L’Île du docteur Moreau

Chapitre 8MOREAU S’EXPLIQUE

« Et maintenant, Prendick, je m’explique, dit le docteur Moreau,aussitôt que nous eûmes mangé et bu. Je dois avouer que vous êtesbien l’hôte le plus exigeant que j’aie jamais traité et je vousavertis que c’est la dernière chose que je fais pour vous obliger.Vous pouvez, à votre aise, menacer de vous suicider ; je nebougerai pas, même si je devais en avoir quelque ennui. »

Il s’assit dans le fauteuil pliant, un cigare entre ses doigtspâles et souples. La clarté d’une lampe suspendue tombait sur sescheveux blancs ; son regard errait dans les étoiles par lapetite fenêtre sans vitres. J’étais assis aussi loin de lui quepossible, la table entre nous et les revolvers à portée de la main.Montgomery n’était pas là. Je ne me souciais pas encore d’être aveceux dans une si petite pièce.

« Vous admettez que l’être humain vivisecté, comme vousl’appeliez, n’est, après tout, qu’un puma ? » dit Moreau.

Il m’avait mené dans l’intérieur de l’enclos pour que je pussem’assurer de la chose.

« C’est le puma, répondis-je, le puma encore vivant, mais tailléet mutilé de telle façon que je souhaite ne plus voir jamais desemblable chair vivante. De tous les abjects…

– Peu importe ! interrompit Moreau. Du moins, épargnez-moices généreux sentiments. Montgomery était absolument de même. Vousadmettez que c’est le puma. Maintenant, tenez-vous en repos pendantque je vais vous débiter ma conférence de physiologie. »

Aussitôt, sur le ton d’un homme souverainement ennuyé, maiss’échauffant peu à peu, il commença à m’expliquer ses travaux. Ils’exprimait d’une façon très simple et convaincante. De temps àautre, je remarquai dans son ton un accent sarcastique, et bientôtje me sentis rouge de honte à nos positions respectives.

Les créatures que j’avais vues n’étaient pas des hommes,n’avaient jamais été des hommes. C’étaient des animaux – animauxhumanisés – triomphe de la vivisection.

« Vous oubliez tout ce qu’un habile vivisecteur peut faire avecdes êtres vivants, disait Moreau. Pour ma part, je me demandeencore pourquoi les choses que j’ai essayées ici n’ont pas encoreété faites. Sans doute, on a tenté quelques efforts – amputations,ablations, résections, excisions. Sans doute, vous savez que lestrabisme peut être produit ou guéri par la chirurgie. Dans les casd’ablation vous avez toutes sortes de changements sécrétoires, detroubles organiques, de modifications des passions, detransformations dans la sensation des tissus. Je suis certain quevous avez entendu parler de tout cela ?

– Sans doute, répondis-je. Mais ces répugnants bipèdes que…

– Chaque chose en son temps, dit-il avec un geste rassurant. Jecommence seulement. Ce sont là des cas ordinaires detransformation. La chirurgie peut faire mieux que cela. On peutconstruire aussi facilement qu’on détruit ou qu’on transforme. Vousavez entendu parler, peut-être, d’une opération fréquente enchirurgie à laquelle on a recours dans les cas où le nez n’existeplus. Un fragment de peau est enlevé sur le front, porté sur le nezet il se greffe à sa nouvelle place. C’est une sorte de greffed’une partie d’un animal sur une autre partie de lui même. On peutaussi greffer une partie récemment enlevée d’un autre animal. C’estle cas pour les dents, par exemple. La greffe de la peau et de l’osest faite pour faciliter la guérison. Le chirurgien place dans lemilieu de la blessure des morceaux de peau coupés sur un autreanimal ou des fragments d’os d’une victime récemment tuée. Vousavez peut-être entendu parler de l’ergot de coq que Hunter avaitgreffé sur le cou d’un taureau. Et les rats à trompe des zouavesd’Algérie, il faut aussi en parler – monstres confectionnés aumoyen d’un fragment de queue d’un rat ordinaire transféré dans uneincision faite sur leur museau et reprenant vie dans cetteposition.

– Des monstres confectionnés ! Alors, vous voulez direque…

– Oui. Ces créatures, que vous avez vues, sont des animauxtaillés et façonnés en de nouvelles formes. À cela – à l’étude dela plasticité des formes vivantes – ma vie a été consacrée. J’aiétudié pendant des années, acquérant à mesure de nouvellesconnaissances. Je vois que vous avez l’air horrifié, et cependantje ne vous dis rien de nouveau. Tout cela se trouve depuis fortlongtemps à la surface de l’anatomie pratique, mais personne n’a eula témérité d’y toucher. Ce n’est pas seulement la forme extérieured’un animal que je puis changer. La physiologie, le rythme chimiquede la créature, peuvent aussi subir une modification durable dontla vaccination et autres méthodes d’inoculation de matièresvivantes ou mortes sont des exemples qui vous sont, à coup sûr,familiers. Une opération similaire est la transfusion du sang, etc’est avec cela, à vrai dire, que j’ai commencé. Ce sont là des casfréquents. Moins ordinaires, mais probablement beaucoup plushardies, étaient les opérations de ces praticiens du Moyen Age quifabriquaient des nains, des culs-de-jatte, des estropiés et desmonstres de foire ; des vestiges de cet art se retrouventencore dans les manipulations préliminaires que subissent lessaltimbanques et les acrobates. Victor Hugo en parle longuementdans L’Homme qui rit… Mais vous comprenez peut-être mieuxce que je veux dire. Vous commencez à voir que c’est une chosepossible de transplanter le tissu d’une partie d’un animal à uneautre, ou d’un animal à un autre animal, de modifier ses réactionschimiques et ses méthodes de croissance, de retoucher lesarticulations de ses membres, et en somme de le changer dans sastructure la plus intime.

« Cependant, cette extraordinaire branche de la connaissancen’avait jamais été cultivée comme une fin et systématiquement parles investigateurs modernes, jusqu’à ce que je la prenne en main.Diverses choses de ce genre ont été indiquées par quelquestentatives chirurgicales ; la plupart des exemples analoguesqui vous reviendront à l’esprit ont été démontrés, pour ainsi dire,par accident – par des tyrans, des criminels, par les éleveurs dechevaux et de chiens, par toute sorte d’ignorants et de maladroitstravaillant pour des résultats égoïstes et immédiats. Je fus lepremier qui soulevai cette question, armé de la chirurgieantiseptique et possédant une connaissance réellement scientifiquedes lois naturelles.

« On pourrait s’imaginer que cela fut pratiqué en secretauparavant. Des êtres tels que les frères siamois… Et dans lescaveaux de l’Inquisition… Sans doute leur but principal était latorture artistique, mais du moins quelques-uns des inquisiteursdurent avoir une vague curiosité scientifique…

– Mais, interrompis-je, ces choses, ces animauxparlent ! »

Il répondit qu’ils parlaient en effet et continua à démontrerque les possibilités de la vivisection ne s’arrêtent pas à unesimple métamorphose physique. Un cochon peut recevoir uneéducation. La structure mentale est moins déterminée encore que lastructure corporelle. Dans la science de l’hypnotisme, qui granditet se développe, nous trouvons la possibilité promise de remplacerde vieux instincts ataviques par des suggestions nouvelles,greffées sur des idées héréditaires et fixes ou prenant leur place.À vrai dire, beaucoup de ce que nous appelons l’éducation moraleest une semblable modification artificielle et une perversion del’instinct combatif ; la pugnacité se canalise en courageuxsacrifice de soi et la sexualité supprimée en émotion religieuse.La grande différence entre l’homme et le singe est dans le larynx,dit-il, dans la capacité de former délicatement différentssons-symboles par lesquels la pensée peut se soutenir.

Sur ce point, je n’étais pas de son avis, mais, avec unecertaine incivilité, il refusa de prendre garde à mon objection. Ilrépéta que le fait était exact et continua l’exposé de sestravaux.

Je lui demandai pourquoi il avait pris la forme humaine commemodèle. Il me semblait alors, et il me semble encore maintenant,qu’il y avait dans ce choix une étrange perversité.

Il avoua qu’il avait choisi cette forme par hasard.

« J’aurais aussi bien pu transformer des moutons en lamas, etdes lamas en moutons. Je suppose qu’il y a dans la forme humainequelque chose qui appelle à la tournure artistique de l’esprit pluspuissamment qu’aucune autre forme animale. Mais je ne me suis pasborné à fabriquer des hommes. Une fois ou deux… »

Il se tut pendant un moment.

« Ces années ! avec quelle rapidité elles se sontécoulées ! Et voici que j’ai perdu une journée pour voussauver la vie et que je perds une heure encore à vous donner desexplications.

– Cependant, dis-je, je ne comprends pas encore. Quelle estvotre justification pour infliger toutes ces souffrances ? Laseule chose qui pourrait à mes yeux excuser la vivisection seraitquelque application…

– Précisément, dit-il. Mais, vous le voyez, je suis constituédifféremment. Nous nous plaçons à des points de vue différents.Vous êtes matérialiste.

– Je ne suis pas matérialiste, interrompis-je vivement.

– À mon point de vue, à mon point de vue. Car c’est justementcette question de souffrance qui nous partage. Tant que lasouffrance, qui se voit ou s’entend, vous rendra malade, tant quevos propres souffrances vous mèneront, tant que la douleur sera labase de vos idées sur le mal, sur le péché, vous serez un animal,je vous le dis, pensant un peu moins obscurément ce qu’un animalressent. Cette douleur… »

J’eus un haussement d’épaules impatient à de pareilssophismes.

« Mais c’est si peu de chose, continua-t-il. Un espritréellement ouvert à ce que la science révèle doit se rendre compteque c’est fort peu de chose. Il se peut que, sauf dans cette petiteplanète, ce grain de poussière cosmique invisible de la plus procheétoile, il se peut que nulle part ailleurs ne se rencontre ce qu’onappelle la souffrance. Les lois vers lesquelles nous nousacheminons en tâtonnant… D’ailleurs, même sur cette terre, mêmeparmi tout ce qui vit, qu’est donc la douleur ? »

En parlant, il tira de sa poche un petit canif, en ouvrit unelame, avança son fauteuil de façon que je puisse voir sacuisse ; puis, choisissant la place, il enfonça délibérémentla lame dans sa chair et l’en retira.

« Vous aviez, sans doute, déjà vu cela. On ne le sent pas plusqu’une piqûre d’épingle. Qu’en conclure ? La capacité desouffrir n’est pas nécessaire dans le muscle et ne s’y trouvepas ; elle n’est que nécessaire dans la peau, et, dans lacuisse, à peine ici ou là se trouve-t-il un point capable de sentirla douleur. La douleur n’est que notre conseiller médical intimepour nous avertir et nous stimuler. Toute chair vivante n’est pasdouloureuse, non plus que les nerfs, ni même tous les nerfssensoriels. Il n’y a aucune trace de souffrance réelle dans lessensations du nerf optique. Si vous blessez le nerf optique, vousvoyez simplement des flamboiements de lumière, de même qu’unelésion du nerf auditif se manifeste simplement par un bourdonnementdans les oreilles. Les végétaux ne ressentent aucune douleur ;les animaux inférieurs – il est possible que des animaux tels quel’astérie ou l’écrevisse ne ressentent pas la douleur. Alors, quantaux hommes, plus intelligents ils deviennent et plus intelligemmentils travailleront à leur bien-être et moins nécessaire seral’aiguillon qui les avertit du danger. Je n’ai encore jamais vu dechose inutile qui ne soit tôt ou tard déracinée et supprimée del’existence – et vous ? or, la douleur devient inutile.

« D’ailleurs, je suis un homme religieux, Prendick, comme touthomme sain doit l’être. Il se peut que je me figure être un peumieux renseigné que vous sur les méthodes du Créateur de ce monde –car j’ai cherché ses lois à ma façon, toute ma vie, tandisque vous, je crois, vous collectionnez des papillons. Et je vousréponds bien que le plaisir et la douleur n’ont rien à voir avec leciel ou l’enfer. Le plaisir et la douleur !… Bah !Qu’est-ce que l’extase du théologien, sinon la houri de Mahometdans les ténèbres ? Ce grand cas que les hommes et les femmesfont du plaisir et de la douleur, Prendick, est la marque de labête en eux, la marque de la bête dont ils descendent. Lasouffrance ! Le plaisir et la douleur !… Nous ne lessentons qu’aussi longtemps que nous nous roulons dans lapoussière.

« Vous voyez, j’ai continué mes recherches dans la voie où ellesm’ont mené. C’est la seule façon que je sache de conduire desrecherches. Je pose une question, invente quelque méthode d’avoirune réponse et j’obtiens… une nouvelle question. Ceci ou celaest-il possible ? Vous ne pouvez vous imaginer ce que celasignifie pour un investigateur, quelle passion intellectuelles’empare de lui. Vous ne pouvez vous imaginer les étranges délicesde ces désirs intellectuels. La chose que vous avez devant vousn’est plus un animal, une créature comme vous, mais un problème. Lasouffrance par sympathie – tout ce que j’en sais est le souvenird’une chose dont j’ai souffert il y a bien des années. Je voulais –c’était mon seul désir – trouver la limite extrême de plasticitédans une forme vivante.

– Mais, fis-je, c’est une abomination…

– Jusqu’à ce jour je ne me suis nullement préoccupé de l’éthiquede la matière. L’étude de la Nature rend un homme au moins aussiimpitoyable que la Nature. J’ai poursuivi mes recherches sans mesoucier d’autre chose que de la question que je voulais résoudre etles matériaux… ils sont là-bas, dans les huttes… Il y a bientôtonze ans que nous sommes venus ici, Montgomery et moi, avec sixCanaques. Je me rappelle la verte tranquillité de l’île et l’océanvide autour de nous, comme si c’était hier. L’endroit semblaitm’attendre.

« Les provisions furent débarquées et l’on construisit lamaison. Les Canaques établirent leurs huttes près du ravin. Je memis à travailler ici sur ce que j’avais apporté. Au début, deschoses désagréables arrivèrent. Je commençai avec un mouton, mais,après un jour et demi de travail, mon scalpel glissa et la bêtemourut ; je pris un autre mouton ; j’en fis une chose dedouleur et de peur et bandai ses blessures pour qu’il guérît. Unefois fini, il me sembla parfaitement humain, mais quand je lerevis, j’en fus mécontent. Il se rappelait de moi, éprouvait uneterreur indicible et n’avait pas plus d’esprit qu’un mouton. Plusje le regardais, plus il me semblait difforme, et enfin je fiscesser les misères de ce monstre. Ces animaux sans courage, cesêtres craintifs et sensibles, sans la moindre étincelle d’énergiecombative pour affronter la souffrance, ne valent rien pourconfectionner des hommes.

« Puis, je pris un gorille que j’avais, et avec lui, travaillantavec le plus grand soin, venant à bout de chaque difficulté, l’uneaprès l’autre, je fis mon premier homme. Toute une semaine, jour etnuit, je le façonnai ; c’était surtout son cerveau qui avaitbesoin d’être retouché ; il fallut y ajouter grandement et lechanger beaucoup. Quand j’eus fini et qu’il fut là, devant moi,lié, bandé, immobile, je jugeai que c’était un beau spécimen dutype négroïde. Je ne le quittai que quand je fus certain qu’ilsurvivrait, et je vins dans cette pièce, où je trouvai Montgomerydans un état assez semblable au vôtre. Il avait entenduquelques-uns des cris de la bête à mesure qu’elle s’humanisait, descris comme ceux qui vous ont tellement troublé. Je ne l’avais pasadmis entièrement dans mes confidences tout d’abord. Les Canaques,eux aussi, s’étaient mis martel en tête, et ma seule vue leseffarouchait. Je regagnai la confiance de Montgomery, jusqu’à uncertain point, mais nous eûmes toutes les peines du monde àempêcher les Canaques de déserter. À la fin, ils y réussirent, etnous perdîmes ainsi le yacht. Je passai de nombreuses journées àfaire l’éducation de ma brute – en tout trois ou quatre mois. Jelui enseignai les rudiments de l’anglais, lui donnai quelque idéedes nombres, lui fis même lire l’alphabet. Mais il avait, lecerveau lent – bien que j’aie vu des idiots plus lentscertainement. Il commença avec la table rase, mentalement, iln’avait dans son esprit aucun souvenir de ce qu’il avait été. Quandses cicatrices furent complètement fermées, qu’il ne fut plus raideet endolori, qu’il put dire quelques mots, je l’emmenai là-bas etle présentai aux Canaques comme un nouveau compagnon.

« D’abord, ils eurent horriblement peur de lui – ce quim’offensa quelque peu, car j’éprouvais un certain orgueil de monœuvre – mais ses manières paraissaient si douces, et il était siabject qu’au bout de peu de temps, ils l’acceptèrent et prirent enmain son éducation. Il apprenait avec rapidité, imitant ets’appropriant tout, et il se construisit une cabane, mieux faitemême, me sembla-t-il, que leurs huttes. Il y en avait un parmi eux,vaguement missionnaire, qui lui apprit à lire ou du moins à épeler,lui donna quelques idées rudimentaires de moralité, mais il paraîtque les habitudes de la bête n’étaient pas tout ce qu’il y avait deplus désirable.

« Après cela, je pris quelques jours de repos, et j’eus l’idéede rédiger un exposé de toute l’affaire pour réveiller lesphysiologistes européens. Mais, une fois, je trouvai ma créatureperchée dans un arbre, jacassant et faisant des grimaces à deux desCanaques qui l’avaient taquinée. Je la menaçai, lui reprochail’inhumanité d’un tel procédé, réveillai chez lui le sens de lahonte, et revins ici, résolu à faire mieux encore avant de faireconnaître le résultat de mes travaux. Et j’ai fait mieux ;mais, quoi qu’il en soit les brutes rétrogradent, la bestialitéopiniâtre reprend jour après jour le dessus. J’ai l’intention defaire mieux encore. J’en viendrai à bout. Ce puma…

« Mais revenons au récit. Tous les Canaques sont mortsmaintenant. L’un tomba par-dessus bord, de la chaloupe ; unautre mourut d’une blessure au talon qu’il empoisonna, d’une façonquelconque, avec du jus de plante. Trois s’enfuirent avec le yachtet furent noyés, je le suppose et je l’espère. Le dernier… fut tué.Mais je les ai remplacés. Montgomery se comporta d’abord comme vousétiez disposé à le faire puis…

– Qu’est devenu l’autre, demandai-je vivement, l’autre Canaquequi a été tué ?

– Le fait est qu’après que j’eus fabriqué un certain nombre decréatures humaines, je fis un être… »

Il hésita.

« Eh bien ? dis-je.

– Il fut tué.

– Je ne comprends pas. Voulez-vous dire que…

– Il tua le Canaque… oui. Il tua plusieurs autres choses qu’ilattrapa. Nous le pourchassâmes pendant deux jours. Il avait étélâché par accident – je n’avais pas eu l’intention de le mettre enliberté. Il n’était pas fini. C’était simplement une expérience.Une chose sans membres qui se tortillait sur le sol à la façon d’unserpent. Ce monstre était d’une force immense et rendu furieux parla douleur ; il avançait avec une grande rapidité, de l’allureroulante d’un marsouin qui nage. Il se cacha dans les bois pendantquelques jours, s’en prenant à tout ce qu’il rencontrait, jusqu’àce que nous nous fussions mis en chasse ; alors il se traînadans la partie nord de l’île, et nous nous divisâmes pour lecerner. Montgomery avait insisté pour se joindre à moi. Le Canaqueavait une carabine et quand nous trouvâmes son corps le canon deson arme était tordu en forme d’S et presque traversé à coups dedents… Montgomery abattit le monstre d’un coup de fusil… Depuislors, je m’en suis tenu à l’idéal de l’humanité… excepté pour depetites choses. »

Il se tut. Je demeurai silencieux, examinant son visage.

« Ainsi, reprit-il, pendant vingt ans entiers – en comptant neufannées en Angleterre – j’ai travaillé, et il y a encore quelquechose dans tout ce que je fais qui déjoue mes plans, qui memécontente, qui me provoque à de nouveaux efforts. Quelquefois jedépasse mon niveau, d’autres fois je tombe au-dessous, maistoujours je reste loin des choses que je rêve. La forme humaine, jepuis l’obtenir maintenant, presque avec facilité, qu’elle soitsouple et gracieuse, ou lourde et puissante, mais souvent j’ai del’embarras avec les mains et les griffes – appendices douloureuxque je n’ose façonner trop librement. Mais c’est la greffe et latransformation subtiles qu’il faut faire subir au cerveau qui sontmes principales difficultés. L’intelligence reste souventsingulièrement primitive, avec d’inexplicables lacunes, des videsinattendus. Et le moins satisfaisant de tout est quelque chose queje ne puis atteindre, quelque part – je ne puis déterminer où –dans le siège des émotions. Des appétits, des instincts, des désirsqui nuisent à l’humanité, un étrange réservoir caché qui éclatesoudain et inonde l’individualité tout entière de la créature : decolère, de haine ou de crainte. Ces êtres que j’ai façonnés vousont paru étranges et dangereux aussitôt que vous avez commencé àles observer, mais à moi, aussitôt que je les ai achevés, ils mesemblent être indiscutablement des êtres humains. C’est après,quand je les observe, que ma conviction disparaît. D’abord, untrait animal, puis un autre, se glisse à la surface et m’apparaîtflagrant. Mais j’en viendrai à bout, encore. Chaque fois que jeplonge une créature vivante dans ce bain de douleur cuisante, je medis : cette fois, toute l’animalité en lui sera brûlée, cette foisje vais créer de mes mains une créature raisonnable. Après tout,qu’est-ce que dix ans ? Il a fallu des centaines de milliersd’années pour faire l’homme. »

Il parut plongé dans de profondes pensées.

« Mais j’approche du but, je saurai le secret. Ce puma que je…»

Il se tut encore.

« Et ils rétrogradent, reprit-il. Aussitôt que je n’ai plus lamain dessus, la bête commence à reparaître, à revendiquer sesdroits… »

Un autre long silence se fit.

« Alors, dis-je, vous envoyez dans les repaires du ravin lesmonstres que vous fabriquez.

– Ils y vont. Je les lâche quand je commence à sentir la bête eneux, et bientôt, ils sont là-bas. Tous, ils redoutent cette maisonet moi. Il y a dans le ravin une parodie d’humanité. Montgomery ensait quelque chose, car il s’immisce dans leurs affaires. Il en adressé un ou deux à nous servir. Il en a honte, mais je crois qu’ila une sorte d’affection pour quelques-uns de ces êtres. C’est sonaffaire, ça ne me regarde pas. Ils me donnent une impression deraté qui me dégoûte. Ils ne m’intéressent pas. Je crois qu’ilssuivent les règles que le missionnaire canaque a indiquées etqu’ils ont une sorte d’imitation dérisoire de vie rationnelle – lespauvres brutes ! Ils ont quelque chose qu’ils appellent laLoi, ils chantent des mélopées où ils proclament tout àlui. Ils construisent eux-mêmes leurs repaires, recueillentdes fruits et arrachent des herbes – s’accouplent même. Mais je nevois clairement dans tout cela, dans leurs âmes mêmes, rien autrechose que des âmes de bêtes, de bêtes qui périssent – la colère ettous les appétits de vivre et de se satisfaire… Pourtant, ils sontétranges, bizarres – complexes comme tout ce qui vit. Il y a en euxune sorte de tendance vers quelque chose de supérieur – en partiefaite de vanité, en partie d’émotion cruelle superflue, en partiede curiosité gaspillée. Ce n’est qu’une singerie, une raillerie…J’ai quelque espoir pour ce puma. J’ai laborieusement façonné satête et son cerveau…

« Et maintenant, continua-t-il – en se levant après un longintervalle de silence pendant lequel nous avions l’un et l’autresuivi nos pensées – que dites-vous de tout cela ? Avez-vousencore peur de moi ? »

Je le regardai, et vis simplement un homme pâle, à cheveuxblancs, avec des yeux calmes, Sous sa remarquable sérénité,l’aspect de beauté, presque, qui résultait de sa régulièretranquillité et de sa magnifique carrure, il aurait pu faire bonnefigure parmi cent autres vieux gentlemen respectables. J’eus unfrisson. Pour répondre à sa seconde question, je lui tendis unrevolver.

« Gardez-les », fit-il en dissimulant un bâillement.

Il se leva, me considéra un moment, et sourit.

« Vous avez eu deux journées bien remplies. »

Il resta pensif un instant et sortit par la porte intérieure. Jedonnai immédiatement un tour de clef à la porte extérieure.

Je m’assis à nouveau, plongé un certain temps dans un état destagnation, une sorte d’engourdissement, si las, mentalement,physiquement et émotionnellement, que je ne pouvais conduire mespensées au-delà du point où il les avait menées. La fenêtre mecontemplait comme un grand œil noir. Enfin, avec un effort,j’éteignis la lampe et m’étendis dans le hamac. Je fus bientôtprofondément endormi.

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