Lettres de ma chaumière

AGRONOMIE

 

À M. Émile Bergerat.

 

M. Lechat – le fameux M. Lechat – m’attendaità la gare.

– Ah, enfin ! vous voilà !s’écria-t-il. Ça n’est pas malheureux.

– Vous voyez, dis-je, je suis deparole…

– Bravo ! j’aime qu’on soit deparole, moi !… Par ici !… Et votre bulletin ?…Donnez votre bulletin… Allons dépêchons-nous démonter en voiture…Avez-vous des bagages ?… Non… Tant mieux… Par ici !…

M. Lechat saisit un pan de mon pardessus, mefit traverser la gare en courant, et m’entraîna ainsi jusqu’à savictoria qui stationnait avec d’autres voitures, sur une petiteplace plantée d’acacias.

– Montez, montez, sapristi ! mecria-t-il.

Et, s’adressant au cocher, ilcommanda :

– Toi, marche, et rondement… Et tusais !… si je suis dépassé par un de ces imbéciles, je teflanque à la porte… Au château ! vite…

Les chevaux piaffèrent, dansèrent un instantsur leurs jambes fines, en encensant la tête, puis la voiture volasur la route. Agenouillé sur les coussins, penché sur la capote, M.Lechat surveillait attentivement les autres voitures qui, derrièrenous, filaient, l’une après l’autre, et faisaient de petits nuagesde poussière.

– Attention ! disait-il de temps entemps au cocher, attention, nom d’un chien !

Mais nous marchions grand train, à droite et àgauche, la campagne semblait emportée dans une course folle,disparaissait… Au bout de quelques minutes, les voitures rivales nefurent plus qu’un petit point gris sur la blancheur de la route, etle point gris lui-même s’effaça.

Tranquillisé, M. Lechat s’assit et poussa unsoupir de soulagement.

– Je ne veux pas être dépassé,déclara-t-il, en posant sa grosse main sur mes genoux, je ne leveux pas… Comprenez-vous cela ?

– Parbleu ! fis-je, si je comprendscela !

– Tiens ! vous êtes rond,vous ! Bravo ! J’aime qu’on soit rond, moi !… C’estvrai aussi, ils sont là deux ou trois méchants hobereaux qui n’ontpas seulement vingt mille francs de rentes, et qui voudraientlutter avec mes trotteurs !… Regarde… Tu permets, hein ?…Regarde mes trotteurs… Dix-huit mille balles, mon vieux, dix-huitmille…

Il retourna encore la tête et n’apercevantplus rien sur la route, il ordonna au cocher de modérer l’alluredes chevaux… M. Lechat me serra les genoux très fort.

– Écoute, reprit-il, tu vas voir…Avant-hier… Mais ça ne t’ennuie pas que je te tutoie ?…

– Pas du tout ! au contraire…

– Bravo ! J’aime qu’on se tutoie,moi !… Avant-hier je revenais de Sainte-Gauburge, par lesbois… Le chemin est étroit et praticable seulement pour unevoiture… Qu’est-ce que j’aperçois, à quarante pas, devantmoi ?… Le duc de la Ferté… un grand serin… Je ne veux êtredépassé par personne, surtout par le grand serin de duc de laFerté… Je dis au cocher : « Dépasse, nom d’unchien ! » – « Il n’y a pas de place » répond lecocher. – « Alors, bouscule et jette-moi duc, voiture, chevauxdans le fossé »… Non, mais tu vas rire !… Le cocher lanceses chevaux… Patatras !… Le duc d’un côté, moi de l’autre, lecocher à dix mètres dans le taillis !… Quellemarmelade !… Je ne perds pas la carte… prestement je me remetssur pied, dégage les chevaux, relève la voiture et je passe…pendant que le duc, les quatre fers en l’air… ha ! ha !ha !… Voilà comment je les traite moi, tes ducs !…Qu’est-ce que tu dis de cela ?

– C’est admirable !

– N’est-ce pas ?… Dame ! c’estjuste !… J’ai quinze millions… Et le duc, qu’est-ce qu’il a,lui ?… À peine deux pauvres millions… Et les moutons ?Faut voir comme j’écrase les moutons !… J’ai aussi écrasé desenfants, des enfants de pauvres… Qu’est-ce que cela fait ?… Jepaie.

Et M. Lechat se frotta les mains.

– Avec ces manières-là, lui demandai-je,vous devez être joliment populaire dans votre pays ?

– Si je suis populaire ?… Tu verrascela aux élections, mon petit… Sais-tu comment on m’appelle ?ajouta-t-il en se rengorgeant… On m’appelle Lechat-tigre… c’estchic, hein ?… miaou !… Lechat-tigrrre…

Pendant quelques minutes, les yeux arrondis,les lèvres écartées, hérissant sa maigre moustache, il imitagrotesquement les chats en colère, puis, tout à coup il medit :

– Tout ce que tu vois, à droite, àgauche, devant toi, derrière toi, tous ces champs, toutes cesmaisons, toutes ces prairies, et, là-bas, tous ces bois, tout celac’est à moi… Et encore tu ne vois rien !… Je suis sur troischefs-lieux de canton, quatorze communes… J’ai six centsoixante-dix-sept champs… D’ailleurs tu verras tout cela sur monplan, dans le vestibule de mon château… Il faut vingt-deux heurespour faire le tour de ma propriété, vingt-deux heures… mais tuverras tout cela sur mon plan… c’est épatant… Tu verras mes vachesaussi, mes cinquante-sept vaches, tu verras mes centquatre-vingt-dix bœufs cotentins, tu verras mes viviers… Enfin, tuverras tout… Ah ! tu ne vas pas t’embêter !…

Il se renversa sur le dossier de la Victoria,allongea les jambes, croisa les bras, et souriant d’un sourirebéat, il contempla ses champs, ses prairies, ses bois, ses maisonsqui défilaient, fuyaient derrière nous. Des paysans en nous voyantpasser, levaient la tête, s’arrêtaient de travailler et saluaienttrès bas, mais M. Lechat n’y prêtait aucune attention.

– Vous ne saluez jamais ? luidis-je.

– Ces gens-là ? me répondit-il avecdégoût et eu haussant les épaules. Tiens, voilà ce qu’ils me fontfaire.

D’un coup de poing il enfonça son chapeau surla tête et il miaula férocement…

** *

Petit, vif, très laid, les yeux fourbes, labouche lâche, tel était, au physique Théodule, Henri, JosephLechat, de l’ancienne maison Lechat et Cie : Cuirs etPeaux, maison célèbre dans tout l’ouest de la France. Au tempsde la guerre, Lechat avait eu cette idée de génie de fabriquer,pour l’armée, des cuirs avec du carton, des chiffons et de vieilleséponges. Il en était résulté que vers 1872, il se retira desaffaires industrielles, décoré de la légion d’honneur, riche dequinze millions, et qu’il acheta le domaine de Vauperdu, afin de sevouer tout entier à l’agronomie, ainsi qu’il disaitpompeusement.

Le domaine de Vauperdu est un des plus beauxqui soient en Normandie. Outre le château, imposant spécimen del’architecture du seizième siècle, et les réserves considérables enbois, herbages, terres arables qui l’entourent, il comprend vingtfermes, cinq moulins, deux forêts et des prairies, le tout d’unrevenu net de quatre cent cinquante mille francs.

Après avoir vendu ses tanneries etcorroyeries, M. Lechat vint s’installer à Vauperdu, avec sa femmequ’il avait épousée, n’étant encore qu’un pauvre ouvrier – de quoiil se repentait furieusement aujourd’hui. Mme Lechat, aumême degré que M. Lechat, manquait d’élégance, d’orthographe et degrâces mondaines, mais sous la robe de soie et le chapeau à la modegauchement portés, elle était restée la paysanne simple, honnête,de bon sens, d’autrefois, et M. Lechat dans sa transformationsubite de tanneur en gentilhomme terrien souffrait beaucoup,quoiqu’il affichât des opinions républicaines très avancées, del’infériorité sociale de sa femme, et il s’irritait de ce qu’ellemarquât trop, la naissance peuple et le passé de roture.

On ne possède pas, dans un pays, quatre centcinquante mille francs de rentes en terre, sans qu’une grandenotoriété ne s’ensuive. Lechat était donc le personnage le plusconnu de la contrée, étant le plus riche et il ne se passait pas deminutes qu’à dix lieues à la ronde, partout, on ne parlât de lui.On disait : « Riche comme Lechat. » Ce nom de Lechatservait de terme de comparaison forcé, d’étalon obligatoire, pourdésigner des fortunes hyperboliques. Lechat détrônait Crésus etremplaçait le marquis de Carrabas. Pourtant on ne l’aimait point,et bien que les campagnards s’empressassent de le saluerobséquieusement, tous se moquaient de lui, le dos tourné, car ilétait grossier, taquin, fantasque, vantard et très fier,sous des dehors familiers et des allures de bon enfant qui netrompaient personne. Il avait une manière de faire le bientapageuse et maladroite, qui déroutait les reconnaissances, et sescharités, inhabiles à masquer l’effroyable égoïsme du parvenu, aulieu de couler dans l’âme des pauvres gens, un apaisement, leurapportaient la haine, tant elles étaient de continuelles insultes àleurs misères. Du reste, trois fois il s’était présenté auxélections et, trois fois, malgré l’argent follement gaspillé, iln’avait pu réunir que trois cent voix sur vingt-cinq mille. Telsétaient les renseignements que j’avais recueillis sur M. Lechatdont le nom, sans cesse, revenait dans les conversations dupays.

Un jour, je l’avais rencontré par hasard. Cejour-là, M. Lechat ne me quitta pas et me prodigua toutes lesvulgarités de sa politesse. Il voulait me recevoir à Vauperdu, mefaire les honneurs de ses exploitations agricoles, et comme jeprétextais de ma sauvagerie, de mes goûts sédentaires, de mesoccupations…

– Ta !… ta !… ta !…m’avait-il dit, en me tapant sur l’épaule… Je vois ce que c’est…vous ne pouvez me rendre mon hospitalité, hein ?… C’est celaqui vous gêne ?… Eh bien, vous me revaudrez cela, en parlantde moi, dans les journaux !

Le tact exquis de M. Lechat m’avaitvaincu.

 

La voiture roulait sur une large avenue,plantée d’ormes magnifiques, au bout de laquelle, dans le soleil,le château de Vau-perdu montrait ses toits inclinés aux arêteshistoriées, et sa belle façade de pierre blanche et de briquesroses.

– Ah ! nous sommes arrivés, monvieux, s’écria M. Lechat… Eh bien ! qu’est-ce que tu dis demon coup d’œil ?

** *

Un vieil homme à barbe grise, voûté, toussant,qui, les mains croisées derrière le dos, se promenait sur leperron, de long en large, se précipita à notre rencontre.Respectueusement il aida M. Lechat à descendre de voiture.

– Eh bien ! père la Fontenelle,as-tu été chercher le vétérinaire, pour la vache ?

– Oui, monsieur Lechat.

– D’abord, ôte ton chapeau… Est-ce danston monde qu’on apprend aux domestiques à parler aux maîtres latête couverte ?… C’est bien… Et qu’est-ce qu’il a dit, levétérinaire ?

– Il a dit qu’il fallait abattre lavache, monsieur Lechat.

– C’est un serin, ton vétérinaire…Abattre une vache de cinq cents francs !… Tu me feras leplaisir, mon père la Fontenelle, de conduire la vache, toi-même, tuentends !… toi-même, au rebouteux de Saint-Michel… et tout desuite… Allons, hop, monsieur le comte !

Le vieil homme salua, et il allait s’éloigner,quand Lechat le rappela par un psitt, comme on fait pourles chiens.

– Je permets, lui dit-il, que tu remetteston chapeau sur la tête, et même ta couronne, si tu ne l’as pasvendue avec le reste… Décampe maintenant.

Et, se tournant vers moi, ce farceur de Lechatm’expliqua que le vieil homme était son régisseur, qu’il s’appelaitauthentiquement le comte de la Fontenelle, et qu’il l’avaitramassé, ruiné, sans ressources, pour le sauver de la misère.

– Oui, mon vieux, conclut-il, c’est unnoble, un comte !… Voilà ce que j’en fais, moi, de tescomtes !… Oh ! elle en voit de rudes, chez moi, lanoblesse !… N’empêche qu’il me doit la vie, ce grand seigneur,hein ?… Entrons…

Le vestibule était immense, un escaliermonumental, orné d’une rampe à balustres de vieux chêne, conduisaitaux étages supérieurs. Des portes s’ouvraient sur des enfilades depièces, dont on apercevait les meubles vagues, recouverts dehousses, et les lustres emmaillotés de gaze métallique. En face dela porte d’entrée, le plan du domaine, énorme carte, teintée decouleurs voyantes, occupait tout un panneau.

– Tiens, me dit Lechat, le voilà, monplan. Mes champs, mes forêts, tu les vois comme si tu te promenaisdedans… Ces carrés rouges, ce sont mes vingt fermes… Amuse-toi àregarder, pendant que je vais prévenir ma femme… Tu sais, ne tegêne pas, regarde tout… Veux-tu te débarrasser de tonchapeau ?… À gauche, là-bas, le porte-manteau… ne te gêne pas…Dis donc, ne vas pas te figurer que ma femme soit comme les damesde Paris… C’est une paysanne, je t’avertis, elle manque d’usage…Vois-tu ça, noir ?… c’est ma distillerie… Veux-tut’asseoir ?… ne te gêne pas.

Autour de moi, peu de meubles, de grandesarmoires d’acajou, des tables, des fauteuils d’osier, desbanquettes en cuir et quelques tableaux de chasse, mais sur lesarmoires, sur les tables, au-dessus des tableaux, partout, desoiseaux empaillés en des attitudes dramatiques, qui portaient,pendues à leur col, des plaques de cuivre sur lesquelles étaientgravées des inscriptions comme celle-ci :

 

HÉRON ROYAL

tué par

M. THÉODULE LECHAT,

propriétaire du domaine de Vauperdu,

dans sa prairie du Valdieu,

le 25 septembre 1880.

 

Je remarquai aussi, dans une jardinière demarbre qui se creusait au bas d’une grande glace, des sabots, despantoufles, des socques de caoutchouc, tout un pêle-mêle d’objetsbizarres et affreux.

Lechat ne tarda pas à revenir accompagné de safemme. C’était une personne petite, grosse et souriante qui roulaitplutôt qu’elle ne marchait. Elle avait des yeux qui ne manquaientni de finesse, ni de franchise, et un bonnet immense quesurmontaient des fleurs en paquet et dont les brides largesbattaient à ses épaules comme des ailes. Mme Lechat fitdeux révérences, et me dit d’une voix un peu rauque :

– Vous êtes bien aimable, Monsieur, bienaimable d’être venu voir Lechat… Ah ! il a dû vous en raconterdes histoires et des histoires, mais il ne faut pas faire attentionà ce qu’il dit, allez !… Il n’y a pas de plus grand blagueur,de plus grand espiègle… Ça lui nuit quand on ne le connaît pas, et,dans le fond, il est bien moins mauvais qu’il le paraît… C’est unemanie qu’il a comme ça de parler à tort et à travers… Il ne saitquoi inventer, mon Dieu !… Quand ça le prend, il va, il va, ilne s’arrête pas…

Lechat balançait la tête, haussait les épauleset me regardait en clignant de l’œil, sans doute pour m’engager àne pas écouter les sornettes de sa femme.

– Vous avez là, dis-je à MmeLechat, afin de détourner le cours de la conversation, vous avez làune propriété superbe.

Mme Lechat soupira.

– C’est trop grand, voyez-vous… Je nepeux pas m’habituer dans des bâtisses si grandes… On s’y perd… Etpuis ça coûte bien de l’argent, allez !… Lechat s’est mis dansla tête de cultiver lui-même… Il ne veut rien faire comme personne…C’est des inventions nouvelles, tous les jours, des machines àvapeur, des expériences !… Ah ! l’argent file avec toutcela, ce n’est rien que de le dire… Je sais bien que le blé ne sevend pas… le monde n’en veut plus et ce n’est point avantageux d’enrécolter… Mais, ne voilà-t-il pas que Lechat s’est imaginé de semerdu riz à la place ! Il dit : « Ça pousse bien enChine, pourquoi ça ne pousserait-il pas chez moi ? » Çan’a point poussé, comme de juste… Et pour tout, c’est la mêmechose.

Un domestique entra.

– Eh bien ! mon garçon, le déjeunerest-il prêt ? interrogea-t-elle. Et se retournant aussitôtvers moi, elle me demanda : Vous devez avoir faim, depuis cematin que vous êtes en route ?… Ah ! dame, chez nous,vous savez, à la fortune du pot !… Parce qu’on est riche, cen’est point une raison de ne manger que des truffes et de gaspillerla nourriture… Allons déjeuner !… Dis donc, Lechat, cemonsieur boit sans doute du cidre ?

– Certainement qu’il boit du cidre,affirma résolument Lechat qui m’entraîna dans la salle à manger, enme répétant, tout bas à l’oreille.

– Ne fais pas attention à lapatronne ; elle n’a pas d’usage.

Le déjeuner fut exécrable. Il ne se composaitque de restes bizarrement accommodés. Je remarquai surtout un platfabriqué avec de petits morceaux de bœuf jadis rôti, de veauanciennement en blanquette, de poulet sorti d’on ne savait quelleslointaines fricassées, le tout nageant dans une mare d’oseilleliquide, qui me parut le dernier mot de l’arlequin. Cinq ou sixbouteilles de vin, à peu près vides, étaient rangées sur la table,devant Lechat qui, de temps en temps, les égouttait dans mon verre,en ayant soin, chaque fois, de déclarer qu’il ne« débouchait » le vin fin que le dimanche et seulement,en semaine, quand il avait du monde.

Abasourdi par ce que, depuis une heure, jevoyais et entendais, je ne savais, en vérité quelle contenance medonner. Devant ces deux pauvres êtres, égarés dans les millions parune inquiétante ironie de la vie, une grande mélancoliem’envahissait, et, en même temps, la puanteur de la richessemalfaisante et sordide me soulevait le cœur de dégoût. À celavenait s’ajouter l’amer sentiment de l’inanité de la justicehumaine, de l’inanité du progrès et des révolutions sociales quiavaient pour aboutissement : Lechat et les quinze millions deLechat ! Ainsi c’était pour permettre à Lechat de se vautrerstupidement dans l’or volé, dans l’or immonde, que les hommesavaient lancé aux quatre vents des siècles les semences de l’idée,et que la rosée sanglante était tombée, du haut des échafaudspopulaires, sur la vieille terre épuisée et stérile ! Et parla baie ouverte de la salle à manger, qui encadrait, comme untableau, la fuite douce des pelouses vallonnées et les massifs desfutaies bleuissantes, il me semblait que je voyais s’acheminer, detous les points de l’horizon, les cortèges maudits des misérableset des déshérités, qui venaient se broyer les membres et sefracasser le crâne contre les murs du château de Vauperdu. Jerestais silencieux, aucun mot ne m’arrivait aux lèvres.

Tout à coup, Lechat s’écria :

– Quand je serai député… Oui, quand jeserai député…

Il acheva sa pensée, en faisant tournoyer safourchette, au-dessus de lui. Sa femme le regarda d’un air depitié, haussa les épaules à plusieurs reprises.

– Quand tu seras député, répéta-t-elle…Député, toi !… Ah ! oui, député !… tu es bien tropbête !…

Puis elle me prit à témoin.

– Je vous le demande, monsieur… Est-ceraisonnable de dire des choses comme ça ? Tel que vous levoyez, il s’est porté trois fois… Et les trois fois, il n’a puattraper que trois cents voix !… J’en aurais eu honte, moi, àsa place, bien sûr ! Mais savez-vous ce que ces trois centsvoix nous ont coûté ?… Six cent mille francs, monsieur, aussivrai que cette bouteille est là… Oh ! j’ai fait le compte,allez !… C’est six cent mille francs et pas un sou de moins…c’est-à-dire que ça remet la voix, l’une dans l’autre, à deux millefrancs. Et il parle de se porter encore !… Tenez, vous nepourriez jamais vous imaginer ce qu’il a inventé, à la dernièrefête du 14 juillet, comme manifestation, à ce qu’il dit… Ehbien ! il a fait peindre en tricolore tous les troncs desarbres de l’avenue…

Lechat souriait, se frottait les mains,semblait heureux qu’on rappelât un de ses hauts faits, une de cesidées supérieures, comme il lui en sortait quelquefois du cerveau.Il cherchait dans mon regard une approbation, un enthousiasme.

– C’est un coup, ça, hein ? medit-il… mais est-ce que les femmes entendent quelque chose à lafaçon dont on doit mener le peuple… Écoute-moi, mon vieux… Cettefois-ci, je serai nommé, et ça ne me coûtera pas un centime… J’aiun plan de combat, tu verras mon plan !… Je me porte commeagronome socialiste… Je suis le candidat de l’agronomieradicale ! Plus d’armée, plus de justice, plus de percepteurs,je biffe tout cela… Plus de pauvres, tous propriétaires !… Tuverras mon plan, plus tard, au moment des élections… Non, mais ceque ça va leur couper la chique aux curés… Ah ! j’oubliais,plus de curés non plus !… car c’est les curés qui m’ontempêché de passer, parce que je suis libre-penseur, moi ;parce que je ne mange pas de leur bon Dieu, moi !… Ah !ils riront, avec mon plan de combat, les calotins !…

À ce mot, Mme Lechat s’emporta etcria :

– Tais-toi… Je te défends d’appeler lesprêtres ainsi et de dire du mal de la religion devant moi, tuentends… Mon Dieu ! avec lui, c’est pire qu’avec lesenfants !… Ne croyez pas qu’il soit irreligieux, monsieur…mais quand il se trouve en compagnie, c’est plus fort que lui, ilfaut qu’il se vante… Aussi, dès qu’il a le moindre bobo, tout estperdu, et vite, vite un prêtre ! Si on l’écoutait, ce pauvremonsieur le curé serait tout le temps chez nous, en train del’administrer, quoi !

Pour dissimuler la gêne où le mettaient lesreproches de sa femme, Lechat tambourinait sur le bord de sonassiette, suivait, au plafond, le vol d’une mouche, et négligemmentsifflotait un air. Puis il toussa, et brusquement changea laconversation.

– C’est dommage, me dit-il, que tu nesois pas venu au château, il y a quinze jours… J’ai dansé lecancan, tu aurais vu si je danse le cancan ! Comme à Paris,mon vieux !

Et, se trémoussant sur sa chaise, il se mit àlancer ses bras en avant, et à leur imprimer des mouvementsgrotesques.

– Ah ! je te conseille de te vanterencore de cela, soupira Mme Lechat, car c’est de tafaute, avec ton cancan, si nous n’avons pas nos chemises… Je vousen fais juge, monsieur… Tous les mois, nous recevons ces messieursde la ville… Ce sont des messieurs très aimables et leurs damesaussi… M. Gatinel, le conservateur des hypothèques surtout est trèsgai… Ça, c’est vrai qu’il sait faire rire les gens… Figurez-vousqu’il joue du piano avec les pieds, avec le nez, avec tout, etqu’il en joue très bien… Moi, il m’amuse, M. Gatinel… et puis toutce qu’il dit est si drôle !… Eh bien, ces messieurs étaientdonc venus et leurs dames aussi, il y a quinze jours… Après ledîner, on s’est mis à danser… une idée, quoi, qui leur avait passépar la tête !… Il faisait chaud, si vous vous souvenez, etdame ils suaient ! ils suaient !… c’était affreux de voircomme ils suaient… On avait pourtant ouvert les fenêtres… Mais il yavait un fort orage dans l’air !… Et puis, on se trémoussaitaussi… C’était gentil !… Quand on s’amuse bien, n’est-ce pas,le temps s’en va, et on oublie tout… Nous avions oublié l’heure dutrain !… Je me dis : « Mon Dieu, il va falloircoucher tous ces gens-la, ce n’est pas une petite affaire… On abeau avoir beaucoup de chambres, c’est les draps souvent quimanquent, et des draps pour seize personnes, c’est à en perdre latête !… Tant pis !… Enfin on arrive tant bien que mal àles caser… Seulement, pensez donc, ce n’était pas le tout… Ilfallait des chemises aussi à tous ces gens-là, car vraiment, leurschemises à eux, étaient si mouillées, si mouillées, qu’on auraitdit qu’elles sortaient de la lessive… Lechat en prête des siennesaux messieurs ; moi, j’en prête des miennes aux dames. Puis,je fais sécher, toute la nuit, dans le four, leurs chemises à eux,en me disant qu’ils pourraient bien les remettre le lendemain… Lelendemain les chemises étaient sèches comme de juste. Mais, si vousaviez vu cela, elles étaient sales, sales, toutes fripées, de vraistorchons. Il n’y avait pas moyeu, pas moyen… Alors Lechat reprêtades chemises de jour aux messieurs… Et voilà tout le monde partibien content !… Eh bien ! mon cher monsieur, il y aquinze jours de cela, et ils gardent toujours nos chemises !…Vous direz ce que vous voudrez, moi, je trouve que ce n’est pasdélicat… On a beau avoir une forte lingerie, c’est que seizechemises ça compte dans un trousseau…

Le déjeuner était fini. Nous nous levâmes detable, et Lechat, prenant mon bras, m’entraîna très vite, en medisant qu’il allait me montrer ses exploitations agricoles… Et nouspartîmes…

** *

Débarrassé de sa femme. Lechat était redevenugai, vif, loquace et plus vantard que jamais. Il me supplia de nepas croire un mot de ce qu’elle avait raconté pendant le déjeuneret m’affirma sur l’honneur qu’il était libre-penseur, qu’il necroyait ni à Dieu, ni au diable, et qu’au fond il se moquait pasmal du peuple, quoique socialiste… Il me confia aussi qu’il avaitune maîtresse à la ville, pour laquelle il dépensait beaucoupd’argent, et que toutes les belles filles de la campagneraffolaient de lui.

– Ah ! la pauvre femme, conclut-il,comme je la trompe ! comme je les trompe toutes !

Nous visitâmes les étables, les écuries, labasse-cour, et il ne me fit grâce ni d’une vache, ni d’une poule,disant le nom de chaque bête, son prix, ses principales qualités.En traversant le parc, il voulut bien m’apprendre qu’il possédaitdouze mille chênes de hautes futaies, trente-six mille sapins,vingt-cinq mille neuf cent soixante douze hêtres. Quant auxchâtaigniers, il en avait tant, qu’il ne pouvait en savoir lenombre exact. Enfin, nous débouchâmes sur la campagne.

Une grande plaine s’étendait devant nous,rase, sans un brin d’herbe, sans un arbre. La terre, unie comme uneroute, avait été soigneusement hersée et passée au rouleau ;le vent y soulevait des nuages de poussière qui se tordaient enblondes spirales, et s’échevelaient dans le soleil. Je m’étonnai den’apercevoir, en plein mois d’août, ni un champ de blé, ni un champde trèfle…

– Ce sont mes réserves, me dit Lechat… Jevais t’expliquer… Tu comprends, je ne suis pas un agriculteur,moi ; je suis un agronome… Saisis-tu bien ladifférence ?… Cela veut dire que je cultive en hommeintelligent, en penseur, en économiste, et pas en paysan… Ehbien ! j’ai remarqué que tout le monde faisait du blé, del’orge, de l’avoine, des betteraves… Quel mérite y a-t-il à cela,et au fond, entre nous, à quoi ça sert-il ?… Et puis le blé,les betteraves, l’orge, l’avoine, c’est vieux comme tout, c’estusé… Il faut autre chose ; le progrès marche, et ce n’est pasune raison parce que tout le monde est arriéré pour que, moiLechat, moi, châtelain de Vauperdu, riche de quinze millions,agronome socialiste, je le sois aussi… On doit être de son siècle,que diable !… Alors j’ai inventé un nouveau mode de culture…Je sème du riz, du thé, du café, de la canne à sucre… Quellerévolution !… Mais te rends-tu bien compte de toutes lesconséquences !… Tu n’as pas l’air de comprendre ? Avecmon système, je supprime les colonies, simplement, et du même coup,je supprime la guerre !… Tu es renversé, hein ! tun’aurais jamais pensé à cela, toi ?… On n’a plus besoind’aller au bout du monde pour chercher ces produits… Dorénavant, onles trouve chez moi… Vauperdu, voilà les véritables colonies !C’est l’Inde, c’est la Chine, l’Afrique, le Tonkin… Seulement, jel’avoue, ça ne pousse pas encore… Non… On me dit : « Leclimat ne vaut rien… » De la blague ! le climat ne faitrien à l’affaire… C’est l’engrais. Tout est là… Il me faut unengrais, et je le cherche… J’ai un chimiste, pour qui j’ai faitbâtir, là-bas, derrière le bois, un pavillon et un laboratoire…C’est lui qui cherche, depuis trois ans… Il n’a pas trouvé, mais iltrouvera… Ainsi, ce que tu vois là, c’est du riz, tout cela c’estdu riz… Moi, je crois une chose, c’est que les oiseaux qui en ontassez du blé, depuis le temps qu’ils en mangent, se sont jetés surle riz et qu’ils n’en ont pas laissé un grain… Voilà ce que jecrois… Aussi, je les fais tous tuer… Tu peux regarder, il n’y aplus un oiseau sur ma propriété… J’ai été malin, je paie deux sousle moineau mort, trois sous le verdier, cinq sous la fauvette, dixsous le rossignol, quinze sous le chardonneret. Au printemps, jedonne vingt sous pour un nid avec ses œufs. Ils m’arrivent de plusde dix lieues à la ronde… Si cela se propage, dans quelques années,j’aurai détruit tous les oiseaux de la France. Marchons… je vais temontrer maintenant, quelque chose de curieux.

Et faisant tourbillonner sa canne dans l’air,il se mit à arpenter la rizière à grandes enjambées, se baissantparfois pour arracher un brin d’herbe, qu’il rejetait, aprèsl’avoir examiné, en disant :

– Non, c’est du chiendent.

Au bout d’une heure de marche sur la terrepoussiéreuse et brûlante, nous arrivâmes devant un vaste champ toutvert qui, partant de la bordure d’une grande route, montait enpente douce, jusqu’à la lisière des bois… Et, pareil auxpersonnages des tragédies classiques, je demeurai stupide… Sur lefond clair de la luzerne, se détachait en trèfle, d’un violetsombre, toutes les lettres, nettement dessinées, qui forment le nomde THÉODULE LECHAT. Le nom était non seulement lisible sur la nappeverte, mais il semblait vivant. La brise, qui balançait l’extrémitédes herbes, et les faisait onduler, comme des vagues, parfoisagrandissait les lettres du nom, parfois les rétrécissait suivantsa direction et son intensité. Lechat, épanoui, contemplait son nomqui frissonnait, dansait et courait, étoilé ça et là decoquelicots, sur la mer de verdure éclatante. Il jouissait de voirce nom magique, étalé à la face du ciel, exposé sans cesse auxregards des passants, qui, sans doute, s’arrêtaient devant ce nom,l’épelaient et le prononçaient avec une sorte de craintemystérieuse… Ravi et charmé, il murmurait tout bas scandant chaquesyllabe :

– Théodule Lechat ! ThéoduleLechat !

Le visage rayonnant d’une joie triomphante, ilse tourna vers moi :

– C’est trouvé, hein ?… J’ai faitvenir, figure-toi, un jardinier célèbre de Paris pour semer cechamp, parce que, tu le penses bien, personne ici n’était capabled’un tel tour de force… C’est flatteur, n’est-ce pas, de voir sonnom écrit comme ça ?… On se dit tout de suite en voyant cenom : « C’est pas un muffle au moins, celui-là. » Etpuis, si tout le monde signait ses champs, il n’y aurait plus decontestations dans la propriété ?… Viens par ici.

Nous longeâmes le champ de luzerne, pénétrâmesdans le bois à travers une jeune taille de châtaigniers, et commenous atteignions une large allée, ratissée ainsi qu’une avenue deparc, nous vîmes venir une pauvresse dont le dos ployait sous lefaix d’une bourrée de bois mort. Deux petits enfants, en guenilleset pieds nus, l’accompagnaient. Lechat devint pourpre, une flammede colère s’alluma dans ses yeux et la canne levée, il se précipitavers la pauvre femme.

– Mendiante, voleuse, cria-t-il,qu’est-ce que tu viens faire chez moi ? Je ne veux pas qu’onramasse mon bois mort, je ne veux pas, misérable vagabonde !…Allons, jette ma bourrée… Veux-tu bien jeter ma bourrée, quandj’ordonne !

Il saisit le fagot par la hart qui le liait,et le secoua si violemment que la femme roula avec la bourrée surla route.

– Et qu’est-ce qui t’a permis de foulermes allées de tes sales pieds, dis ? continua-t-il. Tu croispeut-être que c’est pour toi que je les fais ratisser, hein, mesallées, vieille voleuse ?… Veux-tu me répondre quand je teparle !

La femme, toujours à terre, gémissait.

– Mon bon monsieur, je ne vous fais pasde tort. J’avons toujours ramassé le bois… Et personne, parcharité, ne nous a rien dit… Nous sommes si malheureux !

– Personne, ne t’a rien dit, riposta leféroce châtelain en brandissant sa canne… Est-ce donc que je nesuis personne, moi ? Je suis M. Lechat, tu entends, M. Lechatde Vauperdu… Tiens, voleuse, tiens mendiante !

La canne tombait et retombait sur la vieillebûcheronne, qui pleurait, se débattait, appelait au secours,pendant que les petits enfants, effrayés, poussaient des crisdéchirants… Et l’on entendait, entre des soupirs et des sanglots,la voix de la pauvresse qui disait :

– Aïe ! aïe ! vous n’avez pasle droit de me battre, méchant homme… Aïe ! aïe ! Je vousferai condamner par le juge de paix. Aïe ! aïe ! je ledirai aux gendarmes…

Lechat, au mot de gendarmes, s’arrêta net… Sonœil, injecté de sang, prit une expression subite d’effroi, et sonvisage empourpré, tout à coup pâlit. Il tira de son porte-monnaieune pièce d’or, la glissa, presque suppliant, dans la main de lavieille.

– Voilà vingt francs, pauvre femme, luidit-il… Tu vois, c’est vingt francs. Ha ! ha !… C’estbeau, vingt francs, hein ?… Et puis, tu sais, ramasse du bois,tant que tu voudras… Tu as bien vu, dis !… C’est vingt francs…Quand tu n’en n’auras plus, tu viendras m’en demander. Allons, aurevoir.

Nous rentrâmes au château, silencieux.

L’heure du départ approchait. Au moment demonter en voiture, Lechat me dit :

– Tu as vu, la vieille femme dans lebois ?… Oui… Eh bien, son mari, c’est une voix de plus pourmoi aux élections !… Qu’est-ce que tu veux ? Aujourd’hui,il faut bien corrompre le peuple.

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