Lettres de ma chaumière

LE CRAPAUD

 

À M. Aurélien Scholl.

 

J’avoue que j’aime le crapaud. Bien qu’il soithideux et couvert de pustules, qu’il rampe sur un ventre jaunesale, qu’il ait la démarche grotesque et qu’il se plaise au fonddes vieux trous ou sur la bourbe des eaux croupies, cet animal nem’inspire aucune répulsion. Je n’ai nul dégoût à le prendre dans mamain et à lui dire les paroles de tendresse niaise que murmurentles concierges aux oreilles de leurs affreux roquets. Que depoignées de main j’ai données à des hommes dont la peau étaitpeut-être plus blanche et lavée au champa, mais dont l’âme étaitinfiniment plus immonde que celle du crapaud ! Car, n’endoutez pas, s’il est vrai que l’homme possède une âme, le crapaud,le pauvre crapaud, en possède une aussi, et combienmeilleure ! L’avez-vous observé quand, après avoir aidé safemelle à se débarrasser de ses œufs, il enroule lui-même autour deses propres cuisses, les précieux chapelets ? Il les portepartout avec lui, plus prudent, plus ingénieux que jamais, de façonà ce qu’aucun de ces œufs ne se détache, et lorsqu’ils sont prèsd’éclore, il les dépose dans une mare, au meilleur endroit, et lesdéfend courageusement contre les salamandres et les mourons.

Il n’y a pas, dans toute la création, un êtreplus haï que le crapaud. Les femmes, à sa vue, poussent des crisd’horreur, et si, par malheur, son corps a frôlé le bout de leursjupes, elles s’évanouissent. L’ignorante brutalité du passant luidéclare une guerre sans merci. Quand, après les averses, on lerencontre par les chemins, qui sautille gauchement sur ses pattescourtes et plissées, on l’assomme d’un coup de bâton, on lui lancedes pierres qui l’écrasent. C’est un maudit, maudit comme lesergent de ville que les surins guettent au détour des ruesnocturnes ; comme le gendarme dont on retrouve le corpsmutilé, au fond d’une marnière, près du bois hanté desbraconniers ; comme tous ceux-là qui se dévouent à une œuvrejuste, utile et bienfaisante, sans autre récompense que le mépriset la haine des foules. Ce n’est point seulement à cause de salaideur qu’on le déteste, c’est surtout à cause de la mission, à lafois protectrice et justicière, qu’il accomplit dans la nature. Lecrapaud détruit les larves qui coupent les moissons par la racine,font se flétrir les blés et se dessécher l’herbe desprairies ; il pourchasse impitoyablement les insectes quidévorent les bourgeons, les limaces, les chenilles, les versimmondes qui corrodent les fleurs de leur bave, et pourrissent, surles branches, les fruits encore verts : besogne ingrate etqui, semblable à celle de ces Don Quichottes imbéciles qui veulentpréserver des larves humaines les beaux fruits d’intelligence, lesbelles fleurs d’art, les belles semences de patriotisme, nerapporte que des horions et des risées. Malheureux crapaud, quanddonc cessera-t-on de te poursuivre, de te jeter des pierres, det’assommer ainsi qu’une bête malfaisante, toi, l’auxiliaire résignédu laboureur, le protecteur honni des jardins, le conservateur destrésors de la terre, toi qui, malgré ta mine basse et les verruesde ta carcasse rugueuse, devrais être le premier, parmi les animauxsacrés, comme tes sœurs les hirondelles et les cigognes, comme tesfrères, les roitelets ?

 

Je marchais dans un chemin de traverse, bordéà droite et à gauche de bourdaines épaisses et de souches d’ormescourtes, trapues, mangées de polypes monstrueux et creusées detrous noirs. Il avait plu. Maintenant l’eau s’égouttait à la pointede chaque feuille, en perles brillantes que le soleil irisait.Derrière les haies, les champs, mouillés par l’averse, fumaient, etl’on apercevait sur une branche morte de pommier des oiseauxbouffis qui secouaient leurs plumes. Sur le talus du chemin, entreles ronces et les brins d’herbe, quelque chose de sombre s’agita.Je m’approchai et je vis un crapaud, un vieux crapaud à la peaugrumeleuse et crevassée qui, fort empêtré dans la broussaille,fuyait vers un gros tronc d’orme dont les racines à nu posaient surle talus comme les serres d’un immense épervier. J’observai lecrapaud. Après beaucoup de difficultés, il arriva au pied del’arbre, juste au-dessous d’un trou qui, à la hauteur de cinquantecentimètres, bâillait tristement dans l’écorce de l’orme. De sesdeux pattes de devant, le crapaud s’appuya fortement contrel’arbre ; lorsqu’il se sentit bien suspendu, il fit unmouvement et son ventre se colla contre l’écorce, faisant l’officede ventouse ; ses pattes alors se détachèrent pour s’éleverplus haut. C’est ainsi qu’il atteignit le trou, par où il disparut.Cet exercice m’avait émerveillé et je pensai que le crapaud quil’avait aussi délicatement exécuté, devait être un vieux routier,habile en plus d’un tour et d’une intelligence rare, comme sont lesvieux crapauds. Je cueillis une belle mûre sauvage, je la piquai aubout d’un brin d’herbe et l’introduisis dans le trou de l’arbre, enayant soin de la faire aller et venir pour exciter la curiosité etla gourmandise de mon batracien. Au bout de quelques minutes, jesentis que la mûre avait été gobée. J’en pris une nouvelle, etcelle-ci ne tarda pas à être mangée ; à la troisième, lecrapaud se présenta au bord du trou.

Qu’il avait une bonne et vénérable figure,avec sa gueule large et plate, ses gros yeux ronds qui luisortaient de la tête, des yeux à la fois pleins de bonté, de maliceet de résignation !

Je lui donnai encore quelques mûres, des verset des mouches qu’il avala avec une visible satisfaction, en meregardant d’un air de reconnaissance ; et lui ayant laissé uneprovision de nourriture, je continuai mon chemin…

Tous les jours, je passais en cet endroit, etje m’arrêtais auprès du vieil orme. Le crapaud ne tardait pas àparaître. Je le gorgeais d’insectes, et lui, pour me remercier, meracontait toutes les aventures de sa vie, ses longs sommeilsd’hiver sous les pierres gelées ; la cruauté des hommes quand,après les pluies chaudes, il sortait de sa retraite et s’égaraitdans la campagne, foulé par les pieds, poursuivi par les dents desfourches ; tous les coups de bâton et tous les coups de sabotdont sa peau gardait encore les traces ; et j’admirais combience patriarche avait dû dépenser d’adresse, de prudence, devéritable génie, pour arriver, sans trop d’encombres, à travers lesdangers et les embûches, malgré la haine des hommes et des animaux,à traîner sa misérable existence qui devait être longue de plus decent années.

– Notre histoire, me dit le crapaud, estpleine de choses lamentables et merveilleuses. On nous déteste,mais nous intriguons beaucoup les gens… Il faut que je te racontequelque chose d’extraordinaire… Un soir de printemps, je fus prispar un savant, un vieux savant, qui cheminait sur la même route quemoi. Tu connais sans doute cette espèce d’hommes farouches etbarbares qu’on appelle des savants ! Il paraît que cela ne vitque du meurtre des pauvres bêtes, et que cela ne se plaît que dansle sang et les entrailles fumantes… Mon savant avait des lunetteset un grand chapeau de paille, sur lequel il avait piqué au moyend’une épingle trois papillons qui battaient de l’aile de douleur…C’était affreux… Il m’enveloppa de son mouchoir et en me fourrantdans une boîte en fer blanc qu’il portait en bandoulière, jel’entendis ricaner et se dire : « Voilà un fameuxcrapaud ! Ah ! nous allons pouvoir nous amuser un peu,voilà donc un fameux crapaud. » Je passai la nuit en cetteboîte que le bourreau, sans plus de façon, avait accrochée à unclou, dans son cabinet. Le lendemain de grand matin, le savant meretira de ma prison. Il me déposa sur une table, où se trouvaientbeaucoup d’instruments et d’objets inconnus, puis, après m’avoirexaminé en tous les sens du bout de sa pince d’acier, il me jeta aufond d’une sorbetière et me gela… Oui, il me gela !… Quand jesortis de la sorbetière, j’étais inerte et plus dur qu’une pierre.« Je crois qu’il est gelé, tout à fait gelé, je lecrois, » dit le savant. Et, pour s’en assurer mieux, il mefrappa à plusieurs reprises avec une règle et me précipita durementtrois fois, sur le parquet. Mon corps claquait comme une planchettede bois sec : « Parfaitement gelé, mon garçon, »reprit-il. Et l’on me mit au frais.

Je restai ainsi deux ans. L’été, j’avais unsupplément de glace car le savant craignait que je ne dégelasse.Quand un ami venait rendre visite à mon savant, on descendait àl’endroit où je me morfondais en mon gel : Celui-ci me prenaitdans sa main et me jetait violemment contre un mur :« Qu’est-ce que c’est ça, le savez-vous ? »demandait-il. « C’est un crapaud en bois. » – « Pasdu tout, c’est un crapaud gelé, et il vit, et je le dégèlerai, etcela fera une révolution à l’académie. » C’étaient, à cepropos, des discussions qui n’en finissaient plus. Je fus, eneffet, dégelé en grande pompe et me mis aussitôt à sauter comme uncabri. Tout l’institut était là ; on n’en revenait pas. Jeprofitai de l’effarement général pour m’enfuir, car je ne doutaispas que tous ces gens ne voulussent recommencer des expériences surmon dos… On m’a conté depuis que le savant a écrit trois volumesin-quarto, sur mon aventure… Quelle pitié !

 

Je ne sais pourquoi l’idée me vint de luidonner un nom, et je l’appelai : Michel. Il parut très flattéde cette attention, le pauvre crapaud, et peut-être prit-il cevocable pour un ennoblissement, pour quelque chose qui devaitdésormais le sauvegarder du mépris. Il répondait très bien à sonnouveau nom, et quand je disais : « Michel ! »son corps se trémoussait, et ses yeux, plus vifs, roulaient avec unreflet de joie dans leurs orbites saignantes. Le bruit de mes passur le chemin lui était familier et connu, et il ne l’eût pasconfondu avec celui des autres passants. Du plus loin qu’ill’entendait, vite il se présentait à l’entrée du trou, impatient etfrémissant comme un chien qui sent approcher son maître.Quelquefois, je faisais mine de ne pas m’arrêter, et Michel mesuivait de ses yeux devenus tristes tout à coup.

Un jour, je ne trouvai plus Michel. En vain jel’appelai, en vain je frappai sur l’arbre, en vain je mis dans letrou noir des insectes et des mûres. Le trou était vide :Michel était parti. Je repassai le lendemain. Une chauve-sourisavait élu domicile dans la maison du pauvre crapaud. Elle s’envolatout effarée par la lumière, se cognant aux branches des arbres etpoussant de petits cris. Je ne doutai pas que Michel n’eût étéassommé. Pourtant la broussaille n’avait été dérangée nifoulée ; aucun savant, aucun chien n’était venu là. Je nepensais plus à Michel, quand, un beau matin, je l’aperçus qui meregardait du seuil de son antre. Mais, combien changé ! Sapeau ridée, flasque, autour de son corps, faisait de grosbourrelets verdâtres ; son œil était atone ; à peine s’ilpouvait remuer ses membres, réduits à l’état de chiffonsvisqueux.

– Eh bien ! Michel, lui dis-je d’unevoix sévère, vous vous êtes mis dans un joli état ! Voilà doncoù vous mène l’inconduite.

Michel me regarda d’un air craintif ethonteux. Pourtant il mangea avidement des insectes et de bellesmûres. Nous reprîmes nos conversations.

Hier encore, je ne vis pas Michel, et jeremarquai que les ronces avaient été, au pied de l’orme, piétinées,saccagées, arrachées. Et soudain je l’aperçus, le corps enbouillie, ses entrailles étalées, attaché sur la terre, par unebrindille de coudrier pointue comme une épée. Je le couvris dequelques feuilles de ronces et l’ensevelis dans son trou.

Une fauvette chantait au sommet d’un arbrevoisin.

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