Lettres de ma chaumière

LA MORT DU PÈRE DUGUÉ

 

À M. Émile Zola.

 

– D’abord, ça l’a pris dans l’ vent’e,… ya pas tant seu’ment huit jou’s. Mon Dieu, t’nez, c’tait l’ jeudi d’l’aut’ semaine… des c’liques, des c’liques, ça y tordait lesbouyaux… Et il allait, il allait, y n’arrêtait point d’aller… yn’mangeait quasiment ren… eune p’tite poire l’matin, un morceaud’fromage l’soir… Alors y s’a couché… Et il a eu eune fieuvre,Jésus Dieu ! eune fieuvre,… y guerdillait…

Le médecin tâtait le pouls du malade d’un airgrave.

– Il ne s’est pas plaint de latête ? demanda-t-il.

– Ah ! malheu !… si y s’enplaint ? Et fô…

– Pas de délire ?

– S’y vous plaît ?

– Il n’a pas eu de délire ?

– J’crai pas… y n’en a ren dit… Vousv’lez p’tête voir son iau ?

Sans réponse, le médecin souleva lescouvertures du lit et, à plusieurs reprises, appuya fortement samain contre le ventre du père Dugué, qui, couché sur le dos, labouche ouverte, ne remuait pas et de temps en temps poussait uneplainte étouffée, puis il hocha la tête et se mit à écrire uneordonnance.

– Vous lui donnerez une cuillerée àbouche de cette potion, toutes les demi-heures, recommanda-t-il àla mère Dugué qui le reconduisait jusqu’à la porte.

Pendant qu’il détachait la longe de son chevalet la roulait soigneusement en paquet :

– Quoiqu’ vous pensez ?interrogea-t-elle.

– Je crains bien qu’il ne passe pas lanuit, répondit-il.

– C’te nuit même ? Ainsi !voyez-vous ça !… si c’est Dieu possible !

– Allons, au revoir ! dit le médecinen remontant dans son cabriolet… les chemins sont rudement mauvaispar chez vous…

Et la voiture s’éloigna, en dansant sur lesressauts de la route, glissant dans les ornières, d’où la bouegiclait.

Demeurée seule, la mère Dugué, d’une main segrattant le nez, de l’autre ramenant sur la hanche le bas de sontablier, réfléchit un instant, puis elle se décida à traverser lepetit verger qui attenait à la maison, à l’extrémité duquel,derrière la haie, entre les pommiers, on apercevait une masurecouverte de chaume. Elle héla :

– La Garnière ! hé ! laGarnière !… Hééé…

Au bout de quelque temps, on entendit un bruittraînant de sabots, et une vieille femme se montra à travers lesbranches.

– C’est-y après mé qu’t’en as ?cria-t-elle.

– Oui, c’est après tè, la Garnière.J’suis toute seule à la maison… Ma fille n’est point cor arrivéed’la ville ; mon fi est dans l’bois, à cri des champignons… Yfaut qu’t’ailles cheuz l’formacien, porter c’papier,… et pis cheuzmossieu l’curé, pour y dire d’venir, ben vite, à quant l’bonDieu…

– C’est-y pour l’pè Dugué toutça ?

– Ben sûr qu’ c’est pour li…

– Et qué qu’il a dit,l’médecin ?

– Y n’a ren dit… il a dit seu’ment qu’yn’passerait point la nuit…

– Ah ! Vierge Marie ! en v’làeune histoire… J’ai eune idée qu’c’est les mauvaises fieuvres,comme défunt moun homme… Et pis l’âge itout… Y n’est point tantjeune, l’pè Dugué…

Et les deux femmes, que toutes les commères duhameau de Freulemont étaient venues rejoindre, se mirent à causeret à se raconter des aventures miraculeuses de maladies et demédecins.

** *

Le père Dugué avait soixante-douze ans, un âgequ’atteignent rarement les paysans, harassés qu’ils sont par labesogne, brisés par les fatigues, épuisés par les nourrituresinsuffisantes en un climat presque toujours pluvieux et froid commel’est celui de Normandie. Je le rencontrais quelquefois, quand ilallait chauffer son vieux dos, sur les routes, au soleil, ou bienencore quand il descendait à la ville, le vendredi, pour se faireraser, et acheter sa bouteille d’eau-de-vie. Il marchaitpéniblement, sa haute taille courbée en arc vers le sol, sesoutenant avec un long bâton de cornouiller qu’il avait lui-même,il y a plus de vingt ans, coupé dans une haie. Nos conversationsétaient toujours les mêmes. « Un beau temps, père Dugué. –Heu ! ça pourrait ben changer, l’vent n’a point viré dansl’bon sens ». Ou bien : « Un chien de temps, pèreDugué ! – Heu ! ça pourrait ben s’ l’ver, l’vent esthaut ». Les jours de grande gaîté, quand il avait son coup de« raide », il ne manquait jamais de me dire, non sans unepointe de malice en ses petits yeux clignotants : « J’onsvu un gros ieuvre à nuit… I s’a l’vé, là, dans la plante, toutcont’ la maison… Ben sûr qu’ vous l’ trouverez dans les betteravesà Maît’ Pitaut. » Hormis cette débauche rare de confidences,le père Dugué restait silencieux et songeur, comme sont les vieuxchiens, comme sont les vieux hommes des campagnes.

Dans sa jeunesse, on lui proposa, sans qu’illui en coûtât un sou, de lui apprendre l’état de boucher, un belétat et qui rapporte gros. Il refusa net : « D’pè en fi,dit-il, j’ons été dans la tè ; et mè, itout, j’s’rons dans latè ». Son ambition eût été de louer une petite ferme, mais iln’y fallait pas songer, car il manquait de garanties, etil ne possédait point d’argent pour acquérir l’outillagenécessaire. Il se résigna donc à être un simple ouvrier des champs.Laborieux, dur à la fatigue, économe, honnête et sobre, l’ouvragelui venait tout seul. Le fléau en main, et battant le blé surl’aire chantante des granges, émondant les arbres, charroyant lefumier, labourant, semant, il se trouvait heureux et ne demandaitrien à Dieu, sinon que cela continuât ainsi, toute la vie. Le bontemps surtout, c’était l’époque des moissons, quand, la fauxemmaillotée de paille et le javelier tout neuf sur l’épaule, ilpartait « faire son août » dans la Beauce, d’où ilrapportait des poignées d’écus et de belles pistoles.

Après avoir longtemps réfléchi, hésité, peséle pour et le contre, il se maria. Bien sûr, ce n’était pas pour« la bêtise ». Il s’était passé « desfemelles » jusqu’ici, il s’en passerait bien encore. Non, çane le tourmentait pas ; même ça « l’embêtait »plutôt. Mais il avait besoin d’une ménagère qui lavât son linge,raccommodât ses affaires, préparât la soupe. Et puis, une femme,quand elle sait s’arranger, qu’elle est vaillante et point gauche,au lieu de coûter de l’argent, en rapporte au contraire. Le toutest d’avoir la main heureuse et de ne pas tomber sur des mijauréeset des pas grand-chose, comme il y en a tant au jour d’aujourd’hui.Il choisit une grosse fille, vigoureuse et dégourdie, et francheainsi qu’un cœur de chêne, et il vint s’installer avec elle, auhameau de Freulemont, dans une petite maison qu’il loua, jardin etverger compris, soixante-dix francs par an. La maisonnette secomposait de deux pièces et d’un cellier ; de beaux espaliersen garnissaient la façade ; le jardin donnait autant delégumes qu’il en fallait et les pommes du verger, dans les bonnesannées, suffisaient à la provision de cidre. Que pouvait-il rêverde mieux ? Il eut aussi deux enfants, un garçon et une fille,qu’il envoya, l’âge venu, à l’école, parce qu’il comprenait quedans le temps présent, il était indispensable de posséder del’instruction.

Pendant qu’il travaillait d’un côté, sa femmeallait en journée de l’autre, faire la lessive, coudre, frotter,chez des particuliers, ou bien aider à la cuisine, aux moments depresse, dans les auberges de la ville. Elle acquit à cela unevéritable célébrité de cuisinière, et bientôt on ne parla plusd’une noce dans le pays, qu’elle ne fût chargée d’en combiner etd’en exécuter les plantureux repas. Fameuse aubaine, car, cesjours-là, c’était une pièce de quatre francs, en plus de la bonnenourriture et des rigolades que son corsage avenant et sesgrosses joues fermes et rieuses lui valaient de la part des jeunesgens. Dugué était bien jaloux de ce que sa femme s’amusât dans lesnoces, surtout de ce qu’elle se régalât de poules à l’huile et deveau à l’oseille, alors que lui se contentait de soupe aux pommesde terre et de fromage, mais il ne disait rien à cause des quatrefrancs.

L’homme et la femme ne se voyaient doncpresque jamais, occupés qu’ils étaient, chacun de son côté, et ilsn’éprouvaient à cela aucun chagrin, aucun besoin, tant cettesituation leur semblait naturelle, tant ils croyaient qu’elle étaitla règle commune de la vie. Le dimanche, ils se trouvaientquelquefois réunis, mais, dès qu’ils avaient supputé les gains dela semaine, ils ne se parlaient plus ; non qu’ils seboudassent, c’est qu’en vérité ils n’avaient rien à se dire. Duguéprofitait de ce repos pour tailler ses espaliers, bêcher sonjardin, remettre une tuile au toit, une planche neuve à la porte,casser du bois, et la Duguette s’en allait commérer dans levillage. En dehors du dimanche, elle se réservait le jeudi, poursavonner ses affaires, celles de son homme et des enfants qu’elleconfiait, au retour de l’école, à la garde d’une voisine.

L’existence eût coulé, pour Dugué, toujourspareille, et il eût vieilli heureux, si une cruelle déception,« un grand malheux » n’était venu lui mettre au cœur uneamertume qui avait empoisonné toute sa vie.

Son beau-père habitait, à une quinzaine delieues de Freulemont, un village qu’on appelait Le Jarrier. Depuisson mariage, Dugué ne l’avait pas revu, et il ne s’inquiétait pasplus du bonhomme que de l’empereur de Russie. Il apprit même avecune suprême indifférence que le vieux était souvent malade, etqu’il avait parfois des attaques si terribles – « des coups desang » – que le curé jugea à plusieurs reprises qu’il devaitl’administrer. Dugué disait à ce propos : « Y peut bentrépasser, si ça y fait plaisi ; j’l’empêchons point… »Il avait décidé qu’il n’irait pas à l’enterrement, ni lui, ni safemme, parce que « quinze ieues, c’est loin et qu’ça cout’gros d’voitures ». La vérité, c’est que le gendre étaitparfaitement convaincu que le beau-père ne possédait pas« tant seu’ment un radis », par conséquent peu luiimportait qu’il vécût ou qu’il mourût.

Un matin, Dugué reçut une lettre du notairequi lui annonçait que l’état du beau-père était désespéré etl’engageait à arriver au plus vite. Son étonnement fut profond.Comment ! il se serait trompé à ce point-là ?Comment ! le beau-père qui passait pour être plus pauvre queJob serait maintenant plus riche que défunt Crésus ? Ah !ça, par exemple, c’était trop fort ! Pourtant il ne pouvait yavoir de doutes là-dessus. Si un personnage aussi considérablequ’un notaire daignait lui écrire, à lui, simple Dugué, ça n’étaitpas pour des prunes, et l’héritage devait être quelque chosed’extraordinaire. Il se fit lire et relire la lettre.

– S’y avait ren, se dit-il, voyons, s’yavait ren… l’notaire n’écrirait ren… C’est clair, c’est vident…Faut parti…

Il loua une carriole et un cheval, car ils’agissait d’aller bon train et de ne pas flâner. Durant la route,il s’affermissait davantage dans son raisonnement, et comptait paravance les écus du bonhomme.

– Y a ben sûr très cents écus, p’têtepus, se répétait-il en tapant sur le cheval avec le manche dufouet ; p’tête quat’ cents… sans ça, l’notaire ne m’auraitpoint marqué ça dans eune lett’e… p’tête cinq cents…

Quand il eut dépassé les premières maisons duJarrier, quelqu’un qui serait venu lui dire que le beau-pèrelaissait moins de mille écus aurait probablement été reçu à coupsde trique.

En descendant de la carriole, le cœur luibattait bien fort, et la maison du beau-père – chaumière misérableet croulante – lui apparut plus splendide que tous les palais descontes de fées. Dugué en demeura, quelques instants, ébloui. Unnoyer qui secouait ses feuilles jaunies dans la brise, lui donna lasensation délicieuse de beaux louis d’or carillonnant,s’entrechoquant, et s’éparpillant sur lui en averse magnifique. Ilentra. Mais sur le seuil, il faillit tomber à la renverse… Lebeau-père était là, debout, vivant, et qui mangeait de la soupedans une terrine de grès !… La surprise, l’indignationretenaient Dugué cloué à cette place. Il ne pouvait plus ni entrer,ni sortir… Anéanti, il était semblable à l’avare, à qui l’on vientde voler un trésor… Il bégaya :

– Comment ! v’nêtes point mô ?v’nêtes point mô ?

– Point cor, mon gars, point cor,répondit le beau-père, sans se déranger et en continuant de mangersa soupe avec une majestueuse lenteur.

– C’est ben !… J’m’en vas…

Dugué remonta dans la carriole.

– Hue ! sacrée rosse !Hue ! sacrée carne !

Il fouettait le cheval à bras raccourcis,jurait, sacrait, tempêtait.

– Ah ! la sacrée rosse !Ah ! la sacrée carne !

On ne savait si c’était au cheval que sesépithètes s’adressaient ou bien au beau-père ;vraisemblablement, dans l’état de fureur où se trouvait Dugué,elles s’adressaient aux deux.

Le cheval arriva fourbu à Freulemont, et crevale lendemain.

– En v’là pour eune couple d’dixpistoles ! se dit Dugué.

Et il se consola, en pensant que le beau-pèrefinirait bien par crever, lui aussi.

Cet incident n’avait pas ébranlé sa confiance,au contraire. Chaque jour qui s’écoulait voyait s’augmenterl’héritage de cent écus.

– Qu’t’es bête, moun homme, disait laDuguette, et t’as tô, oui, t’as tô, d’te monter la tête comme ça…J’crai ben qu’c’est meilleu qu’j’avions cru… mais des deux milleécus comme tu dis… ous qu’il aurait pris c’t’argent-là, l’vieuxgrigou ?

– On n’sait point, on n’sait point,répondait l’obstiné Dugué.

Il en était à trois mille écus, quand il reçutune seconde lettre du notaire.

– C’coup-ci, c’est l’bon, s’écria legendre joyeux… Enfin, c’est point malheureux, il est mô, benmô !

En effet, la lettre annonçait que le beau-pèreétait bien définitivement mort et qu’il n’y avait à craindre aucunerésurrection.

Dugué loua un nouveau cheval, une nouvellecarriole, et partit de nouveau pour Le Jarrier, sans se presser,s’arrêtant à tous les bouchons de la route, interpellant drôlementtous les gens qu’il rencontrait.

– Na ! ma cocotte ; oh !oh ! ma biche, disait-il à son cheval, d’une voixattendrie.

Puis il s’adressait directement à sonbeau-père, le tutoyait. Il se sentait pour lui une immenseaffection.

– C’sacré biau-pé ; c’était point unmauvais homme tout d’même ! Ah ! l’pauv’bounhomme !

En ce moment, il n’eut point donné l’héritagepour cinq mille écus.

Quand le père Dugué vous contait cetteterrible aventure, il avait coutume de s’interrompre à cette partiede son récit. Et, les yeux hagards, la bouche frémissante decolère, il vous demandait :

– Sav’ vous ben c’ qu’y avait àl’héritage ? L’sav’ vous ben ?… Ah ! malheux !Y avait… y avait, en tout, cinquante-huit francs et des sous… etlà-dessus fallait payer l’enterrement, l’notaire, l’enrégitrement,l’diable sait quoi !

– Mais comment cela s’est-ilterminé ?

– Eh ben ! j’ons eu la fieuvre, deuxmois durant… et pis j’on voulu faire un procès à c’menteuxd’notaire… et pis, la fin des fins, j’ons refusé l’héritage… pourfaire eune niche au bounhomme… Et pis… ça m’a coûté pus de trèscents francs… oui, pus de très cents francs, bon sens d’bonsens !…

** *

Il n’avait pas été heureux, non plus,« du côté d’z’éfants ». Et pourtant il avait dépensé« ben de l’argent, ben de l’argent pour leuxinstruction ». Ah ! comme il s’en repentaitmaintenant ! Oui, il aurait dû faire comme tant d’autres, nepas les envoyer à l’école, les « durcir » tout de suite àl’ouvrage. Ils n’en seraient pas morts, bien sûr ; et cela eûtpeut-être mieux valu, car peut-être son garçon et sa fillen’eussent point aussi mal tourné.

Dugué rêvait de faire de son garçon « dup’tit gars Isidore », un cultivateur, non pas un ouvrier commelui, mais un fermier pour de bon. D’ailleurs, il ne pouvaitcomprendre qu’on pût choisir un autre métier que « latè » quand on était né « d’pè en fi dans la tè ».C’était un testament d’honneur, un héritage de noblesse qu’il eûtété criminel de répudier. Il ne manquait pas de« feignants » pour les autres métiers. Aussi son chagrinfut-il profond et grand son désappointement, quand Isidore exprimasa volonté bien arrêtée d’entrer « en condition », d’êtredomestique, comme mossieu Baptiste, le valet de pied du château, unhomme superbe qui éblouissait tout le monde avec ses beaux habitsgalonnés, et sa culotte de nankin plus jaune que du beurre. Quidonc avait bien pu fourrer dans la tête de son fils des idéespareilles ? Il commença d’abord par le sermonner, essaya delui expliquer ce que c’était que « la tè », promit qu’ilaurait une ferme « conséquente » comme les Touches àmaît’ Pitaut. Puis, Isidore, criant toujours qu’il voulait« être comme mossieu Baptiste », il finit par luiadministrer une volée de coups de poing. Au bout d’une année debourrades, entremêlées de discussions théoriques et de promessesfolles, devant une vocation qui ne cédait pas aux raisonnements ets’exaltait aux coups, Dugué consentit à ce que son fils entrâtgroom, au château, sous la direction du superbe mossieu Baptiste.Domestique ! son fils domestique ! Elle était finie cettelongue file d’ancêtres aux mains calleuses, aux dos voûtés, quiétaient nés de la terre, qui avaient peiné sur la terre, quidormaient dans la terre, honorés des hommes qu’ils avaient nourris,bénis de Dieu dont ils avaient continué l’œuvre decréation !

Ce lui fut une blessure cruelle, mais sonorgueil d’entêté terrien se révolta, et il ordonna qu’on ne luiparlât plus jamais de son fils. Cependant, peu à peu, son chagrinprit un caractère moins dramatique, et la colère se changea enindifférence gouailleuse. En ricanant, il appelait son fils« l’marquis » et quand la Duguette recevait une lettre delui, c’était un thème à plaisanteries qui ne tarissaient pas.

Après dix ans d’absence, Isidore, ballottéd’une place dans l’autre, paraissait s’être définitivement établichez un banquier où les gages étaient très forts, et les bonnesmains très grasses. Il était tout à fait formé, portait la livréeavec une aisance supérieure, montrait, à la ville, des élégances dedandy, se tenait soigneusement au courant de toutes les anecdotesparisiennes, fréquentait ce qu’il y a de mieux dans le grand mondedes domestiques. Jugeant le nom d’Isidore trop commun pour le valetde chambre d’un banquier, il avait prié son maître de lui attribuercelui, beaucoup plus distingué, de Justin. À l’office, ondisait : « Monsieur Justin ».

M. Justin éprouva le besoin de venir passerquelques jours au pays, afin d’y étaler le luxe de ses jaquettes,de ses chaînes de montre, et de ses souliers vernis. Il voulaitjouir de l’étonnement de ses pauvres compatriotes, de la curiositéet du respect que ne manquerait pas de susciter, parmi tous cespaysans ahuris, la correction de sa tenue. Il fit une malle de cequ’il possédait de plus précieux en cravates, gilets, pantalons, etpartit pour Freulemont. Le père Dugué, ses outils sur l’épaule,revenait de la besogne journalière, quand la voiture qui amenaitmonsieur Justin de la gare, s’arrêta devant la maison. M. Justin endescendit prestement et s’avança vers son père, en souriant. MaisDugué, d’un geste, empêcha l’effusion du retour. Il examina sonfils des pieds à la tête, avec un air de souverain mépris, puis ildit froidement :

– J’avons point b’soin d’domestique, mongars. J’vidons ben nout’ pot tout seul.

Il lui tourna les talons et lui ferma la porteau nez.

– Si ça ne fait pas pitié ! disaitplus tard, le père Dugué… F’gurez-vous qu’il avait des soulierspointus, l’marquis, pointus quasiment comme la queue de nout’cochon, et un chapiau qui r’luisait pus que l’saint-Sacrement.

 

Quant à sa fille, ça avait été une autrehistoire ! Et c’était à se demander vraiment ce que le diableavait pu bien mettre dans le corps de ces deux méchants enfants. LaFanchette passait, sans contredit, pour la plus belle fille de lacontrée. Un visage avenant, rouge comme une pomme et toujours gai,des membres solides, des yeux hardis, et avec cela, active autravail, dure au plaisir, elle n’avait point sa pareille pourémoustiller les gars. Les galants ne lui manquaient point, et,parmi eux, des lurons qui possèdaient « du beau bien » ausoleil. Aucune de Freulemont, de la Boulaie-Blanche, des Pâtis, duBois-Clair, des Quatre-Fétus, de Boissy-Maugis, ne pouvait sevanter de voir à ses trousses une telle procession d’yeux ronds, debouches béantes, de bras en extase. Il y avait surtout le garçon àmaît’ Pitaut qui ne quittait pas Fanchette d’une semelle… et legarçon à maît’ Pitaut voilà qui eût été une fameuse affaire !Dugué ne se dissimulait pas toutes les difficultés qui s’opposaientà ce mariage, mais il comptait sur l’adresse de sa fille pour lessurmonter. Il espérait secrètement qu’elle saurait, au besoin, sefaire faire un enfant par ce nigaud de garçon à maît’ Pitaut, etFanchette « une fois emplie », le tour était bon, ilfaudrait, de gré ou de force, en passer par mossieu le maire et parmossieu le curé. Combinaison honnête après tout, puisqu’on devaitse marier et vivre ensuite entre braves cultivateurs. Certes, iln’eut point admis que Fanchette fît « la bêtise » pour« la bêtise ». Seulement, puisqu’il s’agissait d’êtresérieux et d’aller à l’église, personne ne pouvait « trouver àr’dire à ça ». Un dimanche, la Fanchette déclara qu’ellevoulait « s’accorder » avec François Béhu. Dugué auraitreçu toute une charretée de foin sur la tête, qu’il n’eût pas étéplus dûment assommé.

– Ah ! la sacrée femelle !s’écria-t-il à cette révélation inattendue… Ainsi, c’est tout commel’marquis… T’as hont’ d’être dans la tè… y t’faut des gars d’laville… François Béhu !… Non ! mais r’gardez mé ça…François Béhu !… un homme qui est seu’ment pas du pays… unpropre à ren qui n’sait seu’ment point r’connaître la vesce d’avél’chianve… Un feignant qui travaille dans une fabrique… qu’a desmoustaches !… T’ l’épouseras point, t’entends bien, t’l’épouseras point.

– J’vous dis, moi, répondit Fanchette,j’vous dis que j’ l’épouserai… y m’plaît, na !… C’est monidée… j’ l’épouserai… et pis j’l’épouserai… Et pis, n’avez qu’faire d’gueuler comme ça… pasque, j’ m’fous d’vous.

– Ah ! tu t’fous d’mè, mâtine !Ah ! tu t’fous d’mè… Eh ben ! attends.

Dugué avait les deux bras levés pour frapper.Fanchette, les poings sur les hanches, provocante, les yeuxcolères, regarda son père bien en face.

– V’ pouvez m’battre, espèce de grandbrutal, dit-elle… v’ n’empêcherez ren… Et pis que vous v’lez toutsavoir… j’suis enceinte, na !… enceinte de li… oui, oui,enceinte d’François Béhu.

Et, s’avançant, le col tendu, elle luicrachait ce nom, tout près, dans la figure.

Étourdi comme par un coup de massue, cinglépar ce nom comme par un fouet à cent lanières, Dugué recula enchancelant, et laissa retomber ses bras au long du corps, dans ungrand geste d’accablement. Il ne comprenait plus. Ses idées sur lajustice, la morale, la religion, étaient bouleversées, au pointqu’il n’y démêlait plus rien. Pourtant, dans son trouble, uneespérance lui restait. Fanchette s’était peut-être trompée. Ilbalbutia.

– T’es sûre que c’est d’li ?rappelle-tè… T’es ben sûre que c’ n’est pas du garçon à maît’Pitaut ?…

La Fanchette haussa les épaules.

– Vous me prenez donc pour eunesale ?… Voudriez peut-être que j’couche avé tout lemonde ?

Non certainement, il ne le voulait pas. Maisle garçon à maît’ Pitaut n’était pas tout le monde, sapristi !Puisqu’elle avait « tant fait de coucher avec quelqu’un »pourquoi n’avoir pas choisi celui-là, un brave et honnête homme,qui possédait de la religion et une ferme superbe ? jamais,non, jamais on ne lui ferait admettre pareille chose. Ainsi,c’était donc fini ! Des beaux rêves qu’il avait formés pourl’établissement de ses enfants, aucun ne devait se réaliser. Tousles deux, le garçon et la fille déshonoraient son nom, l’un« en récurant les pots de chambre des nobles », l’autreen s’amourachant d’un méchant gars, venu on ne sait d’où, passantson temps, dans les fabriques, à faire on ne sait quoi. Un jolimonsieur qu’il aurait pour gendre ! Ivrogne, débauché,prodigue, républicain, cela va sans dire, comme sont les ouvriersdes usines. Ah ! cela lui promettait de l’agrément !D’ailleurs, n’avait-il pas des moustaches, ce François Béhu ?Et, les moustaches, tout était là ! De même que les paysans desa race, adorateurs des habitudes anciennes, gardiens sévères destraditions, Dugué haïssait les gens, cultivateurs et ouvriers, quiportaient moustache. La moustache, pour lui, représentait larévolte, la paresse, le partage social, toutes les aspirationssacrilèges qui soufflent des grandes villes sur les campagnes, toutun ordre de choses effroyables et nouvelles, auxquelles il nepouvait penser sans que ses cheveux se dressassent d’horreur sur satête. Le vice, le crime, les révolutions, ce qui l’inquiétait,quand il avait le temps de songer, lui apparaissaient sous la formesymbolique de moustaches hérissées terriblement. Et c’était juste,car, depuis qu’il existait, ce qu’il avait vu, à Freulemont etailleurs, d’insoumis à la terre, de mauvais sujets, de braconniersdangereux, de voleurs, et d’hommes vivant en concubinage, tousavaient des moustaches, comme François Béhu. Enfin, de même qu’ilavait cédé aux fantaisies d’Isidore, il ne s’opposa pas à ce queFanchette épousât « l’moustachu », disant, pour seconsoler, que les coups qu’elle recevrait, ce ne serait pas lui,bien sûr, qui les sentirait. La noce fut célébrée assez gaiement.Il y eut les violons, et la Duguette confectionna un repassucculent où chacun se grisa de « cidre bouché » et depoiré.

** *

Maintenant, le bonhomme était vieux. Sescheveux avaient blanchi sur sa figure rouge et ravinée par lesrides : son grand corps maigre, jadis si robuste, se cassaiten deux et s’inclinait, de plus en plus, vers la terre ; laforce abandonnait ses membres qui tremblaient sous le moindrefardeau s’épuisaient à la moindre fatigue. Il dut se résigner àquitter le travail.

Le soir qu’il revint, pour la dernière fois,avant de remiser, au fond du cellier, ses outils désormaisinutiles, le père Dugué alla dans le jardin, d’où l’on apercevait,par-dessus la haie d’épines taillées, les champs qui s’étendaientau loin. Sous le ciel crépusculaire, les champs s’endormaient,toujours forts, toujours beaux. La sève battait en eux, comme batle sang aux veines des jeunes gens. Et longtemps il contempla cetteterre, la « tè » bien aimée, la « tè »triomphante, la « tè » que la neige des hivers nerefroidit jamais, que ne dévore jamais l’incendie des étés, quirenaît toujours plus splendide de ses éternels enfantements, surlaquelle les hommes, les idées et les siècles passent sans ylaisser la trace de leurs querelles, de leurs avortements, de leursruines, la « tè » où bientôt il reposerait ses bras,devenus trop faibles pour l’étreindre, où il coucherait ses reinsdevenus trop vieux pour la féconder. Les blés remuaient doucement,froissant leurs chaumes, les avoines pâlissaient, ondulaient,pareilles à la brume légère qui monte des prairies, les trèflesqu’un reste de lumière frisante accrochait, saignaient par places,et dans la rougeur du couchant, les pommiers tordaient leurschevelures fantastiques ou montraient leurs profils grimaçants desorcières. Une femme passa qui chassait sa vache à coups degaule ; il entendit le piétinement d’un troupeau de moutonsqui rentrait à la bergerie, puis une voix lente qui s’éloignait,chantonnant :

Fauche à la pluie, camarade,

Fane au soleil, l’foin est bon.

Et pour la première fois de sa vie, le pèreDugué pleura.

 

Sa femme et lui avaient, sou par sou, amasséquatre cents francs de rente, sans compter les profits de laDuguette, qui continuait d’aller en journée et qui, plus quejamais, était demandée pour les repas de noce. Avec cela on pouvaitvivre, à l’abri du froid et de la faim, tranquille, heureux, sansrien mendier à personne. Pourtant, le père Dugué était loin d’êtreheureux. D’abord, il ne sut que faire de ses journées qui luisemblaient bien longues et bien vides. Tout « chose »,tout vague, il errait du verger au jardin, sarclait de ci, bêchaitde là, mais ce menu travail, qu’il réservait autrefois à sesdistractions dominicales, ne suffisait pas à l’occuper pendanttoute la semaine. Non, « l’état d’rentier n’était pas sonaffaire », et jamais il ne pourrait s’y habituer. S’ingéniantà se créer des besognes qui trompassent son ennui, il fabriqua uneéchelle, remplaça les vieilles lisses du verger par des neuves,bâtit un hangar avec des débris de bois qu’il avait, et, quand cefut fini, il se trouva tout penaud devant ce terribleproblème : « Que faire ? » Il songea alors àélever des poules et des lapins : les poules, ça l’amuserait,il irait couper de l’herbe, tous les jours, pour les lapins, et letemps passerait. Comme c’était un brave homme, un travailleurméritant et qu’il jouissait dans le pays d’une grande réputationd’honnêteté, il eut la chance d’intéresser à son sort les maîtresdu château qui l’employèrent parfois à diverses fonctions peufatigantes, comme d’entretenir les allées, ramasser les feuillesmortes et servir de modèle à la « demoiselle » quifaisait de l’aquarelle.

Cependant, bien que, peu à peu, le père Duguéeût repris des habitudes régulières, il s’ennuyait. Il avait lanostalgie des champs. Souvent, quand le temps était beau, il s’enallait, à travers la campagne, revoir les camarades qui fauchaientou qui engerbaient, mais il rentrait de ses promenades, mécontent,avec un dégoût plus violent de son existence oisive, avec despensées pénibles qui l’enfonçaient davantage dans les mélancolieset les regrets poignants du passé. Son caractère aussis’aigrissait. Tout lui était sujet à disputes, àrécriminations ; il devenait exigeant, tracassier, irritable,mauvaise langue. Lui qui, jadis, supportait si facilementles continuelles absences de sa femme, il lui en voulait maintenantde toujours courir dehors, l’accusait de l’abandonner, de« s’entendre avé l’z’éfants » pour le laisser mourir. Sice n’était pas malheureux, à son âge, après avoir tant travaillé,de rester seul, du matin au soir, comme un pauvre chien galeux,d’être obligé de faire sa soupe, de ne jamais manger un bonmorceau, pendant que sa femme s’amusait dans les noces ou chez lespratiques, était grassement nourrie, ne manquait de rien ! Etlorsqu’à midi, le bonhomme se retrouvait tristement devantl’éternelle terrine de grès, pleine de soupe, quelquefois de soupefroide de la veille, la pensée que la Duguette, les yeux luisants,les joues allumées, se gavait gaiement de tripes et de fricassées,le mettait en rage et il se disait : « A s’foutd’ça ! Mais ça n’peut point durer, non ça n’peut pointdurer ! » Il rêvait alors de s’en aller très loin, de« tout planter là », de recommencer, seul, une existencenouvelle de labeurs, entrevoyait la possibilité de« divorcer ». Ah ! pourquoi s’était-il marié ?À quoi cela lui avait-il servi de prendre une femme, sinon àl’abreuver d’ennuis et de peines ? Les jours où la mère Duguéconsentait à rester à la maison, il partait, dès l’aube, avec unecroûte de pain en sa besace, et jusqu’à la nuit, dans la sapaie, ilrôdait, sous prétexte de ramasser du bois mort.

Les années et les années passaient sur lestrois événements importants de sa vie, la mort du beau-père, ledépart de son fils, le mariage de sa fille, sans en effacer lessouvenirs chagrinants et il continuait d’en parler avec uneamertume qui, chaque jour, grandissait. « L’marquis », deplus en plus brillant, n’avait fait que deux courtes apparitions àFreulemont. Quant à « Ma’me Béhu », elle venait, tous lesdimanches, chez son père, avec « l’moustachu ». Mais àpeine si le bonhomme semblait s’apercevoir de leur présence.D’ailleurs, la plupart du temps, il profitait de ces visites, quil’importunaient, pour courir les champs, ou se livrer à quelqueoccupation mystérieuse, au loin. Outre qu’il gardait rancune àFanchette d’avoir trompé ses espérances, en épousant François Béhu,il ne pouvait souffrir les nouvelles allures de belle dame qu’elleavait prises à la ville. Il haussait les épaules de la voir« attifée comme une caricature », sans bonnet, lescheveux au vent, un chignon relevé sur le haut de la tête, et desmèches qui s’ébouriffaient sur le front, pareilles aux poils deschiens de berger. Et c’étaient des manières de parler, grasseyanteset précieuses, des balancements étudiés du derrière, des singeriesde bourgeoise qui lui faisaient pitié. Parfois, en l’honneur de safille, la Duguette préparait un bon souper, elle tuait un poulet oubien faisait un civet avec un lapin. Le vieux alors s’emportait. Ildéfendait qu’on touchât à sa volaille et à ses lapins, parce quec’était à lui, rien qu’à lui, qu’il avait le mal de les soigner,qu’il voulait avoir le plaisir de les manger, tout seul, ou de lesvendre au marché, si c’était son idée. Ah ! ce n’était paspour lui, bien sûr, qu’on ferait tant d’embarras ! Sa femmeavait-elle songé, une fois dans sa vie, à lui fabriquer quelquechose de bon ? Ah bien oui ! Ce qu’il y avait de bon,c’était pour elle, et pour les autres, jamais pour lui ! Il enavait assez d’être grugé par un « tas d’mangeux, d’feignants,d’vauriens ». La Fanchette et l’moustachu mangeraient de lasoupe, comme lui, et si cela les dégoûtait, ils pourraient bienrester chez eux, à se régaler, il ne les en empêchait pas, aucontraire : ça serait un fameux débarras. Et le père Dugués’asseyait, bougonnant, à un coin de la table, devant sa soupequ’il avalait avec ostentation, et qui, misérable et froide,protestait héroïquement contre la succulence du civet que lesautres dévoraient en claquant de la langue. Il se couchait ensuite,menaçant de « tout flanquer dehors », table et gens, sion ne se taisait pas, et si on ne le laissait pas dormirtranquille. C’était bien le moins qu’il fût le maître dans samaison.

On commençait, dans le pays, à jaser beaucoupsur le compte de Fanchette. Il paraît que ce n’était pasgrand’chose de propre, et, en ville maintenant, elle avait uneréputation détestable. Un jour, dans le bois Giroux, un autre jour,dans un champ de blé, la femme à Gendrin l’avait surprise avec deshommes, en train de faire autre chose que de la dentelle. Même chezelle, les galants venaient en procession, l’un après l’autre, desjeunes gens, des hommes mariés, jusqu’à des messieurs. Il y avaiteu des scandales, plusieurs fois l’on s’était battu : unevéritable honte, enfin ! D’ailleurs, Fanchette ne se cachaitplus, et si elle continuait de la sorte, bientôt, on la verrait,pire qu’une chienne, étaler ses saletés en pleine rue. Le pèreDugué apprit tous ces détails avec une joie profonde. Pourtant ilvoulut douter et prétendit d’abord que c’était des histoires de« mauvaises langues », des vengeances de femmes, jalousesde Fanchette, mais quand on lui eut donné des preuves irrécusablesde l’abominable conduite de sa fille, son contentement ne connutplus de bornes. Ce n’était point que Fanchette s’amusât qui lerendait si bien aise. Oh ! non ! car, avant tout, iltenait pour la morale, et il avait, sur l’honnêteté des femmes etsur la religion, des opinions très arrêtées, mais, puisque le malexistait, il pouvait bien se réjouir de ce qu’il tombât, aussi àpropos, sur la tête de François Béhu ! Il disait :« C’est ben fait pour li… Quen ! pourquoi qu’il l’aépousée ! » Et à la pensée que « l’moustachu »se trouvait malheureux et ridicule, qu’il pleurait peut-être, qu’iln’osait plus se montrer dans les rues, les petits yeux du vieuxpaysan se bridaient, sous un rire cruel, atroce, sinistre.

À partir de ce moment, ses alluress’adoucirent un peu vis-à-vis de sa fille qui le vengeait deFrançois Béhu. Il daignait plaisanter avec elle, et il se surpritmême, dans un élan de reconnaissance, à l’embrasser sur les deuxjoues, ce qui ne lui était pas arrivé depuis dix ans. Lorsque, ledimanche, ils se trouvaient tous réunis, quoiqu’il fût restéintraitable sur la question de la volaille et des lapins, ilcausait, s’animait, racontait des histoires de « cocus »cyniques, obscènes, et son regard méchant allait sans cesse deFanchette toujours rieuse, à Béhu triste et soucieux. La tristessede son gendre qu’il n’avait remarquée que depuis qu’il connaissaitses malheurs conjugaux, lui était une douceur qui le payait detoutes ses déceptions passées. Il était impitoyable en sesplaisanteries. Celle qu’il jugeait la meilleure, consistait à tâterle front du « moustachu », et à lui dire :« Quoi donc qu’t’as là, mon gars ? On dirait qu’yt’pousse queuque chose. » Et l’infortuné Béhu, pris, chaquefois, à la farce du beau-père, portait machinalement les mains àson front, rougissait, roulait des yeux doux et résignés comme ceuxdes bœufs, tandis que le bonhomme, se tordant de rire,répétait : « Quoi donc qui y pousse ? quoi donc quiy pousse ? » Cette gaîté intermittente ne modifia en rienson caractère qui s’affirmait de plus en plus tracassier etdespotique.

Un matin, le père Dugué se réveilla avec latête lourde et de fortes douleurs au ventre. Il se leva néanmoins,et, tout en geignant un peu, vaqua à ses occupations coutumières.Mais ses pauvres bras, mous comme des chiffes, refusaient de luiobéir, ses jambes tremblaient pareilles à des roseaux battus duvent, et puis, un grand froid l’envahissait. Bien qu’il se sentîttrès souffrant, il ne voulut rien changer à son régime, qui secomposait d’une poire le matin, de la soupe à midi et de la soupeencore à six heures. En vain sa femme essaya de le soigner, de luifaire prendre une nourriture meilleure, il ne voulut entendreparler de rien. Au mot de « médecin », il entra dans unecolère terrible. Cependant le mal empirait, les douleurs de ventredevenaient plus violentes, intolérables, sa respiration oppresséefaisait un bruit de vieux soufflet percé, sa tête lui était sipesante sur les épaules qu’il ne pouvait plus la porter droite, etqu’il lui semblait que ce poids entraînait tout son corps dans unvertige. Il s’alita.

** *

Dans le lit, très haut, drapé d’indiennesombre, le père Dugué, couché sur le dos, la bouche grand’ouverte,ne remuait pas. À peine si la pâleur de la mort prochaine teignaitson visage bruni d’une lividité douteuse. Les deux bras, hors descouvertures, s’allongeaient, inertes, sur les draps de lin gris, etses mains énormes, aux doigts noueux, presque noirs, ressemblaientaux racines d’un arbre arraché du sol par la tempête. Rien nevivait en lui que ses yeux, ses petits yeux qui laissaient filtrer,entre les paupières serrées, la flamme mourante d’un regard dur etcolère, comme filtre entre les lames d’une persienne un reste dejour qui agonise. Quoiqu’il ne bougeât plus et qu’il ne répondîtpoint aux questions qu’on lui adressait, le moribond se rendaitcompte, très nettement, de ce qui se passait autour de lui. Ilavait vu le curé s’approcher de lui, tout à l’heure, il l’avaitentendu chuchoter des prières, parler de Dieu, et l’exhorter à bienmourir ; il voyait, par la porte ouverte, le dernier soirtomber sur la campagne en grandes averses d’or et de pourpre, lesoiseaux se poursuivre sur les branches du hêtre, et saluer, deleurs roulades sonores, le de profundis du soleil qu’il necontemplerait plus ; il voyait les voisines s’arrêter sur leseuil, tendre le cou, marmotter quelques paroles d’une voix basse,et s’en aller, traînant leurs sabots dans le chemin, mais tout celane l’intéressait pas. Isidore, en veston quadrillé, le chapeau surla tête, épluchait les champignons qu’il avait cueillis dans lebois, Fanchette, les cheveux plus ébouriffés que jamais, tricotait,indolente, une capeline de laine noire, et la Duguette, trèsaffairée, les manches de sa robe relevées jusqu’au coude, troussaitmagistralement un poulet, pour le repas du soir. Il ne perdaitaucun des gestes de sa femme et son regard – le regard suprême queles mourants s’efforcent d’arracher à la terre pour le plonger auvide des éternités mystérieuses qui s’ouvrent devant eux – sonregard allait de sa femme au poulet. Et voilà ce qui l’absorbaittout entier à cette heure auguste et terrible ! Lepoulet ! Le poulet qui synthétisait les rancunes de sa vieavare et sans bonté, les amertumes de sa vieillesse égoïste etdélaissée ! Aucun souvenir heureux du passé ; aucuneterreur de l’avenir dans lequel il entrait. Ni une émotion, ni unelarme, ni un repentir, ni ce besoin qu’ont les plus farouches desentir dans leur main qui se glace, la douce chaleur d’une mainaimée, et le souffle consolateur d’une lèvre chérie sur leurslèvres qui se referment à jamais. Il n’eut même pas une pensée pourla terre, « la tè » qu’il avait quittée et qu’il allaitretrouver, « la tè » qui avait été la seule affection desa vie et qui pouvait être le pardon de sa mort. Ne lui avait-ilpas dit adieu, un soir, dans le jardin ? Et cet adieu leséparait pour toujours de ce que son âme avait contenu de bon, degrand, d’humain… On dit que les anges viennent, les ailes éployées,au chevet des moribonds recueillir leur dernière prière pourl’emporter aux cieux. Son ange à lui c’était le poulet, le pouletvorace et barbare qui lui crevait les yeux, lui mangeait le cœur,lui rongeait le foie !… Il essaya de rassembler ce qui luirestait de forces, afin de pousser un cri de colère, mais le criavorta dans une plainte si faible qu’à peine on l’entendit.

– Donne donc eune cuillerée de potion àton pè, dit la mère Dugué à Fanchette, attendiment que j’vas mett’l’poulet à la broche.

Fanchette tenta vainement d’introduire lacuiller entre les dents serrées du père Dugué, et le liquide serépandit, coula de chaque côté de la bouche, jusque dans le cou etsur la poitrine. Elle l’essuya doucement avec le coin du drap, etensuite elle regarda son père. L’œil du vieillard qui se fixait surelle était, en ce moment, si hideux et si effrayant qu’elles’enfuit aussitôt, secouée d’un frisson.

La nuit arrivait. Par la porte toujoursouverte, on n’apercevait plus, au-dessus des masses sombres desarbres, qu’un pan de ciel limpide où déjà s’allumaient les étoiles.En rentrant chez eux, les gens s’arrêtaient devant la maison,demandaient des nouvelles, et dans le chemin passaient des profilsvagues d’hommes et de bêtes. La chambre n’était éclairée que par laflamme de la cheminée qui faisait danser aux murs et au plafond degrandes ombres fantastiques, projetait sur le lit une clarté rougeet mouvante. À plusieurs reprises, un chien jaune vint, en rampant,flairer le poulet et la Duguette fut obligée de le chasser à coupsde torchon.

L’agonie commença. D’abord, ce fut un petitrâle, un ronflement doux et profond comme un ronron de chat, puis,pareil à un soufflet de forges, le bruit s’enfla, coupé desifflements et de hoquets. Le père Dugué, allongé dans la mêmeposition, demeurait immobile ; seules ses grosses mainsremuaient, se tordaient, grattaient la toile, avec des mouvementscrispés. Une sueur glacée ruisselait sur son visage qui secontractait et prenait des tons terreux de cadavre. Isidore etFanchette se tenaient près du lit, et la mère Dugué allait sanscesse du chevet du mourant au poulet qu’elle arrosait du beurregrésillant de la lèchefrite. Bientôt les râles s’affaiblirent,cessèrent, les mains reprirent leur immobilité. C’était fini. Lepère Dugué n’avait pas bougé, et son œil qui ne voyait plus et quiconservait dans la mort son regard méchant et cruel, était fixé,démesurément agrandi, sur le poulet qui tournait au chant de labroche et se dorait au feu clair.

– Il est mô ! dit la mère Dugué,après avoir posé la main sur la poitrine de son mari… Fanchette,passe-mé l’miroir, que j’y mette tout d’même sous l’nez.

La glace ne se ternit pas.

– Il est ben mô, répéta la mèreDugué.

Isidore et Fanchette se penchèrent un peu surle cadavre de leur père et soulevèrent, l’un après l’autre, sesbras qui retombèrent lourdement.

– Oui, dirent-ils, il est bien mort.

Tous les trois, très embarrassés, ilsrestèrent, pendant quelques minutes, silencieux.

– J’y créiais pas qu’y passerait si vite,reprit la mère Dugué, hochant la tête. Enfin, y n’était pointc’mode, ben sûr, l’pè Dugué, mais ça fait tout d’même duchagrin.

Et montrant le cadavre, elle ajouta d’un tonpresque respectueux :

– J’souperons dans la pièce à couté.

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