L’Île du docteur Moreau

Chapitre 7L’ENSEIGNEMENT DE LA LOI

Alors, quelque chose de froid toucha ma main. Je tressaillisviolemment et aperçus tout contre moi une vague forme rosâtre, quiressemblait à un enfant écorché plus qu’à un autre être. Lacréature avait exactement les traits doux et repoussants del’aï[1] , le même front bas et les mêmes gesteslents. Quand fut dissipé le premier aveuglement causé par lepassage subit du grand jour à l’obscurité, je commençai à y voirplus distinctement. La petite créature qui m’avait touché étaitdebout devant moi, m’examinant. Mon conducteur avait disparu.

L’endroit était un étroit passage creusé entre de hauts murs delave, une profonde crevasse, de chaque côté de laquelle desentassements d’herbes marines, de palmes et de roseaux entrelacéset appuyés contre la roche, formaient des repaires grossiers etimpénétrablement sombres. L’interstice sinueux qui remontait leravin avait à peine trois mètres de large et il était encombré dedébris de fruits et de toutes sortes de détritus qui expliquaientl’odeur fétide.

Le petit être rosâtre continuait à m’examiner avec ses yeuxclignotants, quand mon Homme-Singe reparut à l’ouverture de la plusproche de ces tanières, me faisant signe d’entrer. Au même moment,un monstre lourd et gauche sortit en se tortillant de l’un desantres qui se trouvaient au bout de cette rue étrange ; il sedressa, silhouette difforme, contre le vert brillant des feuillageset me fixa. J’hésitai – à demi décidé à m’enfuir par le chemin quej’avais suivi pour venir –, puis, déterminé à pousser l’aventurejusqu’au bout, je serrai plus fort mon bâton dans ma main et meglissai dans le fétide appentis derrière mon conducteur.

C’était un espace semi-circulaire, ayant la forme d’unedemi-ruche d’abeilles, et, contre le mur rocheux qui formait laparoi intérieure, se trouvait une provision de fruits variés, noixde coco et autres. Des ustensiles grossiers de lave et de boisétaient épars sur le sol et l’un d’eux était sur une sorte demauvais escabeau. Il n’y avait pas de feu. Dans le coin le plussombre de la hutte était accroupie une masse informe qui grogna enme voyant ; mon Homme-Singe resta debout, éclairé par lafaible clarté de l’entrée, et me tendit une noix de coco ouverte,tandis que je me glissai dans le coin opposé où je m’accroupis. Jepris la noix et commençai à la grignoter, l’air aussi calme quepossible, malgré ma crainte intense et l’intolérable manque d’airde la hutte. La petite créature rose apparut à l’ouverture, etquelque autre bipède avec une figure brune et des yeux brillantsvint aussi regarder par-dessus son épaule.

« Hé ? grogna la masse indistincte du coin opposé.

– C’est un Homme, c’est un Homme, débita mon guide ; unHomme, un Homme, un Homme vivant, comme moi !

– Assez ! » intervint avec un grognement la voix quisortait des ténèbres.

Je rongeais ma noix de coco au milieu d’un silenceimpressionnant, cherchant, sans pouvoir y réussir, à distinguer cequi se passait dans les ténèbres.

« C’est un Homme ? répéta la voix. Il vient vivre avecnous ? »

La voix forte, un peu hésitante, avait quelque chose de bizarre,une sorte d’intonation sifflante qui me frappa d’une façonparticulière, mais l’accent était étrangement correct.

L’Homme-Singe me regarda comme s’il espérait quelque chose.J’eus l’impression que ce silence était interrogatif.

« Il vient vivre avec vous, dis-je.

– C’est un Homme ; il faut qu’il apprenne la Loi. »

Je commençais à distinguer maintenant quelque chose de plussombre dans l’obscurité, le vague contour d’un être accroupi latête enfoncée dans les épaules. Je remarquai alors que l’ouverturede la hutte était obscurcie par deux nouvelles têtes. Ma main serraplus fort mon arme. La chose dans les ténèbres parla sur un tonplus élevé :

« Dites les mots. »

Je n’avais pas entendu ce qu’il avait ânonné auparavant, aussirépéta-t-il sur une sorte de ton de mélopée :

« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi… »

J’étais ahuri.

« Dites les mots », bredouilla l’Homme-Singe.

Lui-même les répéta, et tous les êtres qui se trouvaient àl’entrée firent chorus, avec quelque chose de menaçant dans leurintonation.

Je me rendis compte qu’il me fallait aussi répéter cette formulestupide, et alors commença une cérémonie insensée. La voix, dansles ténèbres, entonna phrase à phrase une suite de litanies folles,que les autres et moi répétâmes. En articulant les mots, ils sebalançaient de côté et d’autre, frappant leurs cuisses, et jesuivis leur exemple. Je pouvais m’imaginer que j’étais mort et déjàdans un autre monde en cette hutte obscure, avec ces personnagesvagues et grotesques, tachetés ici et là par un reflet de lumière,tous se balançant et chantant à l’unisson :

« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nouspas des Hommes ?

– Ne pas laper pour boire. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas desHommes ?

– Ne pas manger de chair ni de poisson. C’est la Loi. Nesommes-nous pas des Hommes ?

– Ne pas griffer l’écorce des arbres. C’est la Loi. Nesommes-nous pas des Hommes ?

– Ne pas chasser les autres Hommes. C’est la Loi. Ne sommes-nouspas des Hommes ? »

On peut aisément imaginer le reste, depuis la prohibition de cesactes de folie jusqu’à la défense de ce que je croyais alors êtreles choses les plus insensées, les plus impossibles et les plusindécentes. Une sorte de ferveur rythmique s’empara de noustous ; avec un balancement et un baragouin de plus en plusaccélérés, nous répétâmes les articles de cette loi étrange.Superficiellement, je subissais la contagion de ces brutes, maistout au fond de moi le rire et le dégoût se disputaient la place.Nous parcourûmes une interminable liste de prohibitions, puis lamélopée reprit sur une nouvelle formule.

« À lui, la maison de souffrance.

– À lui, la main qui crée.

– À lui, la main qui blesse.

– À lui, la main qui guérit. »

Et ainsi de suite, toute une autre longue série, la plupart dutemps en un jargon absolument incompréhensible pour moi, futdébitée sur lui, quel qu’il pût être. J’aurais cru rêver, maisjamais encore je n’avais entendu chanter en rêve.

« À lui, l’éclair qui tue.

– À lui, la mer profonde », chantions-nous.

Une idée horrible me vint à l’esprit, que Moreau, après avoiranimalisé ces hommes, avait infecté leurs cerveaux rabougris avecune sorte de déification de lui-même. Néanmoins, je savais tropbien quelles dents blanches et quelles grilles puissantesm’entouraient pour interrompre mon chant, même après cetteexplication.

« À lui, les étoiles du ciel. »

Pourtant, ces litanies prirent fin. Je vis la figure del’Homme-Singe ruisselante de sueur et, mes yeux s’étant maintenantaccoutumés aux ténèbres, je distinguai mieux le personnage assisdans le coin d’où venait la voix. Il avait la taille d’un homme,mais semblait couvert d’un poil terne et gris assez semblable àcelui d’un chien terrier. Qu’était-il ? Qu’étaient-ilstous ? Imaginez-vous entouré des idiots et des estropiés lesplus horribles qu’il soit possible de concevoir, et vous pourrezcomprendre quelques-uns de mes sentiments, tandis que j’étais aumilieu de ces grotesques caricatures d’humanité.

« C’est un homme à cinq doigts, à cinq doigts, à cinq doigts…,comme moi », disait l’Homme-Singe.

J’étendis mes mains. La créature grisâtre du coin se pencha enavant.

« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nouspas des Hommes ? » dit-elle. Elle avança une espèce de moignonétrangement difforme et prit mes doigts. On eût dit le sabot d’undaim découpé en griffes. Je me retins pour ne pas crier de surpriseet de douleur. Sa figure se pencha encore pour examiner mesongles ; le monstre s’avança dans la lumière qui venait del’ouverture et je vis, avec un frisson de dégoût, qu’il n’avaitfigure ni d’homme ni de bête, mais une masse de poils gris avectrois arcades sombres qui indiquaient la place des yeux et de labouche.

« Il a les ongles courts, remarqua entre ses longs poilsl’effrayant personnage. Ça vaut mieux : il y en a tant qui sontgênés par de grands ongles. »

Il laissa retomber ma main et instinctivement je pris monbâton.

« Manger des racines et des arbres – c’est sa volonté. proféral’Homme-Singe.

– C’est moi qui enseigne la Loi, dit le monstre gris. Iciviennent tous ceux qui sont nouveaux pour apprendre la Loi. Je suisassis dans les ténèbres et je répète la Loi.

– C’est vrai, affirma un des bipèdes de l’entrée.

– Terrible est la punition de ceux qui transgressent la Loi. Nuln’échappe.

– Nul n’échappe, répétèrent-ils tous, en se lançant des regardsfurtifs.

– Nul, nul, nul n’échappe, confirma l’Homme-Singe.Regardez ! J’ai fait une petite chose, une chose mauvaise, unefois. Je jacassai, je jacassai, je ne parlais plus. Personne necomprenait. Je suis brûlé, marqué au feu dans la main. Il estgrand ; il est bon.

– Nul n’échappe, répéta dans son coin le monstre gris.

– Nul n’échappe, répétèrent les autres en se regardant decôté.

– Chacun a un besoin qui est mauvais, continua le monstre gris.Votre besoin, nous ne le savons pas. Nous le saurons. Certains ontbesoin de suivre les choses qui remuent, d’épier, de se glisserfurtivement, d’attendre et de bondir, de tuer et de mordre, demordre profond… C’est mauvais. – Ne pas chasser les autres Hommes.C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? – Ne pas mangerde chair ni de poisson. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas desHommes ?

– Nul n’échappe, interrompit une brute debout dans l’entrée.

– Chacun a un besoin qui est mauvais, reprit le monstre gardiende la Loi. Certains ont besoin de creuser avec les dents et lesmains entre les racines et de renifler la terre… c’est mauvais.

– Nul n’échappe, répétèrent les bipèdes de l’entrée.

– Certains écorchent les arbres, certains vont creuser sur lestombes des morts, certains se battent avec le front, ou les pieds,ou les ongles, certains mordent brusquement sans provocation,certains aiment l’ordure.

– Nul n’échappe, prononça l’Homme-Singe en se grattant lemollet.

– Nul n’échappe, dit aussi le petit être rose.

– La punition est rude et sûre. Donc, apprenez la Loi. Répétezles mots. »

Immédiatement, il recommença l’étrange litanie de cette loi et,de nouveau, tous ces êtres et moi, nous nous mîmes à chanter et ànous balancer. La tête me tournait, à cause de cette monotonepsalmodie et de l’odeur fétide de l’endroit, mais je me raidis,comptant trouver bientôt l’occasion d’en savoir plus long.

« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nouspas des Hommes ? »

Nous faisions un tel tapage que je ne pris pas garde à un bruitvenant du dehors. Jusqu’à ce que quelqu’un, qui était, je pense,l’un des deux Hommes-Porcs que j’avais aperçus, passant sa têtepar-dessus la petite créature rose, cria sur un ton de frayeurquelque chose que je ne saisis pas. Aussitôt ceux qui étaientdebout à l’entrée disparurent ; mon Homme-Singe se précipitadehors, l’être qui restait assis dans l’obscurité le suivit – jeremarquai qu’il était gros et maladroit et couvert de poilsargentés – et je me trouvai seul.

Puis, avant que j’eusse atteint l’ouverture, j’entendisl’aboiement d’un chien.

Au même instant, j’étais hors de la hutte, mon bâton de chaise àla main, tremblant de tous mes membres. Devant moi, j’avais les dosmal bâtis d’une vingtaine peut-être de ces bipèdes, leurs têtesdifformes à demi enfoncées dans les omoplates. Ils gesticulaientavec animation. D’autres faces à demi animales sortaient,inquiètes, des autres huttes. Portant mes regards dans la directionvers laquelle ils étaient tournés, je vis, venant à travers labrume, sous les arbres, au bout du passage des tanières, lasilhouette sombre et la terrible tête blanche de Moreau. Ilmaintenait le chien qui bondissait, et, le suivant de près, venaitMontgomery, le revolver au poing.

Un instant, je restai frappé de terreur.

Je me retournai et vis le passage, derrière moi, bloqué par uneénorme brute, à la face large et grise et aux petits yeuxclignotants. Elle s’avançait vers moi, je regardai de tous côtés etaperçus à ma droite, dans le mur de roche, à cinq ou six mètres dedistance, une étroite fissure, à travers laquelle venait un rayonde lumière coupant obliquement l’ombre.

« Arrêtez ! » cria Moreau en me voyant me diriger vers lafissure ; puis il ordonna : « Arrêtez-le ! »

À ces mots, les figures des brutes se tournèrent une à une versmoi. Heureusement, leur cerveau bestial était lent àcomprendre.

D’un coup d’épaule, j’envoyai rouler à terre un monstre gaucheet maladroit, qui se retournait pour voir ce que voulait direMoreau, et il alla tomber en en renversant un autre. Il chercha àse rattraper à moi, mais me manqua. La petite créature rose seprécipita pour me saisir, mais je l’abattis d’un coup de bâton etle clou balafra sa vilaine figure. L’instant d’après, j’escaladaisun sentier à pic, une sorte de cheminée inclinée qui sortait duravin. J’entendis un hurlement et des cris :

« Attrapez-le ! Arrêtez-le ! »

Le monstre gris apparut derrière moi et engagea sa masse dans labrèche. Les autres suivaient en hurlant.

J’escaladai l’étroite crevasse et débouchai sur la solfatare ducôté ouest du village des hommes-animaux. Je franchis cet espace encourant, descendis une pente abrupte où poussaient quelques arbresépars, et arrivai à un bas-fond plein de grands roseaux. Je m’yengageai, avançant jusqu’à un épais et sombre fourré dont le solcédait sous les pieds.

La brèche avait été, pour moi, une chance inespérée, car lesentier étroit et montant obliquement dut gêner grandement etretarder ceux qui me poursuivaient. Au moment où je m’enfonçai dansles roseaux, le plus proche émergeait seulement de la crevasse.

Pendant quelques minutes, je continuai à courir dans le fourré.Bientôt, autour de moi, l’air fut plein de cris menaçants.J’entendis le tumulte de la poursuite, le bruit des roseauxécrasés, et, de temps en temps, le craquement des branches.Quelques-uns des monstres rugissaient comme des bêtes féroces. Versla gauche, le chien aboyait ; dans la même direction,j’entendis Moreau et Montgomery pousser leurs appels. Je tournaibrusquement vers la droite. Il me sembla à ce moment entendreMontgomery me crier de fuir, si je tenais à la vie.

Bientôt le sol, gras et bourbeux, céda sous mes pieds ;mais, avec une énergie désespérée, je m’y jetai tête baissée,barbotant jusqu’aux genoux, et je parvins enfin à un sentiersinueux entre de grands roseaux. Le tumulte de la poursuites’éloigna vers la gauche. À un endroit, trois étranges animauxroses, de la taille d’un chat, s’enfuirent en sautillant devantmoi. Ce sentier montait à travers un autre espace libre, couvertd’incrustations blanches, pour s’enfoncer de nouveau dans lesroseaux.

Puis, soudain, il tournait, suivant le bord d’une crevasse àpic, survenant comme le saut-de-loup d’un parc anglais, brusque etimprévue. J’arrivais en courant de toutes mes forces et neremarquai ce précipice qu’en m’y sentant dégringoler dans levide.

Je tombai, la tête et les épaules en avant, parmi des épines, etme relevai, une oreille déchirée et la figure ensanglantée. J’avaisculbuté dans un ravin escarpé, plein de roches et d’épines. Unbrouillard s’enroulait en longues volutes autour de moi, et unruisselet étroit d’où montait cette brume serpentait jusqu’au fond.Je fus étonné de trouver du brouillard dans la pleine ardeur dujour, mais je n’avais pas le loisir de m’attarder à réfléchir.J’avançai en suivant la direction du courant, espérant arriverainsi jusqu’à la mer et avoir le chemin libre pour me noyer ;ce fut plus tard seulement que je m’aperçus que j’avais perdu monbâton dans ma chute.

Bientôt, le ravin se rétrécit sur un certain espace, et,insouciamment, j’entrai dans le courant. J’en ressortis bien vite,car l’eau était presque brûlante. Je remarquai aussi une minceécume sulfureuse flottant à sa surface. Presque immédiatement leravin faisait un angle brusque et j’aperçus l’indistinct horizonbleu. La mer proche reflétait le soleil par des myriades defacettes. Je vis ma mort devant moi.

Mais j’étais trempé de sueur et haletant. Je ressentais aussiune certaine exaltation d’avoir devancé ceux qui me pourchassaient,et cette joie et cette surexcitation m’empêchèrent alors de menoyer sans plus attendre.

Je me retournai dans la direction d’où je venais, l’oreille auxécoutes. À part le bourdonnement des moucherons et le bruissementde certains insectes qui sautaient parmi les buissons, l’air étaitabsolument tranquille.

Alors, me parvinrent, très faibles, l’aboiement d’un chien, puisun murmure confus de voix, le claquement d’un fouet. Ces bruits,s’accrurent, puis diminuèrent, remontèrent le courant, pours’évanouir. Pour un temps, la chasse semblait terminée, mais jesavais maintenant quelle chance de secours je pouvais trouver dansces bipèdes.

Je repris ma route vers la mer. Le ruisseau d’eau chaudes’élargissait en une embouchure encombrée de sables et d’herbes,sur lesquels une quantité de crabes et de bêtes aux longs corpsmunis de nombreuses pattes grouillèrent à mon approche. J’avançaijusqu’au bord des flots, où, enfin, je me sentis en sécurité. Je meretournai et, les mains sur les hanches, je contemplai l’épaisseverdure dans laquelle le ravin vaporeux faisait une brècheembrumée. Mais j’étais trop surexcité et – chose réelle, dontdouteront ceux qui n’ont jamais connu le danger – trop désespérépour mourir.

Alors, il me vint à l’esprit que j’avais encore une chance.Tandis que Moreau, Montgomery et leur cohue bestiale mepourchassaient à travers l’île, ne pourrais-je pas contourner lagrève et arriver à l’enclos ? tenter de faire une marche deflanc contre eux et alors, avec une pierre arrachée au mur peusolidement bâti, briser la serrure de la petite porte et essayer detrouver un couteau, un pistolet, que sais-je, pour leur tenir têteà leur retour ? En tous les cas, c’était une chance de vendrechèrement ma vie.

Je me tournai vers l’ouest, avançant au long des flots.L’aveuglante ardeur du soleil couchant flamboyait devant mesyeux ; et la faible marée du Pacifique montait en longuesondulations.

Bientôt le rivage s’éloigna vers le sud et j’eus le soleil à madroite. Puis, tout à coup, loin en face de moi, je vis, une à une,plusieurs figures émerger des buissons – Moreau, avec son grandchien gris, ensuite Montgomery et deux autres. À cette vue, jem’arrêtai.

Ils m’aperçurent et se mirent à gesticuler et à avancer. Jerestai immobile, les regardant venir. Les deux hommes-animauxs’élancèrent en courant pour me couper la retraite vers lesbuissons de l’intérieur. Montgomery aussi se prit à courir, maisdroit vers moi. Moreau suivait plus lentement avec le chien.

Enfin, je secouai mon inaction et, me tournant du côté de lamer, j’entrai délibérément dans les flots. J’y fis une trentaine demètres avant que l’eau me vînt à la taille. Vaguement, je pouvaisvoir les bêtes de marée s’enfuir sous mes pas.

« Mais que faites-vous ? » cria Montgomery.

Je me retournai, de l’eau jusqu’à mi-corps, et les regardai.

Montgomery était resté haletant au bord du flot. Sa figure,après cette course, était d’un rouge vif, ses longs cheveux platsétaient en désordre, et sa lèvre inférieure, tombante, laissaitvoir ses dents irrégulières. Moreau approchait seulement, la facepâle et ferme, et le chien qu’il maintenait aboya après moi. Lesdeux hommes étaient munis de fouets solides. Plus haut, au bord desbroussailles, se tenaient les hommes-animaux aux aguets.

« Ce que je fais ? – Je vais me noyer. »

Montgomery et Moreau échangèrent un regard.

« Pourquoi ? demanda Moreau.

– Parce que cela vaut mieux qu’être torturé par vous.

– Je vous l’avais dit », fit Montgomery, et Moreau lui réponditquelque chose à voix basse.

« Qu’est-ce qui vous fait croire que je vais voustorturer ? demanda Moreau.

– Ce que j’ai vu, répondis-je. Et puis, ceux-là –là-bas !

– Chut ! fit Moreau en levant la main.

– Je ne me tairai pas, dis-je. Ils étaient des hommes : quesont-ils maintenant ? Moi, du moins, je ne serai pas commeeux. »

Mes regards allèrent plus loin que mes interlocuteurs. Enarrière, sur le rivage, se tenaient M’ling, le domestique deMontgomery, et l’une des brutes vêtues de blanc qui avaient maniéla chaloupe. Plus loin encore, dans l’ombre des arbres, je vis unpetit Homme-Singe, et, derrière lui, quelques vagues figures.

« Qui sont ces créatures ? m’écriai-je, en les indiquant dudoigt et élevant de plus en plus la voix pour qu’ilsm’entendissent. C’étaient des hommes – des hommes comme vous, dontvous avez fait des êtres abjects par quelque flétrissure bestiale –des hommes dont vous avez fait vos esclaves, et que vous craignezencore. – Vous qui écoutez, m’écriai-je, en indiquant Moreau, etm’égosillant pour être entendu par les monstres, vous quim’écoutez, ne voyez-vous pas que ces hommes vous craignent, qu’ilsont peur de vous ? Pourquoi n’osez-vous pas ? Vous êtesnombreux…

– Pour l’amour de Dieu, cria Montgomery, taisez-vous,Prendick !

– Prendick ! » appela Moreau.

Ils crièrent tous deux ensemble comme pour étouffer ma voix.Derrière eux, se précisaient les faces curieuses des monstres,leurs yeux interrogateurs, leurs mains informes pendantes, leursépaules contrefaites. Ils paraissaient, comme je me l’imaginais,s’efforcer de me comprendre, de se rappeler quelque chose de leurpassé humain.

Je continuai à vociférer mille choses dont je ne me souviens pas: sans doute que Moreau et Montgomery pouvaient être tués ;qu’il ne fallait pas avoir peur d’eux. Telles furent les idées queje révélai à ces monstres pour ma perte finale. Je vis l’être auxyeux verts et aux loques sombres, qui était venu au-devant de moi,le soir de mon arrivée, sortir des arbres et d’autres le suivrepour mieux m’entendre.

Enfin, à bout de souffle, je m’arrêtai.

« Écoutez-moi un instant, fit Moreau de sa voix ferme et brève,et après vous direz ce que vous voudrez.

– Eh bien ? » dis-je.

Il toussa, réfléchit quelques secondes, puis cria :

« En latin, Prendick, en mauvais latin, en latin de cuisine,mais essayez de comprendre. Hi non sunt homines, sunt animaliaquae nos habemus… vivisectés. Fabrication d’humanité. Je vousexpliquerai. Mais sortez de là.

– Elle est bonne ! m’écriai-je en riant. Ils parlent,construisent des cabanes, cuisinent. Ils étaient des hommes.Prenez-y garde que je sorte d’ici.

– L’eau, juste au-delà d’où vous êtes, est profonde… et il y ades requins en quantité.

– C’est ce qu’il me faut, répondis-je. Courte et bonne. Tout àl’heure. Je vais d’abord vous jouer un bon tour.

– Attendez. »

Il sortit de sa poche quelque chose qui étincela au soleil et iljeta l’objet à ses pieds.

« C’est un revolver chargé, dit-il. Montgomery va faire de même.Ensuite nous allons remonter la grève jusqu’à ce que vous estimiezla distance convenable. Alors venez et prenez les revolvers.

– C’est ça ; et l’un de vous en a un troisième.

– Je vous prie de réfléchir un peu, Prendick. D’abord, je nevous ai pas demandé de venir dans cette île. Puis, nous vous avionsdrogué la nuit dernière et l’occasion eût été bonne. Ensuite,maintenant que votre première terreur est passée et que vous pouvezpeser les choses – est-ce que Montgomery vous paraît être le typeque vous dites ? Nous vous avons cherché et pour votre bien,parce que cette île est pleine de… phénomènes hostiles. Pourquoitirerions-nous sur vous quand vous offrez de vous tuervous-même ?

– Pourquoi avez-vous lancé vos… gens sur moi, quand j’étais dansla hutte ?

– Nous étions sûrs de vous rejoindre et de vous tirer dudanger ; après cela, nous avons volontairement perdu votrepiste, pour votre salut. »

Je réfléchis. Cela semblait possible. Puis je me rappelaiquelque chose.

« Mais ce que j’ai vu… dans l’enclos…, dis-je.

– C’était le puma.

– Écoutez, Prendick, dit Montgomery. Vous êtes un stupideimbécile. Sortez de l’eau, prenez les revolvers et on pourracauser. Nous ne pouvons rien faire de plus que ce que nous faisonsMaintenant. »

Il me faut avouer qu’alors, et, à vrai dire, toujours, je meméfiais et avais peur de Moreau.

Mais Montgomery était un homme avec qui je pouvaism’entendre.

« Remontez la grève et levez les mains en l’air, ajoutai-je,après réflexion.

– Pas cela, dit Montgomery, avec un signe de tête explicatifpar-dessus son épaule. Manque de dignité.

– Allez jusqu’aux arbres, dans ce cas, s’il vous plaît.

– Quelles idiotes cérémonies ! » dit Montgomery.

Ils se retournèrent tous deux et firent face aux six ou septgrotesques bipèdes, qui étaient debout au soleil, solides, mobiles,ayant une ombre et pourtant si incroyablement irréels. Montgomeryfit claquer son fouet et, tournant immédiatement les talons, ilss’enfuirent à la débandade sous les arbres. Lorsque Montgomery etMoreau furent à une distance que je jugeai convenable, je revins aurivage, ramassai les revolvers et les examinai. Pour me satisfairecontre toute supercherie, je tirai sur un morceau de lave arrondieet eus le plaisir de voir la pierre pulvérisée et le sable couvertde fragments et de plomb.

Pourtant j’hésitai encore un moment.

« J’accepte le risque », dis-je enfin, et, un revolver à chaquemain, je remontai la grève pour les rejoindre.

« ça vaut mieux, dit Moreau, sans affectation, avec tout cela,vous avez gâché la meilleure partie de ma journée. »

Avec un air dédaigneux qui m’humilia, Montgomery et lui semirent à marcher en silence devant moi.

La bande des monstres, encore surpris, s’était reculée sous lesarbres. Je passai devant eux aussi tranquillement que possible.L’un d’eux fit mine de me suivre, mais il se retira quandMontgomery eut fait claquer son fouet. Le reste, sans bruit, noussuivit des yeux. Ils pouvaient sans doute avoir été des animaux.Mais je n’avais encore jamais vu un animal essayer de penser.

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