Lettres de ma chaumière

LE PETIT MENDIANT

 

À M. Jean Richepin.

 

– Veux-tu bien t’en aller, petitmisérable, criait dans le jardin la Renaude, qui s’était armée d’unbalai, attends, attends ! je vais t’apprendre à rôder autourdes maisons.

Et elle menaçait de son terrible balai unpetit mendiant qui, appuyé contre les planches du clos, laregardait, en lui faisant la grimace.

– Qu’y a-t-il ? la Renaude ?demandai-je.

– Vous ne voyez donc pas cet effronté,monsieur ? répondit la domestique. Voilà plus de dix minutesqu’il tourne autour de la maison… Sans compter qu’il n’a pas l’airbon, le vaurien… Je les connais, moi, ces vagabonds demalheur !… Il y a trois jours, la grange à Heurtebize, voussavez bien, elle a brûlé sans qu’on sache pourquoi, ni comment…Qu’est-ce que qui vous dit que ce n’est pas ce mauvais garnement,ou quelqu’un de sa bande ?… Attends, attends ! je vaist’en faire brûler, moi, des granges !

Je m’approchai du petit mendiant, et d’unevoix sévère, je lui dis :

– Que fais-tu ici ?

– Je regarde, répondit l’enfant avecassurance.

– Mais que veux-tu ?

– Je voudrais bien du pain, ou n’importequoi t’est-ce.

– Allons, viens, on te donnera dupain.

Mais l’enfant ne bougea pas. Sa figure,devenue grave tout à coup, avait pris une expression deméfiance.

– Viens donc, lui dis-je à nouveau.

Il me regarda avec de grands yeuxcraintifs.

– Vous ne me ferez pas de mal, dites,monsieur ? murmura-t-il.

– Mais non, petit imbécile !

– Ni la grosse femme, non plus, avec sonbalai, dites ?

– Mais non.

– Alors je veux bien venir.

Il remonta sur ses épaules un bissac plein decroûtes de pain qu’il avait déposé près du clos, et me suivit à lamaison.

Je fis servir une tranche de bœuf froid, dupain bien frais et une bouteille de cidre au pauvre petit qui semit à manger gloutonnement, mais non sans regarder autour de luiavec inquiétude. Ses yeux, vifs et mobiles, examinaient tout,fouillaient tout. On eût dit qu’il avait peur que quelque chose demenaçant n’apparût soudain sortant des meubles, de la cheminée, dedessous les pavés, du chaudron de cuivre jaune dont la pansereluisait comme un soleil au fond de la cuisine.

Il pouvait avoir treize ans. Sa figure bistréeétait charmante et fine ; ses yeux, très noirs, largementcernés de bleu, avaient une expression à la fois gamine etnostalgique ; ses cheveux, noirs aussi, longs et plats, luieussent donné l’air d’un page, comme on en voit dans les romans dechevalerie et sur les vieux vitraux, n’étaient la pauvreté de saveste de toile déchirée en dix endroits, et la misère de sonpantalon rapiécé et trop court qui montrait le bas des mollets, leschevilles délicates, les pieds nus racornis par la marche et jaunisdans la poussière des chemins. Il avait d’ailleurs une apparence debonne santé et de force.

Quand il se fut rassasié, jel’interrogeai :

– De quel pays es-tu, petit ?

– Moi, je suis bohémien, c’est-à-dire quemon père était bohémien ; parce que moi, je ne suis de nullepart. Je suis né dans une voiture sur une route, loin d’ici, dansje ne sais plus quel pays.

– Tu as encore tes parents ?

– Mon père est mort.

– Et ta mère ?

– Je ne sais pas.

– Mais comment es-tu seul,ainsi ?

– Ah ! bien, voilà ! Mon pèreavait une grande voiture jaune, qui était notre maison. Nousallions de ville en ville. Mon père raccommodait la porcelaine etraiguisait les couteaux. Moi, je soufflais la forge, et je tournaisla meule, et le chien gardait la voiture. On s’arrêtait à l’entréedes pays ; les chevaux mangeaient l’herbe des talus, et puis,quand on avait gagné une bonne journée, on faisait cuire la soupeau bord de la route… et mon père me battait. Mais il y a bienlongtemps de ça ; je n’étais pas grand comme aujourd’hui. Puismon père s’est cassé les deux jambes, puis après, comme il nepouvait plus travailler, il s’est mis à mendier, et moi aussi. Ilavait vendu la voiture, les chevaux ; il n’avait gardé que moiet le chien.

– Mais comment pouvait-il mendier avecles deux jambes cassées ?

– Ah ! bien, avec l’argent de lavoiture, il s’était fait faire une machine à roulettes. Vouscomprenez, il était comme assis sur sa machine à roulettes, qu’ilpoussait comme ça, avec ses deux mains… Ça ressemblait à un bateau…Vous avez bien vu des bateaux ?… Ah bien, mon père était commequi dirait le bateau, et ses bras, comme qui dirait les avirons… Etpuis, il est mort… Alors j’ai continué à mendier tout seul.Seulement, je n’aime pas les villes, je ne vais que dans lescampagnes.

– Et tu n’es pas malheureux ?

– Non, monsieur. J’aime beaucoup ça.Quelquefois, on me permet de coucher dans des granges ;quelquefois aussi, on me chasse… Alors, voilà, je m’arrangetoujours à trouver un abri… Dans les bois, monsieur, ça vaut mieuxque dans les granges… Il y a de la bonne mousse, des bonnesfeuilles sèches, et puis ça sent bon, et le matin, les oiseauxchantent, et je vois des lièvres, ou bien des biches, ou bien desécureuils…

– Mais comment fais-tu pourmanger ?

– Quelquefois on me donne, alors c’estbien ; quelquefois on ne me donne pas, alors je vole.

– Comment, tu voles, petitmisérable !

– Mais puisque je suisbohémien !

– Tu n’as pas peur qu’on te fourre enprison ?

– On ne peut pas, puisque je suisbohémien… Tout le monde sait ça.

– Qu’est-ce qu’on sait ?

– Qu’il est permis aux bohémiens devoler. Vous ne savez pas, vous ?… Mais c’est très vieux… Unjour, un bohémien passa auprès de la croix où se mourait NotreSeigneur. Il arracha les clous enfoncés dans les pieds de NotreSeigneur et les emporta. Depuis ce temps-là, Notre Seigneur apermis à tous les bohémiens de voler… Ah ! j’ai fini, ditl’enfant, en se levant… Je vas m’en aller, mais vous êtes un bonmonsieur.

Le pauvre petit m’avait ému. Je luidemandai :

– Voyons, mon ami, ne voudrais-tu past’instruire, apprendre un métier ?

– Ah non ! répondit-il vivement…Pourquoi faire ?… J’aime mieux mes routes, mes champs, mesbelles forêts, et mes bons amis les oiseaux… J’aurai toujours unlit de mousse pendant l’été ; des carrières bien chaudes,pendant l’hiver, et la charité du bon Dieu qui aime les petitsbohémiens… mais vous êtes tout de même un bon monsieur… Adieu,monsieur… Merci, monsieur…

Je lui donnai quelques sous, bourrai sonbissac de pain et de viande.

Et gaîment, comme saute un jeune chien, ilfranchit le seuil de la porte.

Je le vis qui s’était arrêté, à la haieprochaine. Il cueillit une branche de coudrier dont il se fit unbâton ; puis m’ayant envoyé un joyeux bonjour de la main, ilgalopa dans le chaume et disparut.

Pauvre enfant ! Peut-être a-t-ilraison ! Et peut-être, autrement, serait-il devenu banquier,ou ministre !

** *

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer