L’Île du docteur Moreau

Chapitre 4L’OREILLE POINTUE

Tout ce qui m’entourait me semblait alors fort étrange et maposition était le résultat de tant d’aventures imprévues que je nediscernais pas d’une façon distincte l’anomalie de chaque chose enparticulier. Je suivis la cage du lama que l’on dirigeait versl’enclos, et je fus rejoint par Montgomery qui me pria de ne pasfranchir les murs de pierre. Je remarquai alors que le puma dans sacage, et la pile des autres bagages avaient été placés en dehors del’entrée de l’enclos.

En me retournant, je vis qu’on avait achevé de décharger lachaloupe et qu’on l’avait échouée sur le sable. L’homme aux cheveuxblancs s’avança vers nous et s’adressa à Montgomery.

« Il s’agit maintenant de s’occuper de cet hôte inattendu.Qu’allons-nous faire de lui ?

– Il a de solides connaissances scientifiques, réponditMontgomery.

– Je suis impatient de me remettre à l’œuvre sur ces nouveauxmatériaux, dit l’homme en faisant un signe de tête du côté del’enclos, tandis que ses yeux brillaient soudain.

– Je le pense bien ! répliqua Montgomery d’un ton rienmoins que cordial.

– Nous ne pouvons pas l’envoyer là-bas, et nous n’avons pas letemps de lui construire une nouvelle cabane. Nous ne pouvons certespas non plus le mettre dès maintenant dans notre confidence.

– Je suis entre vos mains », dis-je.

Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire en parlant delà-bas.

« J’ai déjà pensé à tout cela, répondit Montgomery. Il y a machambre avec la porte extérieure…

– C’est parfait », interrompit vivement le vieillard.

Nous nous dirigeâmes tous trois du côté de l’enclos.

« Je suis fâché de tout ce mystère, monsieur Prendick – maisnous ne vous attendions pas. Notre petit établissement cache un oudeux secrets : c’est, en somme, la chambre de Barbe Bleue, mais, enréalité, ce n’est rien de bien terrible… pour un homme sensé. Mais,pour le moment… comme nous ne vous connaissons pas…

– Certes, répondis-je, je serais bien mal venu de m’offenser devos précautions. »

Sa grande bouche se tordit en un faible sourire et il eut unhochement de tête pour reconnaître mon amabilité. Il était de cesgens taciturnes qui sourient en abaissant les coins de la bouche.Nous passâmes devant l’entrée principale de l’enclos. C’était unelourde barrière de bois, encadrée de ferrures et solidement fermée,auprès de laquelle la cargaison était entassée ; au coin, setrouvait une petite porte que je n’avais pas encore remarquée.L’homme aux cheveux blancs sortit un trousseau de clefs de la pochegraisseuse de sa veste bleue, ouvrit la porte et entra. Ces clefset cette fermeture compliquée me surprirent toutparticulièrement.

Je le suivis et me trouvai dans une petite pièce, meubléesimplement, mais avec assez de confort et dont la porte intérieure,légèrement entrebâillée, s’ouvrait sur une cour pavée. Montgomeryalla immédiatement clore cette porte. Un hamac était suspendu dansle coin le plus sombre de la pièce, et une fenêtre exiguë sansvitres, défendue par une barre de fer, prenait jour du côté de lamer.

Cette pièce, me dit l’homme aux cheveux blancs, devait être monlogis, et la porte intérieure qu’il allait, par crainte d’accident,ajouta-t-il, condamner de l’autre côté, était une limite que je nedevais pas franchir. Il attira mon attention sur un fauteuil pliantinstallé commodément devant la fenêtre, et sur un rayon près duhamac, une rangée de vieux livres, parmi lesquels se trouvaientsurtout des manuels de chirurgie et des éditions de classiqueslatins et grecs – que je ne peux lire qu’assez difficilement.

Il sortit par la porte extérieure, comme s’il eût voulu éviterd’ouvrir une seconde fois la porte intérieure.

« Nous prenons ordinairement nos repas ici », m’appritMontgomery ; puis, comme s’il lui venait un doute soudain, ilsortit pour rattraper l’autre.

« Moreau ! » l’entendis-je appeler, sans, à ce moment,remarquer particulièrement ces syllabes.

Un instant après, pendant que j’examinais les livres, elles merevinrent à l’esprit. Où pouvais-je bien avoir entendu cenom ?

Je m’assis devant la fenêtre, et me mis à manger avec appétitles quelques biscuits qui me restaient.

« Moreau ?… »

Par la fenêtre, j’aperçus l’un de ces êtres extraordinairesvêtus de blanc, qui traînait une caisse sur le sable. Bientôt, ilfut caché par le châssis. Puis, j’entendis une clef entrer dans laserrure et fermer à double tour la porte intérieure. Peu de tempsaprès, derrière la porte close, je perçus le bruit que faisaientles chiens qu’on avait amenés de la chaloupe. Ils n’aboyaient pas,mais reniflaient et grondaient d’une manière curieuse. J’entendaisleur incessant piétinement et la voix de Montgomery qui leurparlait pour les calmer.

Je me sentais fort impressionné par les multiples précautionsque prenaient les deux hommes pour tenir secret le mystère de leurenclos. Pendant longtemps, je pensai à cela et à ce qu’avaitd’inexplicablement familier le nom de Moreau. Mais la mémoirehumaine est si bizarre que je ne pus alors rien me rappeler de cequi concernait ce nom bien connu. Ensuite, mes pensées setournèrent vers l’indéfinissable étrangeté de l’être difformeemmailloté de blanc que je venais de voir sur le rivage.

Je n’avais encore jamais rencontré de pareille allure, demouvements aussi baroques que ceux qu’il avait en traînant lacaisse. Je me souviens qu’aucun de ces hommes ne m’avait parlé,bien qu’ils m’eussent à diverses reprises examiné d’une façonsingulièrement furtive et tout à fait différente du regard franc del’ordinaire sauvage. Je me demandais quel était leur langage. Tousm’avaient paru particulièrement taciturnes, et quand ils parlaientc’était avec une voix des plus anormales. Que pouvaient-ils bienavoir ? Puis je revis les yeux du domestique mal bâti deMontgomery.

À ce moment même où je pensais à lui, il entra. Il étaitmaintenant revêtu d’un habillement blanc et portait un petitplateau sur lequel se trouvaient des légumes bouillis et du café.Je pus à peine réprimer un frisson de répugnance en le voyant faireune aimable révérence et poser le plateau sur la table devantmoi.

Je fus paralysé par l’étonnement. Sous les longues mèches platesde ses cheveux, j’aperçus son oreille. Je la vis tout à coup, trèsproche. L’homme avait des oreilles pointues et couvertes de poilsbruns très fins.

« Votre déjeuner, messié », dit-il.

Je le considérais fixement sans songer à lui répondre. Il tournales talons et se dirigea vers la porte en m’observant bizarrementpar-dessus l’épaule.

Tandis que je le suivais des yeux, il me revint en tête, parquel procédé mental inconscient, une phrase qui fit retourner mamémoire de dix ans en arrière. Elle flotta imprécise en mon espritpendant un moment, puis je revis un titre en lettres rouges : LEDOCTEUR MOREAU, sur la couverture chamois d’une brochure révélantdes expériences qui vous donnaient, à les lire, la chair de poule.Ensuite mes souvenirs se précisèrent, et cette brochure depuislongtemps oubliée me revint en mémoire, avec une surprenantenetteté. J’étais encore bien jeune à cette époque, et Moreau devaitavoir au moins la cinquantaine. C’était un physiologiste fameux etde première force, bien connu dans les cercles scientifiques pourson extraordinaire imagination et la brutale franchise aveclaquelle il exposait ses opinions. Était-ce le même Moreau que jevenais de voir ? Il avait fait connaître, sur la transfusiondu sang, certains faits des plus étonnants et, de plus, il s’étaitacquis une grande réputation par des travaux sur les fermentationsmorbides. Soudain, cette belle carrière prit fin ; il dutquitter l’Angleterre. Un journaliste s’était fait admettre à sonlaboratoire en qualité d’aide, avec l’intention bien arrêtée desurprendre et de publier des secrets sensationnels ; puis, parsuite d’un accident désagréable – si ce fut un accident – sabrochure révoltante acquit une notoriété énorme. Le jour même de lapublication, un misérable chien, écorché vif et diversement mutilé,s’échappa du laboratoire de Moreau.

Cela se passait dans la morte saison des nouvelles, et un habiledirecteur de journal, cousin du faux aide de laboratoire, en appelaà la conscience de la nation tout entière. Ce ne fut pas lapremière fois que la conscience se tourna contre la méthodeexpérimentale ; on poussa de tels hurlements que le docteurdut simplement quitter le pays. Il est possible qu’il ait méritécette réprobation, mais je m’obstine à considérer comme unevéritable honte le chancelant appui que le malheureux savant trouvaauprès de ses confrères et la façon indigne dont il fut lâché parles hommes de science. D’après les révélations du journaliste,certaines de ses expériences étaient inutilement cruelles. Ilaurait peut-être pu faire sa paix avec la société, en abandonnantces investigations, mais il dut sans aucun doute préférer sestravaux, comme l’auraient fait à sa place la plupart des gens quiont une fois cédé à l’enivrement des découvertes scientifiques. Ilétait célibataire et il n’avait en somme qu’à considérer sesintérêts personnels…

Je finis par me convaincre que j’avais retrouvé ce même Moreau.Tout m’amenait à cette conclusion. Et je compris alors à quel usageétaient destinés le puma et tous les animaux qu’on avait maintenantrentrés, avec tous les bagages, dans la cour, derrière mon logis.Une odeur ténue et bizarre, rappelant vaguement quelque exhalaisonfamilière, et dont je ne m’étais pas encore rendu compte, revintagiter mes souvenirs. C’était l’odeur antiseptique des sallesd’opérations. J’entendis, derrière le mur, le puma rugir, et l’undes chiens hurla comme s’il venait d’être blessé.

Cependant, la vivisection n’avait rien de si horrible – surtoutpour un homme de science – qui pût servir à expliquer toutes cesprécautions mystérieuses. D’un bond imprévu et soudain, ma penséerevint, avec une netteté parfaite, aux oreilles pointues et auxyeux lumineux du domestique de Montgomery. Puis mon regard erra surla mer verte, qui écumait sous une brise fraîchissante et lessouvenirs étranges de ces derniers jours occupèrent toutes mespensées.

Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Un enclos fermé surune île déserte, un vivisecteur trop fameux et ces êtres estropiéset difformes ?

Vers une heure, Montgomery entra, me tirant ainsi du pêle-mêled’énigmes et de soupçons où je me débattais. Son grotesquedomestique le suivait portant un plateau sur lequel se trouvaientdivers légumes cuits, un flacon de whisky, une carafe d’eau, troisverres et trois couteaux. J’observai du coin de l’œil l’étrangecréature tandis qu’il m’épiait aussi avec ses singuliers yeuxfuyants. Montgomery m’annonça qu’il venait déjeuner avec moi, maisque Moreau, trop occupé par de nouveaux travaux, ne viendraitpas.

« Moreau ! dis-je, je connais ce nom.

– Comment ?… Ah ! bien, du diable alors ! Je nesuis qu’un âne de l’avoir prononcé, ce nom ! J’aurais dû ypenser. N’importe, comme cela, vous aurez quelques indices de nosmystères. Un peu de whisky ?

– Non, merci – je ne prends jamais d’alcool.

– J’aurais bien dû faire comme vous. Mais maintenant… À quoi bonfermer la porte quand le voleur est parti ? C’est cetteinfernale boisson qui m’a amené ici… elle et une nuit debrouillard. J’avais cru à une bonne fortune pour moi quand Moreaum’offrit de m’emmener. C’est singulier…

– Montgomery, dis-je tout à coup, au moment où la porteextérieure se refermait, pourquoi votre homme a-t-il des oreillespointues ? »

Il eut un juron, la bouche pleine, me regarda fixement pendantun instant et répéta :

« Des oreilles pointues ?…

– Oui, continuai-je, avec tout le calme possible malgré ma gorgeserrée, oui, ses oreilles se terminent en pointe et sont garniesd’un fin poil noir. »

Il se servit du whisky et de l’eau avec une assurance affectéeet affirma :

« Il me semblait que… ses cheveux couvraient ses oreilles.

– Sans doute, mais je les ai vues quand il s’est penché pourposer sur la table le café que vous m’avez envoyé ce matin. Deplus, ses yeux sont lumineux dans l’obscurité. »

Montgomery s’était remis de la surprise causée par maquestion.

« J’avais toujours pensé, prononça-t-il délibérément et enaccentuant son zézaiement, que ses oreilles avaient quelque chosede bizarre… La manière dont il les couvrait… À quoiressemblaient-elles ?

La façon dont il me répondit tout cela me convainquit que sonignorance était feinte. Pourtant, il m’était difficile de lui direqu’il mentait.

« Elles étaient pointues, répétai-je, pointues… plutôt petites…et poilues… oui, très distinctement poilues… mais cet homme, toutentier, est bien l’un des êtres les plus étranges qu’il m’ait étédonné de voir. »

Le hurlement violent et rauque d’un animal qui souffre nous vintde derrière le mur qui nous séparait de l’enclos. Son ampleur et saprofondeur me le fit attribuer au puma. Montgomery eut unsoubresaut d’inquiétude.

« Ah ! fit-il.

– Où avez-vous rencontré ce bizarre individu ?

– Euh… euh… à San Francisco… J’avoue qu’il a l’air d’une vilainebrute… À moitié idiot, vous savez. Je ne me rappelle plus d’où ilvenait. Mais, n’est-ce pas, je suis habitué à lui… et lui à moi.Quelle impression vous fait-il ?

– Il ne fait pas l’effet d’être naturel. Il y a quelque chose enlui… Ne croyez pas que je plaisante… Mais il donne une petitesensation désagréable, une crispation des muscles quand ilm’approche. Comme un contact… diabolique, en somme… »

Pendant que je parlais, Montgomery s’était interrompu demanger.

« C’est drôle, constata-t-il, je ne ressens rien de tout cela.»

Il reprit des légumes.

« Je n’avais pas la moindre idée de ce que vous me dites,continua-t-il la bouche pleine. L’équipage de la goélette… dutéprouver la même chose… Ils tombaient tous à bras raccourcis sur lepauvre diable… Vous avez vu, vous-même, le capitaine ?… »

Tout à coup le puma se remit à hurler et cette fois plusdouloureusement. Montgomery émit une série de jurons à voix basse.Il me vint à l’idée de l’entreprendre au sujet des êtres de lachaloupe, mais la pauvre bête, dans l’enclos, laissa échapper unesérie de cris aigus et courts.

« Les gens qui ont déchargé la chaloupe, questionnai-je, dequelle race sont-ils ?

– De solides gaillards, hein ? » répondit-il distraitement,en fronçant les sourcils, tandis que l’animal continuait àhurler.

Je n’ajoutai rien de plus. Il me regarda avec ses mornes yeuxgris et se servit du whisky. Il essaya de m’entraîner dans unediscussion sur l’alcool, prétendant m’avoir sauvé la vie avec ceseul remède, et semblant vouloir attacher une grande importance aufait que je lui devais la vie. Je lui répondais à tort et à traverset bientôt notre repas fut terminé. Le monstre difforme auxoreilles pointues vint desservir et Montgomery me laissa seul ànouveau dans la pièce. Il avait été, pendant la fin du repas, dansun état d’irritation mal dissimulée, évidemment causée par les crisdu puma soumis à la vivisection ; il m’avait fait part de sonbizarre manque de courage, me laissant ainsi le soin d’en faire lafacile application.

Je trouvais moi-même que ces cris étaient singulièrementirritants, et, à mesure que l’après-midi s’avançait, ilsaugmentèrent d’intensité et de profondeur. Ils me furent d’abordpénibles, mais leur répétition constante finit par me bouleversercomplètement. Je jetai de côté une traduction d’Horace quej’essayais de lire et, crispant les poings, mordant mes lèvres, jeme mis à arpenter la pièce en tous sens.

Bientôt je me bouchai les oreilles avec mes doigts.

L’émouvant appel de ces hurlements me pénétrait peu à peu et ilsdevinrent finalement une si atroce expression de souffrance que jene pus rester plus longtemps enfermé dans cette chambre. Jefranchis le seuil et, dans la lourde chaleur de cette find’après-midi, je partis ; en passant devant l’entréeprincipale, je remarquai qu’elle était de nouveau fermée.

Au grand air, les cris résonnaient encore plus fort ; oneût dit que toute la douleur du monde avait trouvé une voix pours’exprimer. Pourtant, il me semble – j’y ai pensé depuis – quej’aurais assez bien supporté de savoir la même souffrance près demoi si elle eût été muette. La pitié vient surtout nous bouleverserquand la souffrance trouve une voix pour tourmenter nos nerfs. Maismalgré l’éclat du soleil et l’écran vert des arbres agités par unedouce brise marine, tout, autour de moi, n’était que confusion, et,jusqu’à ce que je fusse hors de portée des cris, des fantasmagoriesnoires et rouges dansèrent devant mes yeux.

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