Lettres de ma chaumière

HISTOIRE DE MA LAMPE

 

À M. Étienne Grosclaude.

 

Comme les jours raccourcissent beaucoup et queles soirées se font plus longues, la Renaude voulut bienm’expliquer que j’avais besoin d’une lampe, ne possédant que deschandeliers de cuivre. Je courus au bourg voisin pour en acheterune, et j’entrai chez Albaret, qui tient boutique de toutes sortesde marchandises, une belle boutique, peinte en bleu par lui-même,et par lui-même ornée, au fronton, d’une Renommée décorative etvert pomme, laquelle laisse tomber de sa trompette, poétiquementtransformée en corne d’abondance, mille choses plus bizarres lesunes que les autres. D’ailleurs, il n’y a pas à s’y tromper,quelque objet qu’on désire se procurer, c’est chez Albaret qu’ilfaut le demander. Albaret est boulanger, bourrelier, charpentier,épicier, quincailler, peintre, mercier, libraire, menuisier ;il rempaille les chaises et raccommode les serrures, achète lesvieux os, les verres cassés et les peaux de lapin, tient débit deboissons et de tabac. Il n’est pas un métier dans le mondequ’Albaret ne soit capable de remplir à la satisfaction générale,même celui de « rebouteux », et l’on rencontre dans lepays nombre de pauvres gens à qui cet homme unique, autantqu’universel, a, moyennant vingt sous, cassé bras et jambes. AussiAlbaret a-t-il grande réputation d’esprit. En revanche, il n’avaitpas de lampes ; je crois même qu’il n’en avait jamais eu.

– Vous n’avez point de chance, me dit-il.Justement, j’ai vendu la dernière avant-z-hier. Mais ça ne faitrien… Je vas à la ville sur le tantôt, et j’vas vous en rapporterune bié belle, bié belle, en machine blanche, avec des chosesbleues dessus… C’est-y ça ? Ah ! les lampes ! c’estpas qu’on en vende des mille et des cents, mais pourtant la mode envient.

Et ce disant, il m’invita, sans façon, àprendre la goutte. Je le remerciai, et il me sembla qu’il étaitfâché de mon refus. Cependant, il voulut bien m’accompagner jusquedans la rue, en m’accablant de politesses. J’avais fait déjàquelques pas, que je l’entendis crier :

– Hé ! monsieur, monsieur, c’est-yau pétrole ?

– Non, à huile.

– Faite excuses, c’est bié. J’vous laporterai demain à l’huile.

** *

Albaret était un gros homme, qui soufflaittrès fort et qui souriait toujours. Il avait un visage rose,boursouflé, un triple menton, les épaules étroites, un ventreénorme et des cheveux verts qui tombaient, en mèches plates, surson front. Été comme hiver, on le voyait revêtu d’une sorte deveston en velours à côtes, déchiré et graisseux, d’un pantalon detoile bleue déteinte et d’une casquette de soie – du genre decelles appelées casquettes à trois ponts – qui est la coiffureadoptée par les paysans normands ; seulement Albaret, en saqualité d’homme d’esprit et d’homme d’importance, exagérait àplaisir le nombre et la hauteur des ponts, en tout bien touthonneur. Il était marié et sa femme, qu’on nommaitl’Arbalète, lui donnait tous les ans un enfant,quelquefois deux. En ces occasions, on le plaisantait un peu auvillage, à cause de l’énormité de son ventre, mais il ne se fâchaitpas et, tapant sur son ventre, il répondait gaiement :

– Eh ben, oui, si vous v’lez le savoirc’est moi qu’accouche. Et y en a encore pu d’un là-dedans,allez.

Émerveillés de cet à-propos, les farceursbourraient Albaret de claques et de coups de poing, ce qui est,comme on sait, dans les campagnes, le geste de l’enthousiasme, etdisaient en se regardant finement.

– Ce sacré Albaret ! ce sacréAlbaret !

Ce sacré Albaret était une vieilleconnaissance pour moi. Un jour, il avait fallu remettre un carreauà l’une des fenêtres de ma maison, et, tout naturellement, ce futAlbaret à qui je m’adressai pour cette opération. Il vint seul,d’abord. À peine entré, il s’assit, souffla, s’épongea et demanda àboire. Il but coup sur coup deux pintes de cidre, après quoi ilexamina la vitre brisée, fit de nombreuses suppositions sur lafaçon dont elle avait dû être brisée, prit des mesures en hauteuret en largeur, plaisanta la Renaude, puis, ayant bu une nouvellepinte de cidre, il partit en promettant de revenir le lendemain. Eneffet, le lendemain, Albaret apparaissait flanqué de deux aides.L’un portait le carreau et la régle, l’autre le marteau, lediamant, le mastic et les pointes. Albaret ne portait rien que sacasquette, qui me parut encore plus haute ce jour-là que les autresjours. Il déposa les outils sur un meuble, le mastic sur unechaise, les pointes sur la cheminée et coucha le carreau sur latable avec des précautions infinies.

– C’est ça, dit-il, nous allons poser lecarreau. À dix lieues à la ronde, il n’y a pas un feignant qui poseun carreau comme moi.

Il sortit, interrogea le temps, rentra,demanda du cidre, s’attabla avec ses deux aides, puis commença avecla Renaude une conversation mêlée de bourrades joyeuses quimenaçait de n’en plus finir. Tout à coup Albaret sembla inquiet, ilse leva, regarda la croisée, puis le carreau et se grattant latête :

– Bon sens de bon sens !s’écria-t-il, je parie que le carreau n’est pas de mesure ; ilest trop petit, je parie qu’il est trop petit.

Les deux aides approuvèrent etdirent :

– Ça se pourrait ben qu’y serait troppetit.

Albaret cligna de l’œil, s’avança, se recula,faisant avec la main le geste de prendre des mesures :

– Pargué, s’il est trop petit !…c’est facile à voir… Il s’en faut… mon Dieu !… il s’en faut…de l’épaisseur d’une demi lame de couteau… comme qui dirait de cinqmillimètres… c’est-y pas vrai, les gars ?

Les aides, hochant la tête,murmurèrent :

– Ça se pourrait ben qu’y s’en faut decinq millimètres.

Et Albaret, se tournant vers moi :

– Je parie pour cinqmillimètres !…

– Il est facile de vous en assurer, luidis-je. Posez d’abord le carreau.

Mais Albaret ne l’entendait pas ainsi. Il segrattait la tête, allait de la croisée a la table, de la table à lacroisée en répétant :

– Je parie pour cinq millimètres.

Impatienté, je me saisis du carreau etl’appliquai contre la croisée. Il s’adaptait très bien.

– C’est tout de même curieux, disaitAlbaret. J’aurais parié ma tête !… Ah ! il va, il va, cesacré carreau ! Non ! mais c’est tout de même bencurieux… je reviendrons le poser demain.

Je fus obligé de le poser moi-même.

** *

Donc Albaret m’avait promis une lampe, et,après l’histoire du carreau, je n’étais pas sans inquiétude ausujet de cette importante affaire. Deux jours se passèrent, sansnouvelles d’Albaret ; le troisième jour, enfin, Albaret entrachez moi, triomphant.

– V’là la lampe, et l’huile, ettout ! cria-t-il en m’apercevant. Ah ! mais c’est unebelle lampe ! c’est tout ce qui se fait de mieux ! Et ilparaît que ça éclaire autant que le soleil… Attendez, j’vas vousmontrer ça. Une rude acquisition, allez !

Et il déballa la lampe, le bidon d’huile, lesverres, les mèches, en faisant sur chaque objet une observationtechnique telle que : « Ça, c’est les mèches, on coupe lebout. » Après avoir tourné, retourné la lampe dans tous lessens :

– Attention, dit-il, nous allonsmanœuvrer l’instrument.

Sa grosse face rose souriait de satisfaction.Il versa l’huile, appuya la main sur le bec et remonta lalampe.

– Regardez voir, répétait-il, c’estgentil, c’est doux, c’est comme une montre.

Mais à peine eut-il lâché la clef que celle-cise mit à tourner avec la vitesse d’une roue de transmission,pendant que l’huile, sortant de l’orifice et faisant un bruit deglou-glou gras, se répandait et coulait en larges filets jaunes surla panse fleurie de la lampe.

– Elle est détraquée, votre lampe, dis-jeà Albaret dont la physionomie exprimait le plus completahurissement.

Il se remit bien vite, haussa les épaules.

– Détraquée ! cette lampe,répondit-il. Vous allez voir ça. Il faut qu’elle prenne l’huile, çase comprend ; mais quand elle aura pris l’huile, dans cinqminutes, vous serez étonné vous-même comment elle va. C’est unerude lampe, au contraire, et je m’y connais… une bien rudelampe !

On attendit cinq minutes. Et l’opérationrecommença, suivie du même phénomène.

– Vous voyez bien qu’elle n’a pas depiston.

Albaret me regarda d’un air de pitié.

– Mais si elle n’avait pas de piston,Monsieur, ça ne serait pas une lampe, et c’est une rude lampe…Seulement, il faut qu’elle prenne l’huile, et quand elle aura prisl’huile… dans dix minutes… vous verrez qu’il n’y a nulle part unelampe comme ça… Pas de piston ?… Vous voulez vous amuser… Pasde piston ? Ça ne serait pas à faire !… Attendez voir unquart d’heure… C’est moi, Albaret, le premier lampiste du pays, quivous le dis… Oui, dans une petite demi-heure, seulement.

L’expérience se renouvela plusieurs fois,toujours avec le même succès.

La Renaude riait aux éclats, et n’était pasfâchée de se venger un peu des plaisanteries d’Albaret.

– Ah ! c’est une bien rudelampe ! répétait-elle, en imitant la voix de l’infortunélampiste… Eh bien, remporte-la ! ta rude lampe !… etremets un piston, si tu peux… Tu ne feras pas mal aussi d’en mettreun à ta langue.

Il ne voulait pas se rendre, etcriait :

– Il n’y a pas de piston quitienne !… Je te dis, moi, que c’est l’huile… Ça se comprend,elle n’a jamais vu l’huile c’te lampe-là… Dans une petite heureseulement…

** *

Albaret resta huit jours sans revenir.J’appris qu’on ne le voyait plus au bourg. Il s’était enfermé dansune petite pièce, près du grenier, et travaillait, matin et soir,au raccommodage de la lampe, qu’il avait démontée, pièce par pièce,et qu’il se trouvait très embarrassé de reconstituer.

Enfin, il rapporta la lampe.

– J’aurais parié ma tête, oui, bien sûr,ma tête, que c’était l’huile. Cette fois-ci, par exemple, ça vacomme sur des roulettes. Vous allez voir comment je sais remettredes pistons aux lampes. Tenez, vous pouvez la remonter vous-même…Prenez garde… plus doucement… Na… Ça marche, hein ?

Maintenant la lampe semblait« marcher ». On l’alluma solennellement. Albarettriomphait.

– Jamais vous n’en aurez une meilleure,me dit-il, le visage tout épanoui de satisfaction. C’est une bienrude lampe !

Depuis ce jour, tous les matins, à dix heures,Albaret vient demander des nouvelles de la lampe. Il s’informe desmèches, du verre, de l’abat-jour, et à chaque réponse, il se tapela cuisse, rit, et dit : « Quelle lampe ! quellerude lampe ! » Puis il vide une pinte de cidre, et s’enretourne.

Aujourd’hui, une femme pâle suivie de quatreenfants scrofuleux a pénétré dans le clos.

– Albaret est malade, m’a-t-elle dit, ilest au lit avec la fièvre… Alors, il s’excuse bien auprès demonsieur, et c’est moi, l’Arbalète, qui viens pour savoir commentqu’elle va, la lampe.

** *

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