Lettres de ma chaumière

UN POÈTE LOCAL

 

À M. J.-K. Huysmans.

 

L’homme qui entra était un grand diable,maigre, terreux et très voûté. Ses vêtements usés, rapiécéssemblaient ne pas lui tenir au corps, tellement ils étaientminables. Il avait un bâton d’épine à la main, et portait sur sondos une sorte de carnassière, dans laquelle je distinguai, àtravers le filet à grosses mailles, des registres, des imprimésd’administration, un encrier et un morceau de pain. L’homme mesalua à plusieurs reprises et me tendit une lettre. Voici ce quedisait cette lettre :

 

« Monsieur et honoré confrère,

« Je vous prie d’accueillir favorablementM. Hippolyte Dougère qui vous remettra ce mot. C’est un jeune hommedu plus brillant avenir et du plus beau talent. M. Dougère acomposé plusieurs tragédies qui sont admirables – ni classiques, niromantiques, ni naturalistes, – mais admirables.

« J’espère, monsieur et honoré confrère,que vous voudrez bien aider notre jeune poète à sortir de l’ombre,et à utiliser pour lui vos précieuses relations dans le monde duthéâtre. Excusez mon indiscrétion, mais c’est l’amour des lettres –je dis des belles-lettres – qui me met la plume à la main.

« Agréez, etc.

« JULES RENAUDOT,

« Membre de la Pomme,

percepteur à X… »

P.-S. – « Je connais toutparticulièrement M. Monselet et quelques-uns de cesmessieurs. »

Quand j’eus achevé la lecture de la lettre deM. Renaudot, membre de la Pomme, percepteur à X…, l’hommeme salua de nouveau et me dit, non sans quelque fierté :

– C’est moi, Hippolyte Dougère.

– Enchanté, monsieur. Puis-je vous êtrebon à quelque chose ?

– À tout, monsieur.

Je le priai de s’asseoir. Hippolyte Dougèresalua encore ; il déposa sa carnassière et son bâton sur leplancher, entre ses jambes, puis, passant la main dans sescheveux :

– Monsieur, dit-il, voici l’affaire… Jesuis commis à cheval…

– Pardon ! je croyais que vous étiezpoète ?

– Certainement, je suis poète ; maisje suis aussi commis à cheval… Trouveriez-vous par hasard que cesdeux qualités sont incompatibles ?

– Nullement, monsieur… au contraire.

Il poursuivit :

– Je suis commis à cheval… C’est-à-direque j’en ai le titre et que je n’en ai pas le cheval… Commis àcheval, sans cheval… Dérision, n’est-ce pas ! ironie,antithèse ! car…

Notre cheval à nous, seigneur, ce sont nos jambes.

Et d’un geste de pitié, le poète me montra seslongues jambes étiques que terminaient des souliers lamentables,hideusement éculés.

– Mais il ne s’agit pas de cela, repritHippolyte Dougère… Si je vous dévoile ma profession, – bâillon,carcan, boulet – ne croyez pas que je m’en vante… Oh !non ! C’est uniquement pour vous dire : « Vous avezdevant vous un commis à cheval, un rat de cave à cheval… »

Il prononça ce mot, en ricanant amèrement,comme s’il voulait résumer toutes ses protestations contrel’injustice des répartitions sociales.

– Vous avez devant vous un rat de cave àcheval, continua-t-il… Vous comprenez ce que cela signifie…C’est-à-dire un être faible, obscur, pauvre… Regardez-moi… Or,aujourd’hui, pour arriver, il faut être fort, connu, riche… Il fautsurtout ne pas être rat de cave… Est-ce vrai !… Quevoulez-vous qu’on pense de quelqu’un qui arpente, tous les jours,la campagne, des registres sur le dos, comme un fou… de quelqu’unqui compte des bouteilles de vin, des litres de trois-six dans lescaves des cabarets… qui sonde les fûts, espionne les foudres, tapefamilièrement sur le ventre des barriques… oui, desbarriques !… de quelqu’un qui sème partout les amendes et lesprocès-verbaux ? Pensera-t-on jamais qu’un tel misérablepuisse écrire des tragédies ?… Je vous le demande… non ?…Eh bien ! j’en écris…

Hippolyte Dougère promena autour de lui unregard de défi.

– J’en écris, répéta-t-il d’une voixretentissante… Oui, monsieur, j’ai cette audace… Tragédieshistoriques, drames sociaux… la patrie, l’humanité, l’indépendance,la revanche de l’individu contre l’étouffement de la société… voilàce que j’écris !… tout cela, en vers, en vers libres.

– Et il y a longtemps, demandai-je, quevous écrivez des tragédies… en vers ?

– Longtemps ?… Depuis huit ans…Depuis que je suis marié… Alors, j’étais à Caen, employé à ladirection… employé !… Savez-vous ce que c’est que d’êtreemployé !… J’allais souvent dans un petit café-concert… J’ytombai amoureux d’une chanteuse comique… Elle était sage, cettechanteuse comique, – du moins, je le crois – et je l’épousai… Voyezce que c’est !… si j’avais été riche, comte, ou seulementcoiffeur, cabotin, journaliste, je ne l’aurais pas épousée ;je l’aurais payée, ou elle m’eût payé, et j’en eusse fait mamaîtresse… Mais simple employé, c’est autre chose… Le mariage ourien… Quelle situation de troisième acte !… J’obligeai mafemme à abandonner son art, parce qu’on n’eût pas toléré, dansl’administration, que la femme d’un futur rat de cave, fûtchanteuse comique… Était-ce mon droit ?… Ne devais-je pasplutôt me sacrifier ?… Enfin je l’obligeai… Elle me chantaitson répertoire… Oui, le soir, elle s’habillait avec ses ancienscostumes… elle se mettait du blanc, du rouge, du noir… une fleurdans les cheveux… et elle chantait… dans notre petite chambre… pourmoi !… pour moi tout seul… Que cela était triste !… Unjour, elle désira que je lui fisse une chanson… Son répertoirel’ennuyait… elle soupirait après une création… Ah ! c’étaitune artiste !… Je me mis à la besogne… Je n’avais jamais faitde vers, jamais je n’avais aligné que des chiffres… Eh bien !au bout de quinze jours, j’avais composé, non pas une chanson… non…pas une chanson… mais une tragédie !… Emporté parl’inspiration, d’une simple chanson, monsieur, j’étais arrivé à unetragédie !… Sous ma plume, le vers léger des gaudrioles setransformait en vers tragique… Là où j’avais voulu mettre desassonances cabriolantes, se dressaient les rimes au grand masqueterrible !… Croyez-vous aux vocations ?… au coup defoudre des vocations ?… Moi, j’y crois…

Hippolyte Dougère respira un peu et ramena enarrière des mèches de cheveux qui pendaient sur son front. Ilpoursuivit :

– Depuis le moment où je m’étais révélépoète tragique… moi simple employé, moi, futur commis à cheval…depuis ce moment, j’avais un devoir, le devoir de continuer… Jecontinuai… Étienne Marcel, Louis XIV, Napoléon, Gambetta…j’écrivis huit tragédies… huit ! Et ce n’est pas fini… Je lesenvoyai en bloc au Théâtre-Français, à l’Odéon, à l’Éden, authéâtre de Montmartre… partout enfin où il est reconnu que l’onreprésente des œuvres sévères, historiques… Je les envoyai avec lesrecommandations de mon ami, M. Renaudot… Une fois même, je crusdevoir ajouter à ce patronage une requête des plus hauts imposés dela commune… Croiriez-vous qu’on me les a renvoyées, sans leslire !… le croiriez-vous ?… Sans les lire !… Etpourquoi ?… Parce que je suis rat de cave ?… Sans doute…mais il y a une autre raison… Monsieur, je touche au point délicat…écoutez-moi… Je ne suis pas de l’école de Belot, et ma muse ne sepromène pas sur des éléphants, des zèbres, des hippopotames, desgirafes, à travers des décors abyssiniens ; je ne suis pas nonplus de l’école de Zola… des cochonneries, fi donc !… Et cetAugier, dont on parle tant, qu’est-ce que c’est, je vousprie ? Un bourgeois… Et ce Coppée ?… le connaissez-vousce Coppée qui s’en va rossignoler des romances au pied des statueshongroises !… et ce Delair ?… si cela ne fait paspitié !… Il n’y a donc pas assez de théâtres pour lui enFrance ! il faut qu’il déborde sur la Belgique !… Quant àVictor Hugo, vous m’accorderez bien que ce ne sont que des mots…des mots qui ronflent… Moi aussi je ronfle, quand je dors, hé, hé…Mes tragédies, c’est autre chose… je remue les foules… Or, peut-oncomprendre cela, un rat de cave à cheval qui remue lesfoules ?… Voilà la raison, monsieur… Effrayant dilemme, carenfin ou je dois continuer à remuer les foules, et il ne faut plusque je sois rat de cave ; ou je dois continuer à être rat decave, et il ne faut plus que je remue les foules… Concluez !…Tenez, je vous apporte un fragment de ma dernière tragédie :Le Masque de la Mort Rouge…

– Vous avez sans doute pris le sujet dansle conte d’Edgar Poë ?

– Je n’en sais rien… J’ai vu cela quelquepart… vous le lirez… et vous conclurez… Ah ! monsieur, jevoudrais que vous me comprissiez… Certes je suis connu dans cepays, je puis même affirmer que je n’y manque pas de célébrité… Lejournal de l’arrondissement écrit en parlant de moi :« Notre éminent compatriote, le poète HyppolyteDougère… » Et puis après ? qu’est-ce que cela mefait ! Je ne suis toujours qu’un poète local, je n’ai qu’uneréputation de clocher ! Être acclamé par ses parents, admirépar ses amis, porté en triomphe par des gens avec qui l’on vit, quel’on tutoie… que l’on coudoie à toutes les heures de la journée… labelle affaire !… Est-ce vraiment de la célébrité ?…Non !… ce qu’il faut, c’est l’admiration inconnue ; c’estse dire : À Moscou, à Calcutta, au Japon, à Lons-le-Saulnier,dans le Soudan, à Paris, il y a des gens que tu ne connais pas,dont tu ignores le nom, le sexe, le langage et la race, qui ne sontpas habillés comme toi, qui peut-être portent des dieux peints surles fesses, adorent des lapins blancs et mangent de la chairhumaine, des gens que tu ne verras jamais, dont tu n’entendrasjamais parler… jamais, jamais… et qui t’applaudissent, et quicrient : « Vive le grand poète HippolyteDougère » !… Voilà la célébrité, la vraie, la seule… Maiscomment faire ?… Voyons, monsieur, vous écrivez dans lesjournaux, par conséquent, vous êtes une force, vous avez del’influence auprès des directeurs, des acteurs, vous connaissezCoquelin… Que me faut-il de plus ?… Vous n’avez qu’un mot àdire, et toutes les portes me sont ouvertes… Mais lisez leMasque de la Mort Rouge… Vous verrez quel souffle, quelleampleur, quelle portée sociale… Je reviendrai… Il ne se peut pasque vous laissiez agoniser le théâtre avec ce Victorien Sardou, ce…comment l’appelez-vous ?… Paillon, Pailleron…, ce Jean Aicard…Oh ! je les connais !… Je reviendrai… Et s’il faut donnerma démission, affronter la lutte… comptez sur moi… Je reviendrai…au revoir, monsieur, je reviendrai.

Hippolyte Dougère se leva. Il reprit son bâtonet sa carnassière.

Je vis quelque temps, sur la route, son grandcorps, maigre et voûté, qui se balançait tristement sur des pattesde faucheux.

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