Lettres de ma chaumière

LE DUEL DE PESCAIRE ET DE CASSAIRE

 

À M. Henry Becque.

 

Ce matin, deux journalistes, suivis chacun dedeux messieurs enredingotés de noir et d’un médecin, se sontarrêtés dans une clairière du bois, à quelques pas de ma chaumière.Il s’agissait d’élections… L’un tenait pour un candidat qu’il neconnaissait guère ; l’autre pour un candidat qu’il neconnaissait point… C’est pourquoi ils allaient se battre.

On a retiré les épées de leurs gaînes de sergeverte, choisi les places et… l’affaire s’est arrangée.

Je les ai rencontrés, comme ils s’enretournaient bras dessus bras dessous.

L’un disait à l’autre :

– À quoi bon ? Pour un homme quinous paie mal !

– Et qui nous lâchera, la campagneterminée ! ajoutait l’autre.

Et tous deux conclurent.

– C’eût été trop bête !

Les deux adversaires me rappelèrent laterrible aventure qui illustra, au pays de Gascogne, les noms dePescaire et de Cassaire.

** *

Dans une petite ville du Midi, voisine de larépublique d’Andorre, deux journalistes polémiquaient furieusement.Le premier s’appelait Pescaire, et défendait la monarchie, cetteannée-là ; le second avait nom Cassaire, et combattait pour laRépublique, en attendant mieux. Si peu que vous ayez lu de journauxde province, vous savez à quel ton aigu montent les polémiques.Pescaire affirmait que Cassaire était une canaille et unvoleur ; Cassaire ripostait en traitant Pescaire de crapule etd’assassin… Pescaire écrivait en tête de son journal :« Nous engageons le citoyen Cassaire à se tenir loin de notrevaillante canne. » Cassaire avait fait clicher en groscaractères l’avis suivant : « J’avertis l’ignoblePescaire de ne pas exposer son derrière à portée de notrecourageuse botte. » Mais il va de soi que ni la vaillantecanne de Pescaire, ni la courageuse botte de Cassaire n’étaientdisposées à entrer dans la lutte.

Pescaire eut alors une idée de génie. Ilimagina d’insérer dans chaque numéro de sa feuille, immédiatementaprès le leading article, un entrefilet que surmontait, en guise detitre, un énorme point d’interrogation.

?

On nous écrit de Toulouse :

Il y a cinq ans, un sieur C…, petit employédans une grande administration financière de notre ville, futignominieusement chassé de son emploi, parce qu’on s’était aperçuqu’il avait la déplorable habitude de crocheter les caisses et devoler les titres. Or, le sieur C… dirige aujourd’hui, dansune ville importante de notre région, un journal opportuniste.

Après son passage dans ladite administration,il possédait assez de titres, pour défendre un régime dontla principale occupation est de forcer les serrures du… budget, etde crocheter les portes des… couvents.

Le citoyen Cassaire, qui a longtemps habitéToulouse, pourrait-il nous donner des renseignements sur le faiténoncé par notre correspondant ?

 

À quoi Cassaire répliquait par l’articlepermanent que voici :

 

SIMPLES QUESTIONS

« Est-il vrai qu’un sieur P… ait habitéCarcassonne ?

« Est-il vrai qu’il ait été obligé dequitter précipitamment cette ville à la suite d’une tentative deséduction sur une vieille dévote, SUIVIE DEVOL ? ! ! ! ?

« Est-il vrai que l’INSTRUCTIONJUDICIAIRE commencée ait été étouffée, grâce auxmachinations des JÉSUITES ?

« Est-il vrai que le sieur P… rédigeaujourd’hui un immonde JOURNAL CLÉRICAL ?

« Prière à l’ignoble Pescaire qui, àCETTE ÉPOQUE, faisait à Carcassonne on ne sait quel métier, derépondre à ces SIMPLES QUESTIONS ? »

 

En ville, on se délectait beaucoup de cesdisputes et les bonnes âmes faisaient « Kiss !kiss ! » comme s’il se fût agi d’un combat de chiens, oud’un crêpage de chignons, entre harengères. Cela dura plus d’un an.Les commanditaires du journal monarchiste disaient émerveillés, enparlant de Pescaire : « notre Veuillot », et lessouscripteurs de la feuille républicaine, ravis, ne manquaientjamais de qualifier Cassaire de : « notreRochefort ». D’ailleurs, tout le monde s’accordait à vanter labravoure non pareille des deux irréconciliables polémistes, et l’onse racontait, avec des frissons, les traits héroïques, les férocesaventures tirées de leur vie de jeunesse.

Pourtant il arriva que cette haine sauvageparut se calmer : les accusations maintenant manquaient deforce, les insinuations de perfidie, les allusions de portée.Peut-être se blasait-on, après tout. Mais non, la verve était tariedes mots orduriers et poissards. Et c’est avec dépit que l’ons’attendait à voir tomber la grande colère qui avait été ladistraction des désœuvrés, le sport des flâneurs de la ville.

Tout à coup, on apprit que Pescaire avaitenvoyé des témoins à Cassaire !

Un duel ! un duel aurait lieu !Était-ce possible ? Un duel ! ce n’était plus l’encre quicoulerait, ce serait le sang ! L’émotion fut vive. Dès que lanouvelle du duel commença de circuler, chacun sortit de chez soi,alla aux renseignements. Sur le pas des portes, dans la rue, desgroupes se formèrent, animés, inquiets, frémissants ; lapromenade habituellement déserte à cette heure se couvrit d’unefoule agitée ; en un instant, les cafés furent envahis. Ons’abordait, anxieux.

– Eh bien ?

– On ne sait rien encore ! Il paraîtque les témoins sont en conférence.

– Alors, c’est sérieux ? Il y a destémoins,… des témoins ?

– Le préfet a télégraphié àParis !

– C’est évident, ça couvait depuis troplongtemps… Assez causé, la parole est à l’épée.

– On dit Pescaire de première force…

– Allons donc ! Cassaire a déjà euvingt duels, dont cinq mortels… mortels !

– Ça sera chaud ! avec des gaillardscomme ça…

– Ah ! voilà les témoins quiarrivent !… Pour sûr, ça y est !

En effet, les témoins, les quatre témoinsentraient dans le café, graves, sombres, imposants. Ils évitèrentde répondre directement aux questions qui leur tombaient de tousles côtés, s’assirent, mystérieux, autour d’une table, etdemandèrent du papier et de l’encre. Néanmoins, on sutpéremptoirement que la rencontre aurait lieu en Andorre, qu’on sebattrait au pistolet, et que ce serait terrible.

Pendant ce temps Pescaire et Cassaire, sepromenaient, sur le Cours, à cinquante pas l’un de l’autre, chacunsuivi de ses amis, chacun faisant des gestes farouches et roulantdes yeux épouvantables.

Pescaire disait :

– Je le tuerai ; j’ai soif de sonsang.

Cassaire hurlait :

– Il aura son compte ; il me faut savie.

Tous deux affirmaient :

– L’un de nous doit disparaître.

La difficulté fut de trouver des pistoletsconvenables. L’armurier ne possédait que des revolvers et despistolets Flobert. Les armes, cependant, ne faisaient pas défautdans la ville, mais à celle-ci le chien manquait, à celle-là, lagâchette, à toutes quelque chose d’essentiel. Les témoins durent secontenter d’une paire de pistolets d’arçon que proposa un anciencapitaine de gendarmerie, avec la manière de s’en servir.

– Qu’importe ! suppliait Pescaire,qu’on nous donne un fusil, une baïonnette !

– Un canon ! Une mitrailleuse !implorait Cassaire.

Enfin, vers le soir, deux voitures sortaientde la ville, bruyamment escortées jusque dans la campagne par toutela population enthousiaste.

– Bonne chance ! Pescaire.

– Reviens-nous ! Cassaire.

Cette nuit-là, il y eut force coups de poinget force coups de pied, en l’honneur de l’indomptable Pescaire etde l’intrépide Cassaire.

 

Durant deux jours, la petite ville demeuraplongée en une anxiété poignante. Comme pour les grandes fêtes oules deuils publics, les boutiques restèrent fermées, les ouvrierschômèrent. Le besoin d’agir, d’être dehors, la curiosité de savoiravaient jeté tous les habitants dans les rues qui regorgeaient demonde, et sur le Cours qui grouillait de promeneurs. Cet événement,ainsi qu’il arrive au moment des angoisses patriotiques,rapprochait les familles brouillées, attendrissait les haines,confondait les classes. Chacun s’interrogeait :

– A-t-on des nouvelles de nosduellistes ?

Au café Soula surtout l’agitation prenait uncaractère inquiétant. Là, des visages rouges discutaient, point parpoint, les chances de « nos duellistes ». Là on racontaitdes histoires de duel affolantes, épouvantantes, des mortsaffreuses, des agonies macabres, des carnages, des massacres, desboucheries. Tandis que les dominos rayaient, en grinçant, le marbredes tables chargées de bière, on n’entendait sortir des bouchesenfumées de tabac que les mots : « Sang, cervelle enbouillie, tripes à l’air, cinq pouces de fer dans l’estomac »,et Gaspard Gasparrou, un vieux sergent de pompiers, occupaitl’attention des groupes ébahis en décrivant, dans l’air, avec sondoigt, des dégagés et des contres de quarte.

Le troisième jour, au matin, comme on n’avaitpas de nouvelles de « nos duellistes », on ne douta pas,aux cercles les mieux informés, que dans leur rage homicide, lesdeux belligérants ne se fussent réciproquement assommés. Levétérinaire émit cette opinion que les quatre témoins, les deuxmédecins et les deux cochers, grisés par le sang et par la poudre,s’étaient probablement entretués.

À la préfecture, personne ne savait rien, oune voulait rien dire ; cependant le bruit courait que letélégraphe « avait joué » jour et nuit, que le chef decabinet et deux conseillers de préfecture s’étaient tenus enpermanence dans le grand salon de réception, que, deux fois, lecapitaine de gendarmerie avait été mandé et qu’il était entré, encivil, par la petite porte dérobée du jardin. L’inquiétudegrandissait, les suppositions les plus effroyables germaient dansles cerveaux, exaspérés par l’attente, troublés par les bocks debière et les petits verres de cognac.

Enfin, le soir, le propriétaire du café Soulareçut une dépêche. La dépêche était ainsi conçue :

« Après plusieurs engagements terribles,Pescaire très grièvement blessé, bras cassé. Me porte bien. –Cassaire.

Bras cassé ! rien qu’un bras cassé ?et aucun n’était mort des duellistes, des témoins, des médecins,des cochers, aucun ! Un misérable et insignifiant brascassé ! Et c’était tout ! C’était tout, quand il y avaittant de têtes, de poitrines et de ventres ! Et l’autre, leCassaire, qui se portait bien et qui l’avouait ! Quellelâcheté ! Alors toute cette ivresse d’héroïsme, toutes cesmenaces, tout ce remuement d’une ville, tous ces récitsenfiévrés ; alors, la préfecture en permanence, la gendarmeriesur pied, le télégraphe effaré, tout cela aboutissait à ce résultatridicule, déshonorant : un bras cassé ? un seul ! etle gauche probablement ? Oui, ça devait être legauche !

Le désappointement fut général. Quelques-unsmême ne cachèrent pas leur indignation. Gaspard Gasparrousuffoquait, Si, à ce moment, Pescaire, avec son bras cassé, etCassaire, qui se portait bien, étaient entrés dans le café, ilseussent été hués, sifflés, assommés peut-être. Un avoué parvint àcalmer l’effervescence en affirmant que beaucoup de duels, même àParis, n’avaient pas toujours ce résultat sanguinaire, que mieuxvalait après tout, un bras cassé que rien du tout de cassé, etqu’il fallait se contenter de ce que l’on avait. Ce petit discours,sage et conciliateur, obtint beaucoup de succès, rallia tous lessuffrages et l’on se prépara à recevoir « nosduellistes » avec un enthousiasme mitigé de raillerie.

** *

Le lieu fixé pour la rencontre était, vousvous souvenez, le territoire d’Andorre. La route, qui traverse enpleine montagne les jolis villages de Tarascon, d’Ussat, desCabanes, la petite ville d’Ax où les sources d’eau chaudebouillonnent parmi les rocs sombres et les noirs sapins, estlongue, pénible, parfois dangereuse surtout à la fin de l’automne,alors que les neiges commencent de tomber. Longeant les valléesétroites, elle ne tarde pas à grimper au flanc âpre des monts,court au bord des précipices, au fond desquels grondent lestorrents. Les pics, d’un violet sourd, s’étagent dans le lointain,ceints d’écharpes de vapeur rose, coiffés d’immenses aigrettes denuées. Ici ce sont des parties boisées de hêtres et de sapins auxverdures robustes ; là des terres pelées, souffrantes où, deplace en place, dans le schiste morne, poussent la bruyère chétiveet le maigre rhododendron.

« Nos duellistes » ne songeaientpoint à admirer la nature, si impressionnante, pourtant, de ce coindes Pyrénées. Leur âme, débarrassée des poésies inutiles,solidement fortifiée par la politique, n’était plus guèreaccessible à ces sensations artistes et vulgaires. Et puis, il fautbien le dire, ils avaient d’autres préoccupations. À mesure qu’ilss’éloignaient de la ville, qu’ils approchaient de ce redoutablepays d’Andorre, leur exaltation, faiblissant peu à peu, s’étaittout à fait évanouie. Une sorte de malaise moral, de froidintérieur, les saisissait, leur faisait courir sous la peau depetits frissons désagréables. Et l’inquiétude vint, qui elle-même,bientôt, se transforma en une véritable angoisse. Comme ils nevoulaient rien montrer de l’état de leur âme, « nosduellistes » se rencognèrent, chacun dans sa voiture, faisantsemblant de dormir, pendant que les témoins, très embarrassés deleur rôle et craignant de se rendre ridicules vis-à-vis despadassins aussi exercés, piochaient un code de duel que l’anciencapitaine de gendarmerie leur avait prêté, en même temps que lespistolets d’arçon.

Non, ils ne dormaient pas « nosduellistes », oh ! non. Pescaire se voyait déjà, étendusur l’herbe, mort – car il ne doutait pas qu’il allait mourir. Ilse représentait l’affreuse blessure de la balle, toute rouge, là,sous le sein gauche ; et il se tâtait la poitrine, à cetteplace, et il croyait sentir au bout de ses doigts, la chair écraséeet le sang chaud qui se caillait !… Quelle folie aussi d’avoirprovoqué Cassaire, l’invincible Cassaire, Cassaire protégé déjà parvingt duels, dont cinq mortels ! Était-ce assez bête à lui,pauvre diable, qui, malgré sa réputation de grand tireur, n’avaitde sa vie tenu la poignée d’une épée, ni la crosse d’un pistolet…des jouets, de simples jouets aux mains de son ennemi !… Commeil était conscient de sa force, le sauvage ! Quel calme,quelle assurance, quelle ironie !… Mais était-ce bien vraiqu’ils allaient se battre ?… N’y aurait-il pas, au derniermoment, un évènement, un miracle, il ne savait quoi, quiempêcherait le duel ?… Et l’infortuné Pescaire rêvait à devagues cataclysmes… Peut-être que les montagnes s’ébouleraient toutà coup !… peut-être une guerre dont on apprendrait brusquementla nouvelle !… peut-être une révolution qui éclaterait commeun coup de foudre… peut-être la voiture de Cassaire qui rouleraitau fond d’un précipice !… Cette idée surtout le séduisait…Oh ! si la voiture pouvait… Mais non, elle filait doucement,devant lui, au trot ralenti de ses deux rosses… Alors quoi ?…Mon Dieu, c’était épouvantable !

De son côté, Cassaire, qui, malgré ses vingtduels, dont cinq mortels, se trouvait exactement dans les mêmesconditions que Pescaire, claquait des dents et comptait lesdernières minutes d’existence que voulait bien lui laisser, parpitié sans doute, cet adversaire farouche, que son imagination luimontrait affamé de meurtres, fauchant les têtes et trouant lespoitrines avec une effroyable dextérité.

Ce ne fut que le lendemain soir, que les deuxvoitures arrivèrent à l’Hospitalet, petit village, distant d’unkilomètre de la frontière Andorrane, et l’hiver, perdu dans lesneiges. Là finit la route, qui se change en une sente caillouteuse,praticable seulement aux piétons et aux mulets.

Pendant que « nos duellistes », dansla salle de l’auberge, se chauffaient silencieux devant un grandfeu d’écorces de sapin, l’aubergiste, montagnard robuste, à la facehardie de contrebandier, s’adressa à Pescaire.

– C’est vous, sans doute, messieurs, quivenez pour vous battre ? demanda-t-il.

Pescaire frémit ; Cassaire détourna latête. Ils ne pouvaient plus entendre le mot, se battre,sans qu’un étranglement les serrât à la gorge.

– Oui, c’est nous, répondit Pescaire.

– Eh bien ! je vais vous dire,continua l’aubergiste, après s’être assuré que la porte était bienfermée et que personne ne pouvait l’entendre… Hier, il est venud’Ax un gendarme, de la part du préfet… Le gendarme s’est longtempsentretenu avec le sergent des douaniers… Et voici ce que j’aiappris… Demain matin, la frontière sera cernée… On ne peut pas vousempêcher de passer… mais on saisira vos armes… et alors, va tefaire fiche !

À ces paroles, une joie divine inonda le cœurde Pescaire et de Cassaire. Ne rêvaient-il pas ? « Etalors, va te faire fiche ! » mots délicieux !Oh ! comme durant cette minute ils aimèrent l’aubergiste, lebon aubergiste, l’aubergiste colombe qui, dans son bec barbu, leurapportait le rameau d’olivier. S’ils avaient osé, ils l’eussentembrassé.

Mais l’aubergiste reprit :

– J’ai pensé à une chose… confiez-moi vosarmes… je connais la passe… Et qu’est-ce qui sera coïon, demain, envous fouillant ? Ce sera le gabelou !

– Ce sera le gabelou… ce sera le gabelou,répétèrent machinalement Pescaire et Cassaire.

– Ça vous va-t-il comme ça ?

Triple brute ! non, ça ne leur allait pasdu tout. Toutes leurs angoisses étaient revenues. Qu’avait besoin,ce sale aubergiste, d’avoir pensé à cela ? Et il paraissaitenchanté de son idée, l’animal !

– Mais ne craignez-vous pas descomplications… diplomatiques ! insinua Pescaire.

– Est-ce bien prudent ?… murmuraCassaire.

– Rapportez-vous en à moi, ditl’aubergiste… C’est mon affaire… Ni vu, ni connu et demain matin,nous nous retrouverons à un endroit fixé… En attendant, vous allezsouper, je pense… J’ai justement là un fameux cuissot d’izard… avecune bonne bouteille de Rancio…

Pescaire et Cassaire refusèrent de prendre lamoindre nourriture. Ils se retirèrent dans leur chambre. Ainsi,c’était donc fini ! Rien ne pouvait désormais les sauver de lamort. À cette heure suprême où reviennent les tendresses oubliéeset les naïvetés charmantes des premières impressions, « nosduellistes » se reprochèrent de n’avoir pas, pendant ce voyagemortel, empli suffisamment leurs regards du spectacle des chosesqu’ils ne reverraient plus. Ils ne reverraient plus ces montagnessuperbes, ces coquets villages au toit plat, ces cascadesblanchissantes, ce ciel gris-perle, où, petites taches bleues,planent les aigles et les balbuzards. Et les parties aux grottesd’Ussat, et les pêches au lac de Bethmale, et, tous les soirs,après dîner, le mazagran, la pipe qui se culotte lentement, lesémotions de la poule au billard, et de la manille !

Pescaire pleura, pleura ; Cassaire,agenouillé au bas de son lit, pria, pria. Quelle nuit !

** *

Ainsi que l’avait prévu l’aubergiste, lesdouaniers, qui cernaient la frontière, furent bien obligés delaisser passer « nos duellistes ». Ils avaient ordre desaisir les armes. Or, en fait d’armes, ils n’avaient trouvé que lestrousses des médecins, ce qui amena une longue discussion et devifs pourparlers. Devait-on saisir ou ne devait-on passaisir ? Ces trousses pouvaient-elles être considérées commedes armes ? Les uns tenaient pour que l’on saisît ; lesautres hochaient la tête d’un air de doute. Le sergent, trèsperplexe, après avoir minutieusement examiné sondes, lancettes etbistouris, estima que c’était effectivement des armes, mais« en considération de ce qu’il connaissait » l’un desdeux médecins, il les autorisa à garder leurs trousses, pour cettefois seulement.

La petite troupe franchit le fossé qui séparela France de l’Andorre, et se mit à escalader la Soulane,péniblement. Pescaire et Cassaire marchaient au hasard,trébuchaient contre les pierres roulantes, glissaient sur l’herberonde, la tête basse, le cœur vacillant. Le paysage, d’ailleurs,n’était pas fait pour ragaillardir l’esprit : des montagnesrasées, sans un arbre, des rochers, tristes, chauves, et au bas duravin, sur un lit de cailloux, l’Ariège qui aboyait, sinistre ethargneuse.

Il avait été convenu qu’on retrouveraitl’aubergiste sur un plateau de la montagne, le seul endroitconvenable pour se couper la gorge à l’aise. En effet, le gaillardétait là, souriant, gai, et, le plus tranquillement du monde, ilmangeait, en attendant, un morceau de fromage de chèvre, sur unénorme morceau de pain bis. Dernière espérance envolée. Pescaire etCassaire s’étaient dit : « Il ne passera pas, le damnéaubergiste ; on l’arrêtera, les douaniers, les bons douanierslui prendront nos armes. » Et il était là, et il riait, et ilmangeait !

– Eh bien ! messieurs, cria-t-iljoyeusement, ne vous l’avais-je pas promis… Ils n’y ont vu que dufeu, les coïons ! Tenez, voilà les pistolets… Ah ! lescoïons !

À la vue des armes maudites qui reluisaientdans le soleil, « nos duellistes » manquèrent des’évanouir. Pâles, les tempes humides et serrées, la poitrinehaletante, la tête bourdonnante, ils ne voyaient plus rien,n’entendaient plus rien… Ils ne comprenaient plus pourquoi, prèsd’eux, des hommes faisaient sauter en l’air des pièces d’argent,pourquoi ils comptaient des pas, pourquoi ils chargeaient desarmes… Toute haine s’était envolée de leur cœur ; ilss’aimaient d’un immense et fraternel amour… Ils durent faired’énergiques efforts pour ne pas tomber dans les bras l’un del’autre, se demander pardon, s’embrasser…

– Allons ! messieurs, dit l’un destémoins…

À ce moment, l’aubergiste s’écria :

– Qu’est-ce que je vois ?… Qu’est-ceque c’est que ça ?

Et avec son bâton, il indiqua quelque chose denoir qui, en face, sur le versant de la montagne, descendait… Oneut dit d’une troupe de gens à cheval, mais à cause de la distanceet de la couleur sombre du terrain, il était impossible de riendistinguer nettement.

– Viedazé ! mais c’est le conseil del’Andorre ! s’exclama l’aubergiste… Ils viennent pour vous,sûrement… C’est ce sacré gendarme qui aura été les prévenir… Ça nefait rien, ajouta-t-il en se tournant vers les témoins, avantqu’ils soient ici, ces messieurs ont le temps de se donner un coupde torchon.

Cette invitation n’obtint aucun succès. Tousbraquaient les yeux vers le point marqué par l’aubergiste. Pescaireet Cassaire respirèrent délicieusement.

Le point noir grossissait. On pouvaitmaintenant apercevoir distinctement des formes humaines qui sebalançaient sur des formes de chevaux. Pescaire compta sixcavaliers, Cassaire remarqua que l’un d’eux marchait en tête, commeun chef, et l’aubergiste s’étonna qu’ils portassent la grandetenue, c’est-à-dire le chapeau de feutre à larges Lords et le longcarrick à vingt-deux collets.

Quand les six cavaliers furent arrivés à unecentaine de pas du plateau, ils s’arrêtèrent. Celui qui chevauchaiten tête mit pied à terre et, laissant son cheval à la garde de sescompagnons, il s’avança d’un pas solennel vers « nosduellistes ».

– Adissias ! fit-il, en saluant.

Pescaire, Cassaire, les quatre témoins, lesdeux médecins et l’aubergiste s’inclinèrent respectueusement, etrépondirent en chœur :

– Adissias !

Il y eut un moment de silence. Un aigle passadans l’air ; un pâtre qui paissait ses chèvres, très loin,chanta.

Et l’Andorran dit :

– Messieurs, vous êtes sur une terre depaix et de liberté. Dans nos montagnes, jamais l’homme ne versa lesang de son semblable, jamais le sol ne fut rougi par les luttesfratricides. Nous sommes des pasteurs, et nos armes, à nous, cesont la houlette et la flûte. Je vous prie de vous retirer. Et jevous avertis que, si vous n’obéissez pas à notre loi, notre loisaura vous punir, hommes sauvages.

Puis il parla longtemps de l’hospitalité, del’humanité et des bergers chanteurs.

Pescaire et Cassaire l’écoutaient, ravis.Jamais parole humaine ne leur avait paru plus belle, plus douce,plus pénétrante ; c’était comme une musique céleste, un chantde vierges amoureuses, un concert d’anges éperdus. Il leur semblaitque les pierres elles-mêmes en étaient tout attendries, que lesmontagnes se pâmaient, que le vent n’avait plus que des soupirsd’extase, et que, de l’Ariège, apaisée, montait le chuchotementexquis d’une prière.

Néanmoins, pour la forme, ils voulurentprotester.

– Retirez-vous, carnassiers, répétal’Andorran, qui à ce moment leur apparut si grand, qu’il domina lessommets les plus élevés, et emplit tout le ciel de son corps dedieu.

Après une courte délibération, les témoinsdécidèrent qu’il fallait se retirer, et l’on reprit la routedésolée, le petit sentier caillouteux qui courait sur la montagnerase, terre de paix et de liberté. Ah ! comme elle étaitmoelleuse, cette route, dont les cailloux mouvants et coupants leurétaient plus doux aux pieds que des tapis de mousse et des jonchéesde fleurs. Ils descendaient, agiles, souples, légers, conduitscomme par une ivresse, emportés comme dans un rêve.

Tout à coup, Pescaire sentit que le sol sedérobait sous ses pieds. Il étendit les bras en avant, poussa uncri et s’évanouit. Le malheureux était tombé lourdement sur unrocher. En le relevant, un des médecins constata qu’il s’étaitcassé le bras gauche.

– Voyez, dit-il aux témoins, la fractureest évidente.

– Évidente, confirma l’autre médecin.

Les témoins se regardèrent un instant, et,tandis que le médecin pansait le blessé :

– Eh bien ? demanda l’un.

– Eh bien ? répondit l’autre.

– Il y a blessure !

– Oui !… mais…

– Quoi ?

– Rien…

– Alors ?…

– Parfaitement.

Et, séance tenante, les quatre témoins,rédigèrent un procès-verbal dans lequel il était constaté que M.Pescaire, ayant reçu une balle, qui lui avait cassé le bras,l’honneur avait été déclaré satisfait… Sur la demande de Cassaire,ils ajoutèrent même un paragraphe, où ils rendirent le plus complethommage à la belle tenue des deux adversaires.

** *

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