Lettres de ma chaumière

L’ENFANT

 

À M. Félicien Rops’.

 

……  …  …  …  … .

Et Motteau déposa ainsi :

« Voilà, monsieur le président… Vous avezentendu tous ces gens, mes bons voisins et mes chers amis… Ils nem’ont pas épargné ; c’est juste… Ah ! ils n’en menaientpas large, tant que j’étais à la Boulaie-Blanche, et qu’il n’yavait pas de gendarmes entre eux et les canons de mon fusil… Ils nem’aimaient pas, bien sûr, mais ils se seraient gardés de laisserrien paraître de leur haine, parce qu’ils savaient qu’on ne badinepas avec Motteau… Aujourd’hui, c’est une autre histoire… Tenez, çame fait hausser les épaules et je ris malgré moi… Maheu, le borgneMaheu qui est venu vous dire que j’étais un assassin et un voleur,eh bien ! Maheu, c’est lui, qui, l’an dernier, dans la venteGravoir, tua le garde de Blandé… Ne dis pas le contraire, canaille,j’étais avec toi… Léger, le bossu Léger, qui, tout à l’heure, vousa débité un tas d’hypocrisies, Léger a volé l’église de Pontillon,il y a six mois… Oh ! il n’aura pas l’effronterie de nier…Nous avons fait le coup ensemble… Pas vrai, Léger ?… Vous nesavez pas, monsieur le président, qui est-ce qui a tordu le cou àmaît’ Jacquinot, quand il s’en revenait, le soir, de la foire duFeuillet ?… Vous avez emprisonné un tas d’innocents pour ça,fait des enquêtes et des enquêtes… C’est Sorel, Sorel qui, àl’instant, vous demandait ma tête… Eh bien ! quoi ? tu neprotestes pas, camarade ? C’est que, voyez-vous, pasmoyen ; pendant qu’il étranglait le vieux, moi, je fouillaisdans les poches, hé, hé !… Ça vous étonne ?… Maisregardez-les donc !… Ah ! on n’est plus fier, mes gars,on n’est plus arrogant, on tremble, on pâlit, et on se dit qu’endénonçant Motteau, dont on voulait se débarrasser, c’est soi-mêmequ’on a dénoncé, et que la même guillotine nous coupera le cou, àtous…

« Monsieur le président, ce que je vousdis, c’est la vérité… et vous pouvez me croire… nous sommes touscomme ça à la Boulaie-Blanche. Dame ! ça se comprend !… àdeux lieues, tout autour du hameau, point de terre ; rien quela bruyère et des ajoncs d’un côté ; rien que du sable et dela pierre de l’autre… Des petits bouleaux grêles, de place enplace, ou bien des pins qui se rabougrissent et ne poussent pas…Les choux eux-mêmes ne viennent point dans nos jardins… C’est unpays maudit… Comment voulez-vous qu’on vive là-dedans ?… Lebureau de bienfaisance, n’est-ce pas ?… Une jolie blague,allez ; ça ne donne rien, ou ça ne donne qu’aux riches… Alors,comme on est pas trop loin du bois, on commence par braconner… Desfois, ça rapporte, mais il y a bien aussi de la morte-saison… sanscompter les gardes qui vous traquent, les procès, la prison… MonDieu ! la prison, ça va encore !… On est nourri, et puison y fait des collets en attendant de sortir… Je vous le demande,monsieur le président, qu’est-ce vous feriez à notre place ?…Travailler au loin ?… aller s’engager dans les fermes ?…Mais si on dit que nous sommes de la Boulaie-Blanche, c’est commesi on arrivait de l’enfer… on nous chasse à coups de fourche…Alors, il faut bien voler !… Et quand on se décide à voler, ilfaut aussi se décider à tuer… L’un ne va pas sans l’autre… Si jevous raconte tout cela, c’est qu’il faut que vous sachiez ce quec’est que la Boulaie-Blanche, et que la faute en est plus encoreaux autorités, qui ne se sont jamais occupées de nous, et qui nousisolent de la vie, comme des chiens enragés et des pestiférés.

« Maintenant, j’arrive à l’affaire.

« Je me suis marié, il y a juste un an,et ma femme devint grosse, dès le premier mois. Je réfléchis. Unenfant à nourrir, quand déjà on ne peut pas se nourrir soi-même,c’est bête. – « Il faut faire disparaître ça ! »dis-je à ma femme. Justement, il y a près de chez nous une vieillerôdeuse qui s’entend à ces manigances… Moyennant un lièvre et deuxlapins que je lui donne, elle apporte à ma femme, des plantes etpuis des poudres, avec lesquelles elle combine je ne sais quelbreuvage… Ça ne fait rien, rien… On essaye plus de vingt fois…rien. La vieille rôdeuse nous dit : « Ne vous inquiétezpas, il est bien mort, j’vous dis qu’il viendra mort. » Commeelle avait, dans le pays, la réputation d’une sorcière biensavante, je ne me tourmente plus, et je me dis : « C’estbon, il viendra mort. » mais elle avait menti, la vieillevoleuse, vous allez voir.

« Une nuit, par une belle lune, j’avaistué un chevreuil… Je m’en revenais, mon chevreuil sur le dos, biencontent, car on ne tue pas des chevreuils toutes les nuits… Ilétait à peu près trois heures, quand j’arrivai chez nous… Il yavait de la lumière à la fenêtre… Cela m’étonne ; je frappe àla porte, qui est toujours barricadée en dedans, quand je ne suispas là… On n’ouvre pas… Je frappe de nouveau et plus fort… Alorsj’entends comme une petite plainte, puis un juron, puis un pastraînant qui glisse sur les carreaux… Et qu’est-ce quej’aperçois ?… Ma femme à moitié nue, pâle comme une morte, ettout éclaboussée de sang !… D’abord, je pense qu’on a voulul’assassiner… Mais elle me dit : « Pas tant de bruit,imbécile, tu ne vois donc pas que j’accouche ? » Tonnerrede Dieu !… Ça devait arriver un jour ou l’autre… Pourtant,dans le moment, j’étais à cent lieues de ça !… J’entre, jejette le chevreuil dans un coin, j’accroche le fusil au clou :« Il est venu mort au moins ? », demandai-je à mafemme. « Ah ! oui, mort !… Tiens ! » Et jevis sur le lit, au milieu de nippes sanglantes, quelque chose de nuqui se tortillait… Je regarde ma femme ; ma femme me regarde,et pendant cinq minutes, nous sommes restés silencieux… Cependant,il fallait prendre un parti.

– « As-tu crié ? dis-je à mafemme.

– « Non !

– « As-tu entendu quelqu’un rôderautour de la maison ?

– « Non !

– « Pourquoi avais-tu de lalumière ?

– « Il n’y avait pas deux minutesque la chandelle était allumée, quand tu as frappé.

– « C’est bon.

« Alors, je saisis l’enfant par lespieds, et, rapidement, comme on fait pour les lapins, je lui assènesur la tête un vigoureux coup de la main… Après quoi, je le fourredans mon carnier, et je reprends mon fusil… Vous me croirez si vousvoulez, monsieur le président, mais je vous donne ma parole quej’ai toujours ignoré si c’était une fille ou un garçon…

« J’allai vers la Fontaine au GrandPierre… Tout autour, jusqu’à l’horizon, ce n’est que de la bruyèremaigre, qui pousse entre des tas de cailloux. Pas un arbre, pas unemaison proche, pas un chemin qui aboutisse là !… En faitd’êtres vivants, on ne voit parfois que des moutons qui paissent,les bergers, de temps à autre, quand il n’y a plus d’herbe, là-bas,dans les champs… Auprès de la fontaine, se trouve une carrière demarne, profonde et abandonnée depuis des siècles… Les broussaillesdissimulent aux yeux, la gueule béante des puits… C’est là que jeviens cacher mon fusil, lorsque je suis averti de la visite desgendarmes… Qui oserait s’aventurer en cet endroit désert, et quebien des gens croient hanté des revenants ?… Donc rien àcraindre… Je jetai l’enfant dans la carrière, et j’entendis lebruit de sa chute, au fond… ploc !… Le petit jour pointaittrès pâle, derrière le coteau…

« En rentrant, dans le chemin de laBoulaie-Blanche, derrière la haie, j’aperçus une forme grise,quelque chose comme un dos d’homme ou de loup, – on ne distinguepas toujours très bien, dans le demi-jour, malgré l’habitude –, quise glissait doucement, se baissait, rampait, s’arrêtait…« Hé ! criai-je, d’une voix forte, si t’es un homme,montre-toi, ou je tire. –Tiens, c’est toi, Motteau, dit la forme,en se redressant tout à coup. –Oui, c’est moi, Maheu, etsouviens-toi bien qu’il y a toujours un coup de chevrotines dansmon fusil, pour les trop curieux. –Oh ! il n’y a pas de mal.Je relevais mes collets. Mais, dis donc, il n’y a pas que leschevreuils qui bêlent quand on les tue… –Non ! il y a aussiles lâches comme toi, vilain borgne. » J’épaulai, mais, je nesais pourquoi, je ne tirai pas… j’ai eu tort. Le lendemain, Maheuallait chercher les gendarmes…

« Maintenant, monsieur le président,écoutez-moi bien… Il y a, au village de la Boulaie-Blanche, trentefeux, c’est-à-dire, trente femmes et trente hommes… Avez-vouscompté combien, dans ces trente feux, il y a d’enfantsvivants ?… Il y en a trois… Et les autres, et les étouffés, etles étranglés, et les enterrés, les morts enfin ?… lesavez-vous comptés ?… Allez retourner la terre, là-bas, àl’ombre maigre des bouleaux, au pied frêle des pins ; sondezles puits, remuez les cailloux, éparpillez au vent les sables descarrières ; et dans la terre, sous les bouleaux et les pins,au fond des puits, parmi les cailloux et le sable, vous verrez plusd’ossements de nouveau-nés qu’il n’y a d’ossements d’hommes et defemmes dans les cimetières des grandes villes… Allez dans toutesles maisons, et demandez aux hommes, les jeunes et les vieux,demandez-leur ce qu’ils ont fait des enfants que leurs femmesportèrent !… Interrogez Maheu, Léger, Sorel, et tous,tous !… Eh bien ! Maheu, tu vois qu’il n’y a pas que leschevreuils qui bêlent quand on les tue…

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