L’Île du docteur Moreau

Chapitre 12UN PEU DE BON TEMPS

Quand cette corvée fut achevée, et que nous nous fûmes nettoyéset restaurés, Montgomery et moi nous installâmes dans ma petitechambre pour examiner sérieusement et pour la première fois notresituation. Il était alors près de minuit. Montgomery était presquedégrisé, mais son esprit était encore grandement bouleversé. Ilavait singulièrement subi l’influence de l’impérieuse personnalitéde Moreau, et je ne crois pas qu’il eût jamais envisagé quecelui-ci pût mourir. Ce désastre était le renversement inattendud’habitudes qui étaient arrivées à faire partie de sa nature,pendant les quelque dix monotones années qu’il avait passées dansl’île. Il débita des choses vagues, répondit de travers à mesquestions et s’égara dans des considérations d’ordre général.

« Quelle stupide invention que ce monde ! dit-il. Quelgâchis que tout cela ! Je n’ai jamais vécu. Je me demandequand ça doit commencer. Seize ans tyrannisé, opprimé, embêté pardes nourrices et des pions ; cinq ans à Londres, à piocher lamédecine – cinq années de nourriture exécrable, de logis sordide,d’habits sordides, de vices sordides ; une bêtise que jecommets – je n’ai jamais connu mieux – et expédié dans cette îlemaudite. Dix ans ici ! Et pour quoi tout cela, Prendick ?Quelle duperie ! »

Il était difficile de tirer quelque chose de pareillesextravagances.

« Ce dont il faut nous occuper maintenant, c’est du moyen dequitter cette île.

– À quoi servirait de s’en aller ? je suis un proscrit, unréprouvé. Où dois-je rejoindre ? Tout cela, c’est très bienpour vous, Prendick ! Pauvre vieux Moreau ! Nousne pouvons l’abandonner ici, pour que les bêtes épluchent ses os.Et puis… Mais d’ailleurs, qu’adviendra-t-il de celles de cescréatures qui n’ont pas mal tourné ?

– Eh bien, nous verrons cela demain. J’ai pensé que nouspourrions faire un bûcher avec le tas de fagots et ainsi brûler soncorps – avec les autres choses… Qu’adviendra-t-il des monstresaprès cela ?

– Je n’en sais rien. Je suppose que ceux qui ont été faits avecdes bêtes féroces finiront tôt ou tard par tourner mal. Nous nepouvons les massacrer tous, n’est-ce pas ? Je suppose quec’est ce que votre humanité pouvait suggérer ?… Mais ilschangeront, ils changeront sûrement. »

Il parla ainsi à tort et à travers jusqu’à ce que je sentisse lapatience lui manquer.

« Mille diables ! s’écria-t-il à une remarque un peu vivede ma part, ne voyez-vous pas que la passe où nous nous trouvonsest pire pour moi que pour vous ? »

Il se leva et alla chercher le cognac.

« Boire ! fit-il en revenant. Vous, discuteur, gobeurd’arguments, espèce de saint athée blanchi à la chaux, buvez uncoup aussi.

– Non », dis-je, et je m’assis, observant d’un œil sévère, sousla clarté jaune du pétrole, sa figure s’allumer à mesure qu’ilbuvait et qu’il tombait dans une loquacité dégradante. Je mesouviens d’une impression d’ennui infini. Il pataugea dans unelarmoyante défense des bêtes humanisées et de M’ling. M’ling,prétendait-il, était le seul être qui lui eût jamais témoignéquelque affection. Soudain, une idée lui vint.

« Et puis après… que le diable m’emporte ! » fit-il.

Il se leva en titubant, et saisit la bouteille de cognac. Parune soudaine intuition, je devinai ce qu’il allait faire.

« Vous n’allez pas donner à boire à cette bête !m’exclamai-je en me levant pour lui barrer le passage.

– Cette bête !… C’est vous qui êtes une bête. Il peutprendre son petit verre comme un chrétien… Débarrassez le passage,Prendick.

– Pour l’amour de Dieu…, commençai-je.

– Ôtez-vous de là ! rugit-il en sortant brusquement sonrevolver.

– C’est bien », concédai-je, et je m’écartai, presque décidé àme jeter sur lui au moment où il mettrait la main sur leloquet ; mais la pensée de mon bras hors d’usage m’endétourna. « Vous êtes tombé au rang des bêtes, et c’est avec lesbêtes qu’est votre place. »

Il ouvrit la porte toute grande, et, à demi tourné vers moi,debout entre la lumière jaunâtre de la lampe et la clarté blême dela lune, ses yeux semblables, dans leurs orbites, à des pustulesnoires sous les épais et rudes sourcils, il débita :

« Vous êtes un stupide faquin, Prendick, un âne bâté, qui seforge des craintes fantastiques. Nous sommes au bord du trou. Il neme reste plus qu’à me couper la gorge demain, mais, ce soir, jem’en vais d’abord me donner un peu de bon temps. »

Il sortit dans le clair de lune.

« M’ling ! M’ling ! mon vieux camarade ! »appela-t-il.

Dans la clarté blanche, trois créatures imprécises se montrèrentà l’orée des taillis, l’une, enveloppée de toile blanche, les deuxautres, des taches sombres, suivant la première. Elless’arrêtèrent, attentives. J’aperçus alors les épaules voûtées deM’ling s’avançant au long de la clôture.

« Buvez ! cria Montgomery, buvez ! Vous autres espècesde brutes ! Buvez et soyez des hommes ! Mille diables,j’ai du génie, moi ! Moreau n’y avait pas pensé ! C’estle dernier coup de pouce. Allons ! buvez, vous dis-je !»

Brandissant la bouteille, il se mit à courir dans la directionde l’ouest, M’ling le suivant et précédant les trois indécisescréatures qui les accompagnaient.

Je m’avançai sur le seuil. Bientôt, la troupe, à peine distinctedans la vaporeuse clarté lunaire, s’arrêta. Je vis Montgomeryadministrer une dose de cognac pur à M’ling, et l’instant d’après,les cinq personnages de cette scène confuse n’étaient plus qu’unetache confuse. Tout à coup, j’entendis la voix de Montgomery quicriait :

« Chantez !… Chantons tous ensemble : conspuez Prendick…C’est parfait. Maintenant, encore : Conspuez Prendick !conspuez Prendick ! »

Le groupe noir se rompit en cinq ombres séparées et reculalentement dans la distance au long de la bande éclairée du rivage.Chacun de ces malheureux hurlait à son gré, aboyant des insultes àmon intention, et donnant libre cours à toutes les fantaisies quesuggérait cette inspiration nouvelle de l’ivresse.

« Par file à droite ! » commanda la voix lointaine deMontgomery, et ils s’enfoncèrent avec leurs cris et leurshurlements dans les ténèbres des arbres. Lentement, très lentement,ils s’éloignèrent dans le silence.

La paisible splendeur de la nuit m’enveloppa de nouveau. La luneavait maintenant passé le méridien et faisait route vers l’ouest.Elle était à son plein et, très brillante, semblait voguer dans unciel d’azur vide. L’ombre du mur, large d’un mètre à peine etabsolument noire, se projetait à mes pieds. La mer, vers l’est,était d’un gris uniforme, sombre et mystérieuse, et, entre lesflots et l’ombre, les sables gris, provenant de cristallisationsvolcaniques, étincelaient et brillaient comme une plage dediamants. Derrière moi, la lampe à pétrole brûlait, chaude etrougeâtre.

Alors je rentrai et fermai la porte à clef. J’allai dans la couroù le cadavre de Moreau reposait auprès de ses dernières victimes –les chiens, le lama et quelques autres misérables bêtes ; saface massive, calme même après cette mort terrible, ses yeux dursgrands ouverts semblaient contempler dans le ciel la lune morte etblême. Je m’assis sur le rebord du puits et, mes regards fixant cesinistre amas de lumière argentée et d’ombre lugubre, je cherchaiquelque moyen de fuir.

Au jour, je rassemblerais quelques provisions dans la chaloupe,et, après avoir mis le feu au bûcher que j’avais devant moi, jem’aventurerais, une fois de plus, dans la désolation de l’océan. Jeme rendais compte que pour Montgomery il n’y avait rien à faire,car il était, à vrai dire, presque de la même nature que ces bêteshumanisées, et incapable d’aucun commerce humain. Je ne me rappellepas combien de temps je restai assis là à faire des projets ;peut-être une heure ou deux. Mes réflexions furent interrompues parle retour de Montgomery dans le voisinage. J’entendis de rauqueshurlements, un tumulte de cris exultants, qui passa au long durivage ; des clameurs, des vociférations, des cris perçantsqui parurent cesser en approchant des flots. Le vacarme monta etdécrut soudain ; j’entendis des coups sourds, un fracas debois que l’on casse, mais je ne m’en inquiétai pas. Une sorte dechant discordant commença.

Mes pensées revinrent à mes projets de fuite. Je me levai, prisla lampe, et allai dans un hangar examiner quelques petits barilsque j’avais déjà remarqués. Mon attention fut attirée par diversescaisses de biscuits et j’en ouvris une. À ce moment, j’aperçus ducoin de l’œil un reflet rouge et je me retournai brusquement.

Derrière moi, la cour s’étendait, nettement coupée d’ombre et declarté avec le tas de bois et de fagots sur lequel gisaient Moreauet ses victimes mutilées. Ils semblaient s’agripper les uns lesautres dans une dernière étreinte vengeresse. Les blessures deMoreau étaient béantes et noires comme la nuit, et le sang qui s’enétait échappé s’étalait en mare noirâtre sur le sable. Alors jevis, sans en comprendre la cause, le reflet rougeâtre etfantomatique qui dansait, allait et venait sur le mur opposé. Jel’interprétai mal, me figurant que ce n’était autre chose qu’unreflet de ma lampe falote, et je me retournai vers les provisionsdu hangar. Je continuai à fouiller partout, autant que je pouvaisle faire avec un seul bras, mettant de côté, pour l’embarquer lelendemain dans la chaloupe, tout ce qui me semblait convenable etutile. Mes mouvements étaient maladroits et lents, et le tempspassait rapidement ; bientôt le petit jour me surprit.

Le chant discordant se tut pour donner place à des clameurs,puis il reprit et éclata soudain en tumulte. J’entendis des cris de: Encore, Encore ! un bruit de querelle et tout à coup un coupterrible. Le ton de ces cris divers changeait si vivement que monattention fut attirée. Je sortis dans la cour pour écouter. Alors,tranchant net sur la confusion et le tumulte, un coup de revolverfut tiré.

Je me précipitai immédiatement à travers ma chambre jusqu’à lapetite porte extérieure. À ce moment, derrière moi, quelques-unesdes caisses et des boîtes de provisions glissèrent etdégringolèrent sur le sol les unes sur les autres avec un fracas deverre cassé. Mais sans y faire la moindre attention, j’ouvrisvivement la porte et regardai ce qui se passait au-dehors.

Sur la grève, près de l’abri de la chaloupe, un feu de joiebrûlait, lançant des étincelles dans la demi-clarté de l’aurore :autour, luttait une masse de figures noires. J’entendis Montgomerym’appeler par mon nom. Le revolver en main, je courus en toute hâtevers les flammes.

Je vis la langue de feu du revolver de Montgomery jaillir unefois tout près du sol. Il était à terre. Je me mis à crier detoutes mes forces et tirai en l’air.

J’entendis un cri : « Le Maître ! » La masse confuse etgrouillante se sépara en diverses unités qui se dispersèrent, lefeu flamba et s’éteignit. La cohue des bipèdes s’enfuit devant moi,en une panique soudaine. Dans ma surexcitation, je tirai sur euxavant qu’ils ne fussent disparus parmi les taillis. Alors, jerevins vers la masse noire qui gisait sur le sol.

Montgomery était étendu sur le dos, et le monstre gris pesaitsur lui de tout son poids. La brute était morte, mais tenait encoredans ses griffes recourbées la gorge de Montgomery. Auprès, M’lingétait couché, la face contre terre, immobile, le cou ouvert ettenant la partie supérieure d’une bouteille de cognac brisée. Deuxautres êtres gisaient près du feu, l’un sans mouvement, l’autregémissant par intervalles, et soulevant la tête, de temps à autre,lentement, puis la laissant retomber.

J’empoignai, d’une main, le monstre gris et l’arrachai de sur lecorps de Montgomery ; ses griffes mirent les vêtements enlambeaux tandis que je le traînais.

Montgomery avait la face à peine noircie. Je lui jetai de l’eaude mer sur la figure, et installai sous sa tête ma vareuse roulée.M’ling était mort. La créature blessée qui gémissait près du feu –c’était un des Hommes-Loups à la figure garnie de poils grisâtres –gisait, comme je m’en aperçus, la partie supérieure de son corpstombée sur les charbons encore ardents. La misérable bête était ensi piteux état que, par pitié, je lui fis sauter le crâne. L’autremonstre – mort aussi – était l’un des Hommes-Taureaux vêtus deblanc.

Le reste des bipèdes avait disparu dans le bois. Je revins versMontgomery et m’agenouillai près de lui, maudissant mon ignorancede la médecine.

À mon côté, le feu s’éteignait et, seuls, restaient quelquestisons carbonisés ou se consumant encore au milieu des cendresgrises. Je me demandais où Montgomery pouvait bien avoir trouvétout ce bois, et je vis alors que l’aurore avait envahi le ciel,brillant maintenant à mesure que la lune déclinante devenait pluspâle et plus opaque dans la lumineuse clarté bleue. Vers l’est,l’horizon était bordé de rouge.

À ce moment, j’entendis derrière moi des bruits sourdsaccompagnés de sifflements, et m’étant retourné, d’un bond je merelevai, en poussant un cri d’horreur. Contre l’aube ardente, degrandes masses tumultueuses de fumée noire tourbillonnaientau-dessus de l’enclos, et à travers leur orageuse obscuritéjaillissaient de longs et tremblants fuseaux de flamme rouge sang.Le toit de roseaux s’embrasa ; je vis les flammes souplesmonter à l’assaut des appentis, et un grand jet soudain s’élançapar la fenêtre de ma chambre.

Je compris immédiatement ce qui était arrivé, en me rappelant lefracas que j’avais entendu. Lorsque je m’étais précipité au secoursde Montgomery, j’avais renversé la lampe.

L’impossibilité évidente de sauver quoi que ce soit de ce quecontenaient les pièces de l’enclos m’apparut aussitôt. Mon espritrevint à mon projet de fuite, et, brusquement, je me retournai versl’endroit du rivage où étaient abritées les deux embarcations.Elles n’étaient plus là ! Sur le sable, non loin de moi,j’aperçus deux haches ; des éclats de bois et de copeauxétaient partout épars, et les cendres du feu fumaient etnoircissaient sous la clarté de l’aube. Pour se venger et empêchernotre retour vers l’humanité, Montgomery avait brûlé lesbarques.

Un soudain accès de rage me secoua. Je fus sur le point de melaisser aller à frapper à coups redoublés sur son crâne stupide,tandis qu’il était là, sans défense à mes pieds. Mais soudain ilremua sa main si faiblement, si pitoyablement que ma rage disparut.Il eut un gémissement et souleva un instant ses paupières.

Je m’agenouillai près de lui et lui soulevai la tête. Il rouvritles yeux, contemplant silencieusement l’aurore, puis son regardrencontra le mien : ses paupières alourdies retombèrent.

« Fâché », articula-t-il avec effort.

Il semblait essayer de penser.

« C’est le bout, murmura-t-il, la fin de cet univers idiot. Quelgâchis… »

J’écoutais. Sa tête s’inclina, inerte. Je pensai que quelqueliquide pouvait le ranimer. Mais je n’avais là ni boisson, ni vasepour le faire boire. Tout à coup, il me parut plus lourd, et moncœur se serra.

Je me penchai sur son visage et posai ma main sur sa poitrine àtravers une déchirure de sa blouse. Il était mort, et au moment oùil expirait, une ligne de feu, blanche et ardente, le limbe dusoleil, monta, à l’orient, par-delà le promontoire, éclaboussant leciel de ses rayons, et changeant la mer sombre en un tumultebouillonnant de lumière éblouissante qui se posa, comme une gloire,sur la face contractée du mort.

Doucement, je laissai sa tête retomber sur le rude oreiller queje lui avais fait, et je me relevai. Devant moi, j’avais lascintillante désolation de la mer, l’effroyable solitude où j’avaistant souffert déjà ; en arrière, l’île assoupie sous l’aurore,et ses bêtes invisibles. L’enclos avec ses provisions et sesmunitions brûlait dans un vacarme confus, avec de soudaines rafalesde flammes, avec de violentes crépitations, et de temps à autre unécroulement. L’épaisse et lourde fumée s’éloignait en suivant lagrève, roulant au ras des cimes des arbres vers les huttes duravin.

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