et triste, Turc s’assit surson derrière, et le col étiré, la tête droite vers le ciel,longtemps, longtemps, il cria au perdu :

– Houou ! Houou !Houou !

Il y avait partout un grand silenceépandu.

– Houou ! Houou !Houou !

Seuls les chiens des fermes voisinesrépondirent des profondeurs de la nuit aux sanglots du pauvreanimal.

** *

M. Bernard, notaire, sortait de chez lui, àpointe d’aube et se disposait à faire sa promenade accoutumée. Ilétait entièrement vêtu de casimir noir, ainsi qu’il convient à unnotaire. Mais, comme on se trouvait au plus fort de l’été, M.Bernard avait cru pouvoir égayer sa tenue sévère d’une ombrelled’alpaga blanc. Tout dormait encore dans la petite ville ; àpeine si quelques débits de boissons ouvraient leurs portes, siquelques terrassiers, leurs pioches sur l’épaule, se rendaient,d’un pas gourd, à l’ouvrage.

– Toujours matinal, donc, mossieuBernard ! dit l’un d’eux, en saluant avec respect.

M. Bernard allait répondre – car il n’étaitpas fier – quand il vit venir, du bout de la Promenade, un chien sijaune, si maigre, si triste, si crotté et qui semblait si fatigué,que M. Bernard, instinctivement, se gara contre un platane. Cechien, c’était Turc, le pauvre, lamentable Turc.

– Oh ! oh ! se dit M. Bernard,voilà un chien que je ne connais pas ! oh ! oh !

Dans les petites villes, on connaît tous leschiens, de même qu’on connaît tous les citoyens, et l’apparitiond’un chien inconnu est un événement aussi important, aussitroublant que celle d’un étranger.

Le chien passa devant la fontaine qui sedresse au centre de la Promenade, et ne s’arrêta pas.

– Oh ! oh ! se dit M. Bernard,ce chien, que je ne connais pas, ne s’arrête point à la fontaine.Oh ! oh ! ce chien est enragé, évidemment enragé…

Tremblant, il se munit d’une grosse pierre. Lechien avançait, trottinant doucement, la tête basse.

– Oh ! oh ! s’écria M. Bernard,devenu tout pâle, je vois l’écume. Oh ! oh ! au secours…l’écume !… au secours !

En se faisant un rempart du platane, il lançala pierre. Mais le chien ne fut pas atteint. Il regarda le notairede ses yeux doux, rebroussa chemin, et s’éloigna.

** *

En un instant, la petite ville fut réveilléepar cette nouvelle affolante : un chien enragé ! Desvisages encore bouffis de sommeil apparurent aux fenêtres ;des groupes d’hommes, en bras de chemise, de femmes en camisole eten bonnet de nuit, se formèrent, animés sur le bas des portes. Lesplus intrépides s’armaient de fourches, de pieux, de bêches, deserpes et de râteaux ; le menuisier gesticulait avec sonrabot, le boucher avec son couperet ; le cordonnier, un petitbossu, au sourire obscène, grand liseur de romans en livraisons,proposait des supplices épouvantables et raffinés.

– Où est-il ? où est-il ?

Pendant que la petite ville se mettait en étatde défense, et que s’exaltaient les courages, M. Bernard avaitréveillé le maire et lui contait la terrible histoire :

– Il s’est jeté sur moi, monsieur lemaire, la bave aux dents ; il a failli me mordre, monsieur lemaire ! s’écriait M. Bernard, en se tâtant les cuisses, lesmollets, le ventre. Oh ! oh ! j’ai vu bien des chiensenragés dans ma vie, oui, bien des chiens enragés ; mais,monsieur le maire, jamais, jamais, je n’en vis de plus enragé, deplus terrible. Oh ! oh !

Le maire, très digne, mais aussi trèsperplexe, hochait la tête, réfléchissait.

– C’est grave ! très grave !murmurait-il. Mais êtes-vous sûr qu’il soit si enragé quecela ?

– Si enragé que cela ! s’écria M.Bernard indigné, si vous l’aviez vu, si vous aviez vu l’écume, etles yeux injectés, et les poils hérissés. Ce n’était plus un chien,c’était un tigre, un tigre, un tigre !

Puis, devenant solennel, il regarda le mairebien en face et reprit lentement :

– Écoutez, il ne s’agit plus depolitique, ici, monsieur le maire ; il s’agit du salut deshabitants, de la protection, du salut, je le répète, des citoyens.Si vous vous dérobez aux responsabilités qui vous incombent, sivous ne prenez pas, à l’instant, un parti énergique, vous leregretterez bientôt, monsieur le maire, c’est moi qui vous le dis,moi, Bernard, notaire !

M. Bernard était le chef de l’oppositionradicale et l’ennemi du maire. Celui-ci n’hésita plus et le gardechampêtre fut mandé.

** *

Turc, réfugié sur la place, où personnen’osait l’approcher, s’était allongé tranquillement. Il grignotaitun os de mouton qu’il tenait entre ses deux pattes croisées.

Le garde champêtre, armé d’un fusil que luiavait confié le maire, et suivi d’un cortège nombreux, s’avançajusqu’à dix pas du chien.

Du balcon de l’hôtel de ville, le maire quiassistait au spectacle avec M. Bernard, ne put s’empêcher de dire àcelui-ci : « Et cependant, il mange ! » de lamême voix que dut avoir Galilée en prononçant sa phrasecélèbre.

– Oui ! il mange… l’horrible animal,le sournois ! répondit M. Bernard ; et, s’adressant augarde champêtre, il commanda :

– N’approche pas, imprudent !

L’heure devint solennelle.

Le garde champêtre, le képi sur l’oreille, lesmanches de sa chemise retroussées, le visage animé d’une fièvrehéroïque, arma son fusil.

– Ne te presse pas ! dit unevoix.

– Ne le rate pas ! dit une autrevoix.

– Vise-le à la tête !

– Non, au défaut de l’épaule !

– Attention ! fit le garde champêtrequi, sans doute gêné par son képi, l’envoya, d’un geste brusque,rouler derrière lui, dans la poussière. Attention !

Et il ajusta le chien, le pauvre chien, lelamentable chien qui avait délaissé son os, regardait la foule deson œil doux et craintif et ne paraissait pas se douter de ce quetout le monde voulait de lui. Maintenant un grand silence succédaitau tumulte ; les femmes se bouchaient les oreilles, pour nepas entendre la détonation ; les hommes clignaient desyeux ; on se serrait l’un contre l’autre. Une angoisseétreignait cette foule, dans l’attente de quelque chosed’extraordinaire et d’horrible.

Le garde champêtre ajustait toujours.

Pan ! pan !

Et en même temps éclata un cri de douleurdéchirant et prolongé, un hurlement qui emplit la ville. Le chiens’était levé. Clopinant sur trois pattes, il fuyait, laissanttomber derrière lui de petites gouttes de sang.

Et pendant que le chien fuyait, fuyait, legarde champêtre, stupéfait, regardait son fusil ; la foule,hébétée, regardait le garde champêtre, et le maire, la boucheouverte, regardait M. Bernard, saisi d’horreur etd’indignation.

** *

Turc a couru toute la journée, dansantaffreusement sur ses trois pattes, saignant, s’arrêtant parfoispour lécher sa plaie, repartant, trébuchant ; il a couru parles routes, par les champs, par les villages. Mais partout lanouvelle l’a précédé, la terrifiante nouvelle du chien enragé. Sesyeux sont hagards, son poil hérissé ; de sa gueule coule unebave pourprée. Et les villages sont en armes, les fermes sehérissent de faux. Partout des coups de pierre, des coups de bâton,des coups de fusil ! Son corps n’est plus qu’une plaie, uneplaie horrible de chair vive et hachée qui laisse du sang sur lapoussière des chemins, qui rougit l’herbe, qui colore les ruisseauxoù il se baigne. Et il fuit, il fuit toujours, et il bute contreles pierres, contre les mottes de terre, contre les touffesd’herbe, poursuivi sans cesse par les cris de mort.

Vers le soir, il entre dans un champ de blés,de blés hauts et mûrs, dont la brise balance mollement les beauxépis d’or. Les flancs haletants, les membres raidis, il s’affaissesur un lit de bluets et de coquelicots, et là, tandis que lesperdrix égaillées rappellent, tandis que chante le grillon, aumilieu des bruissements de la nature qui s’assoupit, sans pousserune plainte, il meurt, en évoquant l’âme des pauvres chiens,

Qui dorment dans la lune éclatante et magique.

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