Lettres de ma chaumière

LES EAUX MUETTES

 

À MM. Amédée et Émile de Lécluze Trevoëdal.

 

Le voyage de M. Renan dans sa chère Bretagne aremué en moi tout un monde de souvenirs et d’impressions, et jerevois, pour ainsi dire, jour par jour, les huit mois que, l’annéedernière, je passai en un des coins les plus sauvages du Finistère,sur cette grève horrible et charmante de la baie d’Audierne, qui vades gouffres noirs de la Pointe du Raz aux rochers homicides dePenmac’h. La jolie petite ville d’Audierne est là, devant mes yeux,et tous les détails de sa vie pittoresque surgissent un à un etpassent devant moi, comme les goëlands qui tournoient au-dessus del’eau bleue de son port. Sur le quai, les maisons blanchess’alignent, coupées de jardins et de chantiers bien abrités desvents de surroie[1] par le coteau où poussent quelquespins maritimes et des chênes verts. Les chaloupes de pêche presséesles unes contre les autres font sécher leurs voiles couleur derouille qui claquent dans le vent, ou bien leurs filets étendusd’un mât à l’autre, ces longs filets qui quadrillent le ciel demailles roses. Une goëlette, à la svelte mâture, au bordage peinten vert, débarque du charbon, que des ouvriers empilent dans leurspetites charrettes, attelées de bœufs enchemisés de lin gris. Prèsde la Marine, deux douaniers causent avec des pêcheurs ;d’autres pêcheurs entrent dans les débits de boisson ; et surson banc, majestueusement assis, Batifoulier, l’hôtelier fameux àplus de cinquante lieues à la ronde, Batifoulier, qu’illustraBertall et que portraictura Guy de Maupassant, fume sa pipe, lesmains appuyées sur ses genoux, et surveille le père Provost quiradoube son canot sur la cale. Des escouades de petites ouvrièresen béguin aplati, en fichu clair, se rendent aux usines laissantderrière elles des odeurs rances de poisson. Des vieilles tricotentet font les cent pas en causant, tandis que des paysans du Cap, àla veste courte, aux braies flottantes, aux longs cheveux quipleurent sous le chapeau de feutre, amènent un chargement d’orgeque doit fréter un lougre de Paimpol. Là-bas, sous les arbres de laplace, des anciens se chauffent au soleil, et des femmesraccommodent des filets.

Et les mouettes passent, s’élèvent, plongent,rasent l’eau qu’elles battent de leurs ailes, emplissent l’air deleurs cris, ou bien se laissent mollement bercer par le flot quimonte. Des canots que des mousses conduisent à la godilletraversent le port et vont s’amarrer à l’estacade de Poulgoazec,qui, sur l’autre rive, échelonne gaîment ses maisons de pêcheurs,ses usines de sardines, et sa petite église en ruine dont leclocher menace de s’écrouler. Derrière le pont qui relie la routede Plozévet au village d’Audierne, du haut d’un coteau fermantl’horizon, l’hospitalier château de Loquéran mire sa belle façadedans la rivière de Pontcroix, large ainsi que le Danube, et quibientôt se perd au tournant des rochers, entre les riveshérissées de sapins noirs et de landes mélancoliques.

Voilà que les marins dévalent des venellestortueuses qui aboutissent au quai, et chacun se rend à son bateau.Pendant que le petit mousse pompe, on dévide les filets, qu’onempile au fond de la cale, en regardant, de temps en temps, le cieloù courent des nuages chassés par le vent de suroît. Puis lesvoiles sont hissées, on amène les amarres et les bateaux lentements’éloignent un par un, au bruit rhytmique[2] desavirons, qui luttent contre le courant de la marée montante. Labrise souffle plus fort, le ciel se strie de nuages plus sombres,l’eau dans le port clapote furieusement et les goëlands volent bas,en poussant de petits cris auxquels répond du seuil d’un cabaret lachanson d’un ivrogne. Hélas ! demain, on entendra peut-êtrerésonner lugubrement la corne du bateau de sauvetage. Quels sontceux parmi ces pauvres gens qui ne reviendront pas, et qu’onretrouvera à la pointe Saint-Evet, les membres raidis, le ventreballonné et la tête fracassée par la vague, contre lesrochers ?

** *

J’avais un chien qu’un de ses propriétairessurnomma Canard.Je l’achetai d’un paysan qui le tenaitd’un matelot qui le vola en Norwège… C’était un énorme etmagnifique barbet, au poil roux, à la démarche auguste, aux musclespuissants. Il portait une épaisse crinière d’or fauve, et ses yeuxjaunes, terribles et doux, étaient pareils à ceux des lions. Jamaisje ne vis un chien aussi populaire. Du plus loin qu’onl’apercevait, on se mettait aux portes et on disait :« Voilà Canard », comme on eût dit : « Voilàl’Empereur. » Et lui, passant au milieu de son peuple, calmeet bon, souriait aux enfants, donnait aux marins un amical bonjourde la patte, obligeait les chiens à le respecter, à le saluer, à lecraindre. En revanche, il se montrait galant envers les chiennesqui, depuis qu’elles le connaissaient, n’eussent pas souffert qu’unautre chien les vint flairer de trop près.

Canard avait compris – il comprenait touteschoses – que, lorsqu’on s’installe dans un pays, il est nécessaire,par des exemples qui restent, d’y établir tout d’abord sonautorité, afin d’imposer silence aux médisances, et tenir enrespect les lâchetés. Depuis longtemps, un chien, une sorte dedogue hargneux, laid, méchant, redouté des enfants et des bêtes,régnait sans partage dans Audierne. Celui-ci accueillit froidementCanard, et sa froideur ne tarda pas à se changer en une hostilitédéclarée. Canard le dédaignait, et quand cet ennemi montrant lescrocs, le poil hérissé, venait lui proposer le combat, il haussaitles épaules d’un air de pitié. Évidemment Canard avait décidé detuer le dogue par le ridicule qui est – il faut bien le croire –une arme aussi terrible aux pattes des chiens qu’aux mains deshommes. Un jour – un jour de marché – le dogue s’approcha de Canardd’un ton si menaçant que celui-ci, d’un seul coup de patte, culbutale dogue qui s’enlisa dans une mare de mortier et simalheureusement qu’on eut toutes les peines du monde à l’enretirer. Vous pensez si le tour fut trouvé plaisant ; peu s’enfallut que paysans et marins ne portassent Canard en triomphe. Lelendemain, le dogue si honteux la veille, avait repris courage. Ils’approcha de Canard, bien résolu à se cruellement venger, cettefois… Mais Canard ne l’entendait pas ainsi, il avait son idée. Ilfit d’abord semblant de fuir devant son piteux adversaire, qu’ilattira de cette façon sur le quai. Par d’habiles manœuvresstratégiques, il l’obligea à se placer sur la bordure du quai, trèsélevé, à cet endroit, au-dessus de l’eau, et, sans se déranger,froidement, ironiquement, d’un simple mouvement d’épaules, il lejeta dans le port… Ce furent des acclamations pour Canard, et desrisées pour le pauvre dogue, qui nageant fort mal, manqua de senoyer. Il s’enfuit, poursuivi par les sifflets et les pierres,mouillé, la tête basse, la queue entre les jambes, et ne revintplus.

Canard n’avait pas son pareil pour la pêche…Dans nos courses, le long du Goayen, souvent il s’arrêtait prèsd’une touffe d’aulnes ; son œil devenait plus luisant, toutson corps frémissait et il agitait frénétiquement le panachesuperbe de sa queue.

– Eh bien, Canard ?

D’un bond, il s’élançait dans la rivière,disparaissait. L’eau soulevée au-dessus de lui bouillonnait,marquant, par les remous, la direction de sa chasse sous-marine,et, après quelques minutes, il reparaissait, tenant fièrement danssa gueule, un rat d’eau ou une truite. Pauvre Canard, tesouviens-tu de tout cela ?

Te souviens-tu que tu avais exigé de me servirde valet de chambre ? Moi je n’avais pas voulu, tu le sais,ayant le respect des chiens, et puis je t’aimais comme unfrère ! mais, tu avais dit : « Je veux. » Commetu m’as soigné, bercé, consolé ! quel serviteur attentif,ingénieux, désintéressé et fier tu as été !

Te souviens-tu aussi de nos longues marchessur les grèves sauvages, de nos glissades sur les rochers quetapissent le goëmon et le pouce-pied, où la triste anémone fleuritau fond des flaques, d’où s’élèvent les bandes effarées desavrilleaux et des alouettes ? Te souviens-tu de nospromenades, par le vent, par la pluie glacée, par la tempêtesonore, à travers les landes désolées hantées des corbeaux et deschoucas, au bec jaune ? Revois-tu encore, à l’extrémité dumôle, les récifs du Corbeau et de la Gamelle, secouer comme descrinières gigantesques l’écume colère des brisants ! Et tonœil pensif, pauvre chien, suit-il toujours le vol des bernaches etles barques de pêche qui s’effacent là-bas, au lointain mystérieuxdu large ? Quelles belles choses la mer te disait-elle donc,pour la regarder et l’écouter ainsi ? Quelles nostalgies depoète t’apportait-elle, pour que je t’aie vu pleurer de vraieslarmes, des larmes de chien !

Et puis, un beau jour, tu es parti !…C’est qu’il le fallait, n’est-ce pas !… La veille du jour oùtu mas quitté, nous avions rencontré un vieil aveugle. On lui avaitvolé son chien… Avec quel désespoir, il nous racontait sonmalheur !… Il se guidait péniblement avec son bâton… Je luidonnai quelques sous, et toi, tu lui léchas la main… N’es-tu pointallé le retrouver et ne te verrai-je pas, un jour, près de lui,assis sur ton derrière, demandant la charité, une sébile auxdents ?…

** *

Maintenant le côtre file sur une mer calme quefrise pourtant un léger vent de sud-est et qui, là-bas, vers laterre, blanchit les rochers de ses vagues écumeuses. Au-dessus denous, le ciel est bleu, d’un bleu ardent et pâle, le soleil tombed’aplomb sur l’eau où dansent mille lumières aveuglantes. La côten’apparaît que comme un trait sinueux d’ombre violette, barré parla flèche à peine visible et grise d’un clocher de village, et plusloin, par un sapin isolé, si effacé et si flou, qu’on le prendraitpour de la fumée s’élevant d’un toit. Et les goëlands volent trèshaut, décrivant en l’air de larges courbes d’un dessin délicieux,et les cormorans, tout noirs, rasant les flots, se hâtent versquelque retraite inconnue. Dans le fond de la baie, des chaloupes,leurs voilures amenées, pêchent la sardine. On dirait de petitestaches d’encre tombées, on ne sait comment, sur cette immense pageblanche de l’Océan.

Et nous filons grand largue, de temps en tempsrafraîchis par les embruns qui viennent nous fouetter le visage,pluie bienfaisante. Penhoat, mon matelot, surveille l’écoute debrigantine, et, lentement, sans mot dire, faisant toutes lesminutes gicler un jet de salive brune de sa bouche gonflée par lachique, dévide des paquets de lignes, tandis que Laumic, le mousse,penché sur le bordage, essaie d’accrocher, avec la gaffe, lesbouées des casiers que nous rencontrons, ou bien s’amuse à regarderles gottes qui apparaissent, soudain, à la surface, s’ébattent,secouent leurs ailes et plongent pour reparaître plus loin. Moi, jesuis à la barre, les yeux et l’esprit perdus dans cette immensitéqui nous entoure, le cœur apaisé par ce silence que berce la mollelamentation des flots, si loin des luttes et des douleurs humaines,si loin de la haine qui est au fond de toute la vie !…

Et la nuit vient, une nuit tranquille, sereineet magnifique, une nuit qui laisse traîner dans son ombretransparente des lueurs empourprées. Pareille à une femme quireçoit l’époux, la mer s’est parée de caresses plus douces, et leciel a revêtu ses colliers de perles et de diamants sur sa robetissée de vapeur bleue. Le bateau s’avance dans un bouillonnementde feu, traçant derrière lui une route de lumière qu’on diraitfaite avec de la poussière d’étoiles.

Nous sommes arrivés au mouillage où nousdevons prendre tant de poisson. Tous les trois, la manœuvreachevée, nous nous asseyons autour de la marmite qui bout et fume,et nous apporte aux narines l’odeur exquise d’une soupe au congre,préparée par le vieux Penhoat.

Le vent est tombé. Pas un souffle dans l’air.La mer reste immobile. À peine si notre barque a ce balancementendormeur d’un berceau d’enfant qu’une nourrice doucementbercerait. Quoique nous soyons mouillés loin de la côte, des bruitsnous arrivent, légers et extraordinairement distincts : c’estle pas d’un paysan attardé et qui rentre à sa chaumière ;c’est la marche plus rapide d’un douanier, le long de la senterocailleuse de la falaise. C’est le cri, si plaintif, des courlisdans les rochers que découvre la marée descendante. Puis, vers lelarge, à droite, à gauche, partout, on entend, très assourdies, desvoix qui causent, d’autres qui chantent, d’autres qui semblentpleurer, des voix qui viennent, portées par le calme de la nuit,des profondeurs invisibles de l’Océan.

Accoudés au bordage, la ligne en main,j’écoute ces voix et je regarde toutes ces choses vagues et sibelles des nuits passées en mer, et qui, sans qu’on sache pourquoi,vous coulent dans l’âme une émotion si poignante. Penhoat écrasedes araignées de mer et des crabes dont il jette, de temps en tempspar-dessus bord, les débris pour attirer le poisson. Les lignesenfoncent dans l’eau presque jusqu’au fond de l’eau, une raie delumière vive, et chaque fois que nous les remuons ou que nous lesdéplaçons, tout le long des cordes minces, des gouttes de feu etdes paillettes d’or se détachent et vont se perdant et s’éteignantpeu à peu dans le gouffre noir. Autour de nous, des marsouinsbondissent, cabriolent, soufflent, se poursuivent, montrent parfoisleurs dos énormes et agiles, pareils à des petits cuirassés.

Tout à coup, je ressens à la main comme uneforte secousse et ma ligne se raidit, se tend et sembleemportée.

– Attention ! c’est un groscongre ! me dit Penhoat.

Et nous voilà tous les deux luttant avec lemonstre, qui résiste et, de ses formidables coups de queue nousbrise les poignets. Enfin, apparaissent dans un véritable bain dephosphore, sa queue plate, et son ventre argenté…

La lune se lève, la mer est toute blanche, etsous la voile drapée en forme de tente, je m’endors, délicieusementbercé par la mer qui me chante, tout bas, une chanson naïve et sidouce, comme celles que ma mère me chantait, enfant, auberceau.

** *

Que de fois n’ai-je point fait cette route quefera M. Renan, cette route impressionnante du Cap qui va d’Audierneà la Pointe-du-Raz ? À droite, ce sont des champs queséparent, non point des haies, mais des murs de galets, ou degrandes pierres granitiques ; on dirait d’une ville détruitedont il ne reste que des parcelles de murailles. Pas d’arbres dansces champs plantés de choux ou de pommes de terres, seulement dedistance et distance, des bouquets de pins grêles et tristes, desmoulins à vent dont les grandes ailes tournent, et des croix depierre dont les grands bras portent des images de saints camards etde vierges naïves. À gauche, par delà une large bande de terre, lamer s’étend et semble monter dans le ciel avec lequel parfois ellese confond, en un poudroiement de nacre rose. Voici Saint-Tugen etsa belle église, Saint-Tugen célèbre par son pardon où l’on venddes clefs bénites qui guérissent de la rage. Et la route continue,se rapprochant de la mer ; le vent du large vous apporte desgrondements sourds, et des senteurs salées ; on distingue surla surface tranquille de ce bel océan, des quantités de petitesvoiles grises, et des bateaux au mouillage, puis là-bas, très loin,un paquebot, très effacé et qui laisse sur le ciel des taches finesde fumée… Nous passons au Floc’h, petit hameau de pêcheurs, d’unepauvreté navrante. La mer brusquement s’avance jusqu’à la routequ’aux jours des grandes marées elle défonce, culbute et encombrede galets. Resserrée à cet endroit entre de hautes falaises, elleest toujours furieuse, s’acharne contre les galets, bouillonne, setord et retombe en volutes blanchissantes. Puis, c’est sur lahauteur nue des dunes, une pauvre chapelle pareille à une grangeabandonnée, Notre-Dame-du-Bon-Voyage, pèlerinage fréquenté desmarins ; puis Plogoff, et ses masures croupissant dans lasaleté et la vermine, ses champs sombres et tristes où le paysanlutte désespérément avec la lande et la pierre. Enfin voici laPointe du Raz.

Que de fois, couché sur ces rochers quiplongent dans la mer, sur ces rochers déchirés, calcinés, entailléssinistrement, creusés en gouffres mugissants et pareils à l’enfer,que de fois j’ai admiré l’admirable et poignant spectacle de cettemer verte, au vert impitoyable et cruel qu’ont parfois les yeux desfemmes ! Elle se déploie, immense, infinie et toujours colère,parsemée de récifs qui montrent au-dessus de l’eau leurs têtesnoires frangées d’une collerette d’écume. En face, l’île de Sein etses phares s’aperçoivent, brume légère que teinte le soleil ;à droite, la baie des Trépassés dont les rocs carrés quil’enserrent comme des murs dérobent aux yeux des veuves et desorphelins les cadavres qu’elle roule sur le sable jaune de sagrève.

Et je restais là, suivant le vol des mouetteset des cormorans, les oreilles emplies du grondement des brisants,me demandant si toute cette eau n’était pas formée des larmes quecette mer a fait couler, et si, quand les phares s’allument, versla nuit, et prolongent au loin leur lumière sanguinolente, cen’était point le sang des victimes qui revient, tache ineffaçable,pour l’accuser et la maudire…

** *

Voici ce qu’un jour, Guillaume Vern, un vieuxcapitaine au long cours, qui en savait long sur les choses de lamer, me raconta, tandis que la vague, avec un bruit de canonnade,battait le pied de la falaise au haut de laquelle nous étionsétendus, sous le soleil :

 

« Jean Donnard et Pierre Kerhuonembarquaient les filets dans la chaloupe, amarrée au quai, près dela cale qu’ensanglantaient des débris de poissons fraîchementéventrés. Tout était en mouvement dans le petit port deSaint-Guénolé. Au bruit de leurs lourds sabots, à tiges de toilebise, les marins dévalaient, par groupes, le dos courbé sous lepoids de leurs filets ; d’autres, bras dessus bras dessous,sortaient des débits de boisson, chancelant et chantant ; lesmousses nettoyaient les bateaux prêts à prendre la mer ; etl’on voyait déjà quelques embarcations filer doucement sur l’eauque battaient les grands avirons, pareils à des vols de goëlandslents et bas. On était au plus fort de la pèche du maquereau.

– Allons, dépêchons, dit Jean Donnard, encontinuant de dévider les filets que Pierre Kerhuon disposaitsymétriquement au fond de la chaloupe.

Mais Pierre Kerhuon s’arrêta et, sans regarderson compagnon :

– Jean Donnard, dit-il d’une voix quitremblait un peu, tu ferais bien de ne pas sortir aujourd’hui… tuferais bien.

Jean Donnard haussa ses larges épaules, et nerépondit pas.

– Jean Donnard, reprit le marin, je tedis que tu ferais bien de ne pas sortir aujourd’hui.M’entends-tu ? Je te dis que tu ferais bien.

Donnard regarda le ciel au-dessus delui ; puis, là-bas, la mer qui, par-delà une mince bande deterre, s’étendait immense et profonde.

Le ciel était sans un nuage ; la merbrillait, sous le soleil, sans un frisson. Et il dit :

– Assez, n’est-ce pas ? Avec vousautres, tas de fainéants, c’est toujours la même chanson… Es-tu lepatron, hein ? Alors, tais-toi, ivrogne.

– Comme tu voudras, reprit Kerhuon d’unevoix sourde. Mais, écoute-moi bien. L’année dernière, JacquesPengadec est sorti aussi, par un beau temps comme celui-là… Et iln’est pas revenu… Comme tu voudras, Jean Donnard.

Jean Donnard allait répondre, quand les septmarins et le mousse, qui formaient le reste de son équipage,apparurent sur la cale, portant leurs capotes de toile cirée etleurs paniers d’osier. En un clin d’œil, hommes et filets furentembarqués. La chaloupe démarrée, on hissa les voiles dont lesdrisses crièrent sinistrement au long des mâts, et, debout près dela barre, Jean Donnard, grave et sombre, se signa, comme il avaitcoutume de faire chaque fois qu’il partait vers le large.

 

Jean Donnard avait soixante ans. Haut etdroit, il était d’une force peu commune et redouté des jeunes gens.Son visage, sans barbe, cuit à tous les soleils, gercé à toutes lestempêtes, semblait de vieux cuir ; ses mains énormes etbrunies semblaient de vieux chêne ; on eût dit que son regardtriste et lointain comme le regard des hommes qui ontlongtemps vécu sur la mer ou dans les solitudes immenses, gardaitcomme un reflet de l’infini. Malgré les dangers de cette rudeexistence du pêcheur, malgré les privations journalières et lesépuisantes fatigues, à peine si on eût pu compter trois ou quatrepoils blancs en la chevelure épaisse qui garnissait ses tempes,sous le béret bleu, très aplati sur le crâne.

Ce vieillard passait pour le meilleur pêcheuret le plus intrépide marin de la côte, cette côte tragique dePenmac’h, creusée de gouffres où la mer éternellement mugit,hérissée de rocs noirs, sur lesquels les vagues brisent et tordentleur écume, blanche de colère. Quand la brise était mauvaise et lamer lourde, alors que tous les pêcheurs restaient à terre,promenant leurs paresses et leurs soûleries de cabaret en cabaret,et qu’on apprenait qu’une chaloupe avait quitté le port, on pouvaitêtre certain que c’était celle de Jean Donnard. Il affrontait tousles temps, bravait toutes les mers et prétendait que la mer et luise connaissaient trop, depuis longtemps, « pour se faire desméchancetés ». Et il s’en allait, souvent à quinze lieues aularge, découvrant les basses les plus poissonneuses, jetant sadrague dans des fonds connus de lui seul, naviguant ainsi,quelquefois durant plusieurs jours et plusieurs nuits. Il fallaitle voir, debout à la barre, sa figure sombre frappée par lesembruns, enlever sa chaloupe qui se cabrait sur la houle.

À ce rude métier, il avait gagné une petitefortune. Sa maison était propre, bien tenue ; elle tranchaitavec la blancheur gaie de sa façade et le luisant de ses meubles,sur les taudis immondes où, d’ordinaire, croupissent dans la fangeet dans la vermine, les marins bretons. On l’admirait parce qu’ilétait peut-être plus brave que les autres, qu’il se trouvait,toujours là, le premier pour sauver un camarade en détresse, maison ne l’aimait pas. Les pêcheurs ne pouvaient lui pardonner sespêches heureuses, qu’il étalait, au retour, sur les cales, avec unesorte de complaisance provocante ; ils ne pouvaient luipardonner aussi son bien-être, ses belles vareuses et son lingebien blanc des dimanches, et ce respect et cette supériorité quis’imposaient à eux, malgré eux. Et puis on le disait dur au pauvremonde et très avare. En effet, on ne l’avait jamais vu se fourvoyerdans ces camaraderies des débits de boisson, commencées par lestournées des petits verres et finissant par les rixessanglantes : cette folie furieuse et inguérissable de l’alcoolqui, parfois, fait ressembler les marins à des brutesdéchaînées.

Son équipage surtout le détestait, à cause dutravail dont il le tuait, de la discipline sévère qu’il exigeait àbord, de son excessive âpreté dans le partage des pêches, laquelle,souvent et chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, tournait à devulgaires carottages.

Sans qu’il parût ou voulût s’en douter, unehaine sourde grondait autour de Jean Donnard, soigneusement attiséepar ce Pierre Kerhuon qui l’accusait de s’entendre avec lesmareyeurs pour le voler et l’exploiter, et pour grossir injustementsa part, à lui. Et Kerhuon, un gros homme à face de bête méchanteet lâche, eût fait déjà un mauvais parti à son patron, s’il n’avaitété retenu par la crainte de cette force et l’implacabilité de cecourage.

La chaloupe avait marché bon train ; ellese trouvait alors dans les parages de l’île de Sein. Mais le venttout à coup était tombé. Le soir venait. Sous les derniers rayonsdu soleil qui traînaient à sa surface immobile comme un voile degaze rose, la mer silencieuse et calme semblait s’assoupir. Dans lelointain, un steamer, à peine visible, apparaissait, striant leciel d’un nuage de vapeur légère et grise ; de place en place,en cette immensité délicieuse, quelques bateaux de pêche, pareils àdes oiseaux noirs, étaient coquettement posés sur les flots, et lacôte se noyait avec la mer et le ciel, dans une brumeéclatante.

Jean Donnard, toujours assis à la barre,n’avait pas adressé une seule fois la parole à son équipage ;il ne parlait jamais que pour commander. Ses hommes dormaient,couchés sur les filets ; à l’avant, le petit mousse préparaitle bois pour la soupe de poisson.

– Mais nous dérivons ! dit JeanDonnard. Il n’y a plus de vent dans la toile. Allons, amène lesvoiles et souque sur les avirons.

Aucun ne bougea.

– Eh bien ! m’a-t-on entendu ?cria le patron d’une voix tonnante.

Alors Pierre Kerhuon se leva lentement,regarda ses compagnons d’un œil louche et, s’adressant àDonnard :

– Jean Donnard, dit-il, tu aurais mieuxfait de ne pas sortir aujourd’hui… Tu aurais mieux fait !

Le patron s’était levé à son tour, frémissantde colère. Kerhuon reprit :

– Jean Donnard, te souviens-tu de JacquesPengadec qui était sorti aussi lui, et qui n’est jamaisrevenu ?

– Veux-tu faire ce que j’ai dit, vilaincancre ?

– Non, Jean Donnard. Ni moi, ni personneici, tu entends !

Et Kerhuon se croisa les bras et regardaDonnard, menaçant.

Jean Donnard s’était subitement radouci, – nonqu’il tremblât, mais il voulait savoir quelle pensée de révoltes’allumait dans ce cerveau de brute.

– Voyons, Pierre Kerhuon, dit-il presqueamicalement, es-tu donc devenu fou ? Pourquoi refuses-tu dem’obéir ?

– Pourquoi ? demanda le misérable enlaissant traîner ses mots lentement. Pourquoi ? Tu le saisbien, Jean Donnard. C’est parce que tu nous embêtes, parce que tunous voles ; parce que, tes maisons, tu les bâtis, tes beauxhabits, tu les achètes avec notre argent ; parce que noussommes las de trimer pour toi, et qu’il faut que tu nous paies d’uncoup ce que tu nous as pris, parce que, comme Pengadec, tu nereviendras pas, et que tu vas mourir, Jean Donnard !

À ces derniers mots, Jean Donnard, que lafureur étouffait, se précipita sur Kerhuon et, d’un coup de poing,l’envoya rouler au fond de la chaloupe. Mais aussitôt seize bras lesaisirent, l’enlacèrent, l’étranglèrent, lui déchirant la poitrine,lui fracassant la tête contre les mâts.

– À l’eau ! à l’eau ! hurlaitKerhuon.

Le malheureux résistait, se cramponnait auxfilets, aux avirons, à tout ce que sa main rencontrait.

– À l’eau ! répétait Kerhuon.

Alors, perdant ses forces, tout meurtri ettout sanguinolent, il se sentit enlever par-dessus le bordage etson corps tomba dans la mer, lourdement.

Le mousse, épouvanté, poussa un cri ets’évanouit.

Le soleil avait disparu derrière la ligned’horizon, ne laissant plus au ciel qu’une faible lueur rougeâtre.L’ombre, peu à peu, se faisait, solennelle et terrible, et l’onn’apercevait plus rien que l’eau blanchissant par endroits, commeun suaire, et la lumière des phares qui saignait funèbrement sur lamer.

 

Les hommes courbés sur les avirons ramaient,de toute la vigueur de leurs bras, et la chaloupe fuyait. PierreKerhuon était assis à la barre. On se consultait sur ce qu’ondevait faire.

– Il faut noyer le mousse, dit Kerhuon.Il parlera et nous sommes perdus.

Une voix faible qui semblait sortir de l’ombreet courir sur le clapotement de la mer, arrivait jusqu’aubateau.

– Pierre Kerhuon ! PierreKerhuon !

Et Kerhuon commanda :

– Guillaume, empoigne le mousse, et àl’eau ! jette-le à l’eau !

La chaloupe fuyait et la voix appelaittoujours.

– Pierre Kerhuon ! PierreKerhuon !

Et Kerhuon commanda de nouveau :

– Toi, Joseph, prends la gaffe et, si levieux aborde, un bon coup sur la tête ; tu m’ascompris ?

La voix se rapprochait, devenait plusdistincte.

– Pierre Kerhuon ! PierreKerhuon !

La nuit était à présent toute noire. Kerhuonne voyait pas Jean Donnard, mais il entendait la voix, si près delui qu’il crut que son souffle l’effleurait. Il frissonna.

– Pierre Kerhuon, écoute moi. Tu m’astué… tu as bien agi… Je me suis mal conduit avec toi, je m’enrepens… Et puis je suis vieux, j’ai fait mon temps. Tu m’as tué…C’est bien… mais le petit mousse, lui, il ne t’a rien fait, lepauvre enfant… Laisse-le vivre… Il ne parlera pas… Dis, mon petitYvon, tu ne diras rien, jamais, jamais… promets-le moi… Tu voisbien, Kerhuon, il est si mignon… et ça te porterait malheur… Au nomde la sainte Vierge, je te supplie !…

Pendant que la voix parlait, Kerhuon entendit,derrière lui, un bruit étrange comme le bruit d’une bête qui auraitgratté.

– Au nom de la sainte ViergeMarie !

Kerhuon se détourna, tout tremblant, et il vitune main, une grosse main, la main de Jean Donnard, qui secramponnait au gouvernail pareille à un crabe. Il saisit la barreet la brandit en l’air.

– Allons, Guillaume, s’écria-t-il, à toile petit !

La barre retomba. On entendit, en même temps,un effroyable juron, puis la chute d’un corps dans la mer.

 

La brise, soudain, fraîchit. La chaloupes’enfonça rapidement dans la nuit, disparut ; et les eauxredevinrent tranquilles et muettes, étoilées seulement par leslumières pâles des falots de pêche qui dansaient sur leurs bouéesde liège.

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