L’Île du docteur Moreau

Chapitre 14L’HOMME SEUL

Dans la soirée, je partis, poussé par une petite brise dusud-ouest, et m’avançai lentement et constamment vers la pleinemer, tandis que l’île diminuait de plus en plus dans la distance etque la mince spirale des fumées de solfatares n’était plus, contrele couchant ardent, qu’une ligne de plus en plus ténue. L’océans’élevait autour de moi, cachant à mes yeux cette tache basse etsombre. La traînée de gloire du soleil semblait crouler du ciel encascade rutilante, puis la clarté du jour s’éloigna comme si l’oneût laissé tomber quelque lumineux rideau, et enfin mes yeuxexplorèrent ce gouffre d’immensité bleue qu’emplit et dissimule lesoleil, et j’aperçus les flottantes multitudes des étoiles. Sur lamer et jusqu’aux profondeurs du ciel régnait le silence, et j’étaisseul avec la nuit et ce silence.

J’errai ainsi pendant trois jours, mangeant et buvantparcimonieusement, méditant les choses qui m’étaient arrivées, sansréellement désirer beaucoup revoir la race des hommes. Je n’avaisautour du corps qu’un lambeau d’étoffe fort sale, ma cheveluren’était plus qu’un enchevêtrement noir, et il n’y a rien d’étonnantà ce que ceux qui me trouvèrent m’aient pris pour un fou. Cela peutparaître étrange, mais je n’éprouvais aucun désir de réintégrerl’humanité, satisfait seulement d’avoir quitté l’odieuse sociétédes monstres.

Le troisième jour, je fus recueilli par un brick qui allaitd’Apia à San Francisco ; ni le capitaine ni le second nevoulurent croire mon histoire, présumant qu’une longue solitude etde constants dangers m’avaient fait perdre la raison. Aussi,redoutant que leur opinion soit celle des autres, j’évitai deconter mon aventure, et prétendis ne plus rien me rappeler de cequi m’était arrivé depuis le naufrage de la Dame Altière,jusqu’au moment où j’avais été rencontré, c’est-à-dire en l’espaced’une année.

Il me fallut agir avec la plus extrême circonspection pouréviter qu’on ne me crût atteint d’aliénation mentale. J’étais hantépar des souvenirs de la Loi, des deux marins morts, des embuscadesdans les ténèbres, du cadavre dans le fourré de roseaux. Enfin, sipeu naturel que cela puisse paraître, avec mon retour à l’humanité,je retrouvai, au lieu de cette confiance et de cette sympathie queje m’attendais à éprouver de nouveau, une aggravation del’incertitude et de la crainte que j’avais sans cesse ressentiespendant mon séjour dans l’île. Personne ne voulait me croire, etj’apparaissais aussi étrange aux hommes que je l’avais été auxhommes-animaux, ayant sans doute gardé quelque chose de lasauvagerie naturelle de mes compagnons.

On prétend que la peur est une maladie ; quoi qu’il ensoit, je peux certifier que, depuis plusieurs années maintenant,une inquiétude perpétuelle habite mon esprit, pareille à cellequ’un lionceau à demi dompté pourrait ressentir. Mon trouble prendune forme des plus étranges. Je ne pouvais me persuader que leshommes et les femmes que je rencontrais n’étaient pas aussi unautre genre, passablement humain, de monstres, d’animaux à demiformés selon l’apparence extérieure d’une âme humaine, et quebientôt ils allaient revenir à l’animalité première, et laisservoir tour à tour telle ou telle marque de bestialité atavique. Maisj’ai confié mon cas à un homme étrangement intelligent, unspécialiste des maladies mentales, qui avait connu Moreau et quiparut, à demi, ajouter foi à mes récits – et cela me fut un grandsoulagement.

Je n’ose espérer que la terreur de cette île me quittera jamaisentièrement, encore que la plupart du temps elle ne soit, tout aufond de mon esprit, rien qu’un nuage éloigné, un souvenir, untimide soupçon ; mais il est des moments où ce petit nuages’étend et grandit jusqu’à obscurcir tout le ciel. Si, alors, jeregarde mes semblables autour de moi, mes craintes me reprennent.Je vois des faces âpres et animées, d’autres ternes et dangereuses,d’autres fuyantes et menteuses, sans qu’aucune possède la calmeautorité d’une âme raisonnable. J’ai l’impression que l’animal vareparaître tout à coup sous ces visages, que bientôt la dégradationdes monstres de l’île va se manifester de nouveau sur une plusgrande échelle. Je sais que c’est là une illusion, que cesapparences d’hommes et de femmes qui m’entourent sont en réalité devéritables humains, qu’ils restent jusqu’au bout des créaturesparfaitement raisonnables, pleines de désirs bienveillants et detendre sollicitude, émancipées de la tyrannie de l’instinct etnullement soumises à quelque fantastique Loi – en un mot, des êtresabsolument différents de monstres humanisés. Et pourtant, je nepuis m’empêcher de les fuir, de fuir leurs regards curieux, leursquestions et leur aide, et il me tarde de me retrouver loin d’euxet seul.

Pour cette raison, je vis maintenant près de la large plainelibre, où je puis me réfugier quand cette ombre descend sur monâme. Alors, très douce est la grande place déserte sous le ciel quebalaie le vent. Quand je vivais à Londres, cette horreur étaitintolérable. Je ne pouvais échapper aux hommes ; leurs voixentraient par les fenêtres, et les portes closes n’étaient qu’uneinsuffisante sauvegarde, je sortais par les rues pour lutter avecmon illusion et des femmes qui rôdaient miaulaient après moi, deshommes faméliques et furtifs me jetaient des regards envieux, desouvriers pâles et exténués passaient auprès de moi en toussant, lesyeux las et l’allure pressée comme des bêtes blessées perdant leursang ; de vieilles gens courbés et mornes cheminaient enmarmottant, indifférents à la marmaille loqueteuse qui lesraillait. Alors j’entrais dans quelque chapelle, et là même, telétait mon trouble, il me semblait que le prêtre bredouillait de «grands pensers » comme l’avait fait l’Homme-Singe ; ou bien jepénétrais dans quelque bibliothèque et les visages attentifsinclinés sur les livres semblaient ceux de patientes créaturesépiant leur proie. Mais les figures mornes et sans expression desgens rencontrés dans les trains et les omnibus m’étaientparticulièrement nauséeuses. Ils ne paraissaient pas plus être messemblables que l’eussent été des cadavres, si bien que je n’osaiplus voyager à moins d’être assuré de rester seul. Et il mesemblait même que, moi aussi, je n’étais pas une créatureraisonnable, mais seulement un animal tourmenté par quelque étrangedésordre cérébral qui m’envoyait errer seul comme un mouton frappéde vertige.

Mais ces accès – Dieu merci – ne me prennent maintenant que trèsrarement. Je me suis éloigné de la confusion des cités et desmultitudes, et je passe mes jours entouré de sages livres, clairesfenêtres sur cette vie que nous vivons, reflétant les âmeslumineuses des hommes. Je ne vois que peu d’étrangers et n’ai qu’untrain de maison fort restreint. Je consacre mon temps à la lectureet à des expériences de chimie, et je passe la plupart des nuits,quand l’atmosphère est pure, à étudier l’astronomie.

Car, bien que je ne sache ni comment ni pourquoi, il me vientdes scintillantes multitudes des cieux le sentiment d’uneprotection et d’une paix infinies. C’est là, je le crois, dans leséternelles et vastes lois de la matière, et non dans les soucis,les crimes et les tourments quotidiens des hommes, que ce qu’il y ade plus qu’animal en nous doit trouver sa consolation et sonespoir. J’espère, ou je ne pourrais pas vivre. Et ainsi se terminemon histoire, dans l’espérance et la solitude.

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